vendredi 23 décembre 2011

L'AGAPÈ-CHARITÉ: POUR L'ABBÉ GRAVEL

Tout l'or qui est sur terre ou sous terre ne vaut pas la vertu.
Platon, Les lois


Les délits en matière sexuelle reprochés à certains frères de la Congrégation de Sainte-Croix tombent sous les sanctions prévues aux articles 151 à 153 du Code criminel canadien prévoyant des peines pouvant aller jusqu’à dix ans d’emprisonnement. Les actes de pédérasties sont ainsi sanctionnées par contravention, non pas à la loi naturelle, doctrine morale officielle de l’Église catholique, mais au système canadien des droits. Ce qu’on comprend, c’est que la Congrégation de Sainte-Croix a conclu une entente avec les représentants des 225 victimes pour verser un montant de 18 millions de dollars en guise d’indemnisation financière.

L’abbé Gravel conteste avec raison l’entente précédente puisqu’elle pénalise toute une communauté pour les écarts de conduite en matière sexuelle d’une minorité seulement de religieux.

            Pourquoi protéger ces religieux tenus criminellement responsables de leur déviance en leur évitant à tout prix l’emprisonnement tout en faisant payer d’un fardeau excessif la vaste majorité de ces religieux qui ont mené une vie de pauvreté sous l’idéal de la charité? La Congrégation de Sainte-Croix me paraît endosser une justice pénale à deux vitesses, l’une pour les religieux, l’autre pour monsieur-et-madame-tout-le-monde.

            Pourquoi, par ailleurs, les victimes ont-elles accepté cette entente financière dégradante pour elles? Comme si l’argent pouvait rétablir leur dignité. On ne peut pas faire ici abstraction du fait que, dans notre société mercantile, tout à un prix, même les pires bassesses. Il y a quelques siècles en Occident, au nom de la «loi naturelle», on châtrait les pédérastes reconnus coupables de «crimes contre-nature». À en croire Michael Walzer dans La soif du gain (L’Herne, 2010), aujourd’hui, le vice le plus répandu est celui la cupidité. Il a bien raison. La crise financière qui secoua en 2008 le capitalisme mondial n’a pas d’autre cause que l’avidité des banquiers de Wall Street. Voilà le cri de ralliement du mouvement des indignés d’Occupons Wall Street : abats la cupidité des banquiers!

            Je ne fais pas du coq à l’âne, car c’est dans ce contexte d’une civilisation fondée sur la cupidité que prend place l’entente historique survenue entre la Congrégation de Sainte-Croix et les victimes d’abus sexuels. Or, le contraire de la cupidité, c’est la vertu de générosité. Le don, en un mot. C’est-à-dire, d’abord et avant tout, le pardon. Or, il n’y a rien de plus coûteux et de plus exigeant que le pardon. Car le pardon est le don total. Il ne peut être que le fait de l’inculpé et de la victime. La victime, elle, par désir que justice soit faite, ne veut pas pardonner. On peut la comprendre. Mais le pardon efface tout. C’est l’acte d’amour parfait. Dans l’éthique chrétienne, c’est la vertu agapè-charité. Je ne prise guère le mot «charité» car il renvoie trop souvent à l’aumône fait aux pauvres, et encore ici, il s’agit de l’argent et de son pouvoir trompeur.

Pardonner, c’est donner la possibilité à l’autre de redémarrer. En pardonnant, on espère que l’autre repartira meilleur. La vertu d’agapè-charité est donc étroitement liée à l’espérance, cette autre vertu chrétienne dite «théologale», car elle viendrait de Dieu. L’amour-charité-espérance constitue, en effet, la plus haute des vertus, entre autres par rapport à celle de justice. J’aimerais bien que mon Église rappelle ces vérités inestimables plutôt que de conforter l’esprit cupide du monde actuel en achetant à prix fort la paix. Je crois que c'est ce que cherche à nous dire l'abbé Gravel et l'on ne peut que l'en remercier.

dimanche 18 décembre 2011

COUP DE GUEULE: ADIEU PHILOCÉGEP!

