Il
y a chez bon nombre d’entre nous une soif jamais inassouvie de tout régler par
des lois, des chartes, des règlements, des décisions de cour, etc. Pourtant, le
rejet de la Cour
d’appel fédérale à Ottawa d’un appel du gouvernement relativement à
l’interdiction du niqab lors de cérémonies de citoyenneté, a plongé le pays en
pleine campagne électorale dans la confusion. Les trois juges de la Cour
fédéral ont rendu jugement sur le banc, affirmant qu’ils souhaitaient procéder
rapidement afin de permettre à Zunera Ishaq d’obtenir sa citoyenneté à temps
pour pouvoir voter aux élections fédérales du 19 octobre. La
Pakistanaise d'origine devenait ainsi un personnage central de la campagne
électorale, bien malgré elle.
Les
tenants du droit à la liberté de conscience et de religion, dont le chef
libéral Justin Trudeau et celui du NPD, Thomas Mulcair, entendent respecter la décision de la Cour
d’appel; conservateurs et bloquistes, eux, contestent le jugement du tribunal. «
Quand vous vous joignez à la famille
canadienne, lors d’une cérémonie de citoyenneté, il est essentiel qu’à ce
moment vous vous révéliez aux Canadiens. Et c’est une position largement
appuyée par les Canadiens », a fait valoir Stephen Harper. Conservateurs et
Bloquistes font alliance et refusent qu’une demanderesse de citoyenneté prête
serment voilée. Les Bloquistes applaudissent aux chiffres de la Boussole
électorale de Radio-Canada révélant que c’est le Québec qui remporte la palme
de l’opposition au fait de prêter serment de citoyenneté à visage couvert, avec
89% des répondants se disant fortement en désaccord avec cette pratique. Libéraux et néodémocrates défendent, eux, les
droits et libertés individuelles de ces femmes voilées et les deux partis
annuleraient l’appel du fédéral en Cour suprême s’ils étaient portés au
pouvoir. Ce sont des partisans des accommodements religieux qui ont une
confiance aveugle en la capacité des tribunaux de décider où tracer la ligne.
Les parlementaires n’auraient ni la capacité ni la légitimité pour agir. Telle
est la position de Thomas Mulcair et de Justin Trudeau.
Dans
une chronique sur le sujet, le chroniqueur du Devoir, Christian Rioux, parle de « rupture anthropologique » (Le
Devoir du 9 octobre dernier). Il a parfaitement raison puisque la controverse
nous confronte à deux conceptions de l’être humain qui, il va de soi, à des
conséquences au plan de la philosophie politique, du moins en ce qui concerne
le débat connu entre philosophes « libéraux », d’une part, et « communautariens
», d’autre part. Le philosophe politique américain à l’université Harvard,
Michael Sandel (1953- ) fait si l’on veut
partie du second camp. Il s’est fait connaître par la publication en 1982 Le libéralisme et les limites de la justice
(1982), où il porte un regard critique sur l’œuvre de ce que plusieurs tiennent
comme le plus grand philosophe politique du XXe siècle, John Rawls (1921-2002)
- si par « plus grand », on veut bien entendre à la fois le plus commenté,
discuté et critiqué. Rawls est en effet l’auteur d’un essai marquant en
philosophie politique, Une théorie de la
justice (1971).
Or,
justement, dans cet essai, Rawls écrit : « Le moi est premier par rapport
aux fins qu’il défend. » Ce qui signifie que nous serions nos fins,
c’est-à-dire nos valeurs, nos buts, nos croyances, nos projets de vie, etc.,
qui manifestent ce que nous sommes apparemment, mais notre capacité de choisir. Nous serions ainsi des personnes marqués par
nos choix que nous faisons tout au cours de notre existence. En somme, Rawls
propose une conception de la personne humaine parfaitement dépouillée,
désincarnée, « désencombrée » comme dit Sandel. Nos valeurs, nos croyances,
notre expérience de vie, nos traditions, notre culture, etc., deviennent ainsi
chez Rawls des éléments secondaires, voire accessoires, pour qui nous sommes
vraiment, à savoir des êtres pouvant faire des choix.