Cher Zénon,
J’ai décidé de claquer une fois pour toutes la porte de Philocégep (le réseau social des profs des cégeps) où une bonne douzaine de collègues du réseau seulement sur près de 300 inscrits interviennent sur divers sujets d’intérêts principalement pédagogiques pour l’enseignement de la philosophie au collégial.
Je quitte Philocégep car je conspue le règne de la pensée unanime, le prêt-à-penser, les propos rose-bonbon petit-patapon où tout le monde-danse-en-rond car tout-le-monde-est-beau-et-gentil. Propos irrespirables.
Plusieurs se féliciteront de mon départ, lançant un soupir de soulagement, car j’étais le mouton noir, leur bête noire, l’ennemi à abattre. En fait, Philocégep est un vieux cheval paresseux et, comme le taon, qui essaie de le réveiller, je forçais mes collègues à se remettre en question. Or, c’est là une affaire hautement périlleuse. Socrate l’a fatalement comprise. Aussi, avant qu’on m’accuse moi aussi d’impiété, non envers la religion, mais envers l’anti-religion de Philocégep, dont le dieu principal est le naturalisme, je tire ma révérence. D’ailleurs, certains commençaient à faire preuve à mon endroit d’intimidation et menaces. Merci Marjorie Raymond : tu m’as ouvert les yeux. Ton suicide n’aura pas été vain.
Zénon, je te quitte en te laissant méditer ces quelques lignes du regretté Pierre Falardeau :
«À force de t’faire traiter comme un chien, tu finis par mordre comme un chien… J’écris pour m’en sortir. Avec rage. Comme un chien. En mordant les bâtards qui me donnent des coups de pied avec mépris. Pour couper la parole à ceux qui, individuellement ou collectivement, nous traitent de vauriens. Eux qui croient valoir quelque chose parce qu’ils ont l’argent, un habit trois-pièces, la certitude de tout savoir, le petit pouvoir des maîtres et des contremaîtres. J’écris pour ne pas me laisser abattre. Pour ne pas déprimer. Pour me sentir moins impuissant, moins seul. Au cas où nous serions quelques autres. Parce qu’il y a les gros et les petits et que ramper n’est pas le lot des petits.» (La liberté n’est pas une marque de yogourt, TYPO, 2009, p. 13.)

samedi 26 novembre 2011

C.S. LEWIS EST-IL DANGEREUX? L'ARGUMENT SURNATURALISTE TIRÉ DE LA RAISON

«Lorsqu’on entend parler d’une nouvelle tentative d’expliquer la raison, le langage ou la liberté en termes naturalistes, nous devons réagir comme si on nous annonçait que quelqu’un vient de découvrir la quadrature du cercle ou de démontrer que la racine carrée de 2 est un nombre rationnel. Un soupçon de curiosité suffit quant à la manière dont cette erreur s’est produite sans qu’on s’en soit rendu compte.»
Peter Geach, The Virtues
Clive Staples Lewis  (1898-1963)

Dans le dernier chapitre de The Last Word, portant sur le naturalisme et la religion, Thomas Nagel parle de sa propre peur à l’égard de la religion. Il écrit :
Je parle d’expérience puisque je suis moi-même vivement en proie à cette peur. Je souhaite de tout mon cœur que l’athéisme soit vrai, et ce qui me chicote le plus c’est que certaines des personnes les plus intelligentes et les plus avisées que je connaisse soient croyantes. Ce n’est pas tant que je ne crois pas en Dieu et que j’espère que j’ai raison d’être incroyant. J’espère seulement que Dieu n’est pas. Je répugne à l’idée qu’il existe, et je ne souhaite en aucune manière qu’un tel état de choses soit.[1] 
L’un de ces intellectuels qui donne la frousse à Nagel ainsi qu’à d’autres athées, c’est sans aucun doute l’auteur des Chroniques de Narnia, Clive Staples Lewis (1898-1963). Ceux et celles qui connaissent C.S. Lewis savent qu’il fut un habile et intelligent apologète chrétien. À cet égard, on lui doit, entre autres, trois essais majeurs : The Problem of Pain (1940), Miracles (1947) et Mere Christianity (1952).
            C’est dans le second de ces essais, le chapitre 3 en particulier de Miracles, intitulé «La difficulté majeure du naturalisme», que Lewis défend un argument en faveur de l’existence de Dieu tiré de la raison. Je voudrais examiner dans les quelques lignes qui suivent la force de cet argument, et me demander si l’athée a raison de le craindre. En fait, contrairement au témoignage de Nagel, le doute n’a aucune prise sur la foi inébranlable de nombreux athées à l’égard du naturalisme. Aujourd’hui, le naturalisme ainsi que le matérialisme ont le vent dans les voiles, et il n’est pas encore né celui ou celles qui fera trembler de crainte leurs adeptes. Aussi, je ne me berce pas d’illusions et me contenterai ici de présenter l’argument de Lewis.
Le naturalisme, pour le dire rapidement, c’est la conception ontologique (métaphysique) de l’univers voulant que l’univers matériel constitue tout ce qui existe de telle sorte que tout phénomène est susceptible de recevoir une explication réductible à des particules élémentaires spatio-temporels. En somme, pour un adepte du naturalisme, l’univers est comparable à une boîte. Tout ce qui se trouve à l’intérieur de la boîte est causé ou s’explique par autres choses plus élémentaires qui existent à l’intérieur de la boîte. Rien, incluant Dieu, n’existe en dehors de la boîte, de l’univers ou de la nature, qui aurait une explication causale de ce qui se trouve dans la boîte.
Je concède d’emblée que la définition précédente du naturalisme comporte des failles. Mais je ne m’en excuse pas puisque la définition même du naturalisme est sujette à controverse, aucune définition ne faisant consensus. Le Petit Robert nous dit que le naturalisme en philosophie constitue la «doctrine selon laquelle rien n'existe en dehors de la nature, qui exclut le surnaturel.» Que doit-on comprendre par cette définition? Prenons la culture : la chanson, l’écriture, les traditions, les mœurs, etc. Qu’en dirait un adepte du naturalisme? La culture fait-elle ou non partie de la nature ou a-t-elle seulement un statut surnaturel? Qu’est-ce qui est surnaturel, et qu’est-ce qui ne l’est pas? L’esprit humain, par exemple, est-il surnaturel? Selon la définition donnée précédemment, le naturalisme soutient que l’esprit humain est un phénomène naturel – donc, l’esprit se trouve dans la boîte -, de telle sorte qu’il s’explique au moyen d’éléments de nature matériel. Donc, l’esprit, pour un naturaliste, n’existe pas en dehors de la boîte. Démocrite, sans doute le premier de tous les naturalistes, étaient d’avis que l’esprit, comme le corps, est réductible à des particules élémentaires qu’ils appelaient «atomes». Comme on le constate, le naturalisme est, au plan ontologique, un matérialiste. Or, le matérialisme est l’exact opposé de l’idéalisme. Évidemment, pour le naturalisme, la seule chose en dehors de la boîte qui, par conséquent, n’existe pas, c’est Dieu. Le croyant, donc, qui croit en Dieu, est dès lors baptisé de surnaturaliste.
Le dogme inébranlable du naturalisme veut donc qu’il n’y ait rien en dehors de la nature – de la fameuse boîte «noire» – qui existe et que tout s’explique par ce qui se trouve à l’intérieur. Pour réfuter le naturalisme, il suffit donc de prouver qu’il existe quelque chose qui ne s’explique pas par la nature. C’est ce que prétend Lewis dans «La difficulté majeure du naturalisme», le troisième chapitre de Miracles. L’apologète chrétien soutient que la raison humaine n’est pas explicable ou réductible à des processus neurobiologiques, comme le prétend bon nombre de philosophes naturalistes et matérialistes actuels, dont Richard Rorty. Par exemple, dans L’Homme spéculaire, Rorty écrit : 
Toute parole, pensée, théorie, poème, composition ainsi que tout philosophème sera un jour prévisible en termes purement naturalistes. Quelque approche (à base d’atomes-et-de-vide) des microprocès qui traversent les êtres humains permettra alors de prédire tous les sons et les signes dont ils sont la source. Il n’est point de fantômes.[2] 