Ceux
qui, comme les « libéraux » Mulcair et Trudeau, définissent les citoyens comme
étant des personnes dotées de droits et libertés, indépendamment de leurs
croyances, valeurs, traditions, etc., sont d’accord avec Rawls contre Sandel.
Ce dernier s’est élevé contre l’anthropologie rawlsienne désincarnée. Car, il
faut le dire, la personne humaine n’est selon Rawls qu’une pure
abstraction : une personne rationnelle capable de faire des choix
rationnels. En cela, Rawls s’est fait le porte-parole au XXe siècle du
philosophe allemand des Lumières, Emmanuel Kant (1724-1804), pour qui, la
raison subordonne tout, entre autres la tradition, les valeurs, la culture. Les
« libéraux », partisan du libéralisme en philosophique, sont ceux et celles qui
défendent la liberté à tout crin de telle manière que l’État ne doit en aucune
façon imposer une conception de la vie bonne (porter ou non un niqab). Les
libéraux au sens large, philosophique du terme, adoptent cette profession de
foi attribuée à Voltaire : « Je ne
suis pas d’accord avec ce que vous dites, mais je me battrai jusqu’à la mort
pour que vous ayez le droit de le dire. » Ainsi, ce n’est pas tant la
croyance musulmane de Zunera
Ishaq que défendent Mulcair et Trudeau ainsi que leurs partisans, mais le simple
droit de l’exprimer. Harper et Duceppe, eux, sont d’avis que le droit à la
liberté de conscience et de religion ne doit pas prévaloir sur les traditions
et la culture existantes. Ils se rangent tous deux dans le camp de Sandel,
celui du « communautarisme ».
Or, il faut dire que la philosophie «
libérale » a soufflé fort sur le Québec depuis la Révolution tranquille. Sur la
tradition religieuse catholique en particulier qui en a pris un sacré coup.
Mais les Québécois ont rejeté massivement la défunte charte de la laïcité
québécoise du Parti Québécois, pilotée par Bernard Drainville, qui fut un
modèle « libéral » (à la sauce rawlsienne) du genre. Ce qui signifie que les
Québécois reconnaissent les valeurs culturelles et historiques de leur
communauté. Ils sont prêts à reconnaître l’importance de la religion de leur
ancêtre et, même s’ils ne connaissent plus le sens du crucifix, ils ne sont pas
prêts à le déplacer de son trône à l’Assemblée nationale, même si ce signe
religieux fait horreur aux « libéraux » purs et durs. Les Québécois seraient
plus « conservateurs » qu’ils ne le croient. À preuve, ils défendent bec et
ongles à leur identité française. En somme, ils ne sont aucunement enclins à
passer sous silence les formes extrêmes que peut prendre le culte des droits et
libertés, au-delà des traditions communes. L’égalité homme-femme est devenue
pour eux un acquis communautaire qui les définit dans leur identité propre. Le
port du voile intégral va à l’encontre de cet acquis culturel. Leur antécédent
religieux catholique les engage à être des personnes à part entière, homme et
femme. Après tout, Dieu créa l’homme et la femme à son image. Ce sont tous des
enfants de Dieu. Aussi, les religieux d’aujourd’hui portent un habit simple et
sobre, avec pour seul signe distinctif une petite croix. Adieu voiles et
cornettes d’autrefois. Le religieux ou la religieuse est désormais partie
prenante de la société, des hommes et des femmes laïques : c’est en somme
ce que les Québécois demandent aux religieux venus d’une autre tradition
religieuse. En devenant citoyen de leur beau pays, ils leur demandent seulement
de partager un minimum de valeurs communes.
La philosophie libérale des droits et libertés n’est pas
mauvaise en soi. Elle permet de protéger les minorités confrontées au pouvoir souvent
exorbitant de la majorité. Mais il ne faut pas qu’inversement la minorité
exerce le pouvoir contre la majorité. En somme, il faut un juste milieu. C’est ce qu’enseignait jadis Aristote. Le législateur
doit toujours avoir dans sa mire le juste milieu. Il doit en somme faire preuve
de sagacité, vertu morale et politique par excellence. C’est ce que défend
Sandel contre Rawls. Le bien (la vertu) doit l’emporter sur le juste (les
droits et libertés).
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