Lewis soutient lui aussi qu’il n’y a pas de fantômes. Il soutient en particulier que si le naturalisme est vrai, alors il est certainement faux ! En somme, la croyance au naturalisme s’auto-réfute. L’argument de Lewis se base sur la raison humaine : nos capacités humaines rationnelles démontrent que le naturalisme, faisant appel à ses capacités en soutenant qu’elles résultent d’événements matériels, commet une sorte de pétition de principe. C’est-à-dire : on ne peut pas expliquer la cause naturelle de la raison car, ce faisant, on la présuppose. En fait, la raison ne s’explique pas naturellement ; par conséquent, elle n’appartient pas à la nature, au sens où elle résulterait d’événements matériels, biologiques et chimiques en particulier; selon Lewis, la raison serait issue de Dieu. Voilà l’essentiel de l’argument surnaturaliste de Lewis. Je vais maintenant tenter de l’expliquer à ma manière.
L’argument naturaliste
Je vais débuter par le cas étonnant, voire étrange, mais fictif, de Gontran. Gontran croit qu’il a une lésion cérébrale. Après un examen neurologique, son neurologue lui apprend qu’il a effectivement une lésion cérébrale. Le neurologue l’informe que l’étrange symptôme de ce type de lésion cérébrale est que le patient croit qu’il est vrai qu’il a une lésion cérébrale. Donc, Gontran croit en toute vérité qu’il a une lésion cérébrale. Or, même s’il est vrai que Gontran ait bel et bien une lésion au cerveau, il ne s’ensuit pas que Gontran sache qu’il soit victime d’une telle lésion. Son cas illustre le fait que la croyance vraie de Gontran, causée par la lésion cérébrale en question, repose sur un phénomène indépendant de Gontran, à l’œuvre à son insu. Par conséquent, même si la croyance de Gontran est «vraie», on ne peut pas dire à strictement parler que Gontran sache qu’il ait une lésion cérébrale.
Ce cas étrange, digne d’Edmund Gettier, illustre à l’évidence qu’une croyance peut être vraie, mais ne saurait constituer une connaissance en bonne et due forme. La croyance vraie de Gontran s’est pour ainsi dire produite à son insu. Gontran ne savait pas, avant que son neurologue le lui apprenne, que sa croyance vraie était causée par la lésion cérébrale en question.
À mon avis, on a là un exemple probant illustrant l’argument surnaturaliste de Lewis. Ce dernier insiste pour dire que quand bien même le naturaliste croit qu’il est vrai qu’un événement mental n’est qu’un événement matériel, cette croyance n’est vraie qu’à son insu, de sorte qu’à proprement parler le naturalisme ne sait pas ce qu’il prétend savoir.
Le naturaliste se retrouve donc dans une situation similaire à celle de Gontran au sens où il croit que des processus neurologiques causent ses pensées et autres états mentaux. Il croit que l’évolution a engendré toute la gamme de son univers mental ; que la loi de la survie a produit l’intelligence et la raison humaine, etc. Or, selon le surnaturaliste, non seulement il ne sait rien de tout cela ; pire, il a tout faux. Gontran apprend de la part du neurologue que sa croyance vraie est causée par la lésion. Dans le cas du naturaliste, il n’y a personne, rien dans la nature – le «Système total de la Nature», comme l’appelle Lewis – la fameuse boîte contenant tout ce qui est - qui puisse lui dire que sa croyance est vraie, si ce n’est la raison elle-même.
Voici comment le penseur naturaliste raisonne. La nature, assure-t-il, vise l’utilité, c’est-à-dire la survie. Par conséquent, continue-t-il, la nature vise le vrai, car ce qui est utile est vrai. Examinons le raisonnement du naturalisme au moyen des trois propositions suivantes.
(1)   La nature vise l’utilité, c’est-à-dire la survie.
(2)   L’utilité vise la vérité.
(3)   Par conséquent, la nature vise la vérité. 
Critique de l'argument naturaliste
Même si le raisonnement précédent est déductivement valide (si p implique q, et que q implique r, alors p implique r; c'est l'inférence connue sous le vocable du «syllogisme hypothétique»), la difficulté majeure porte sur la prémisse (2) : comment le naturaliste sait-il que l’utilité soit gage de vérité ? Éliminer les plus faibles de la société, comme le recommandait le darwinisme social d’Herbert Spencer, voire l’eugénisme, paraissent être utiles à la société. Est-ce vrai ? Plus généralement, est-il vrai que la nature, dénuée de toute intentionnalité, vise le vrai ? Darwin lui-même en doutait dans une lettre troublante datant du 3 juillet 1881 à William Graham, auteur d’un essai intitulé Le Credo de la science. Darwin écrit : 
«Mais alors avec moi le même horrible doute surgit toujours : les convictions de la pensée de l’homme, qui s’est développée à partir de la pensée des animaux inférieurs, ont-elles une valeur quelconque, méritent-elles aucune confiance ? Qui voudrait prêter confiance aux convictions de la pensée d’un singe, s’il y a des convictions quelconques dans une pensée de ce genre ?»[3] 
Darwin doute que «les convictions de la pensée d’un singe», qui auraient conduit à celles de l’homme, à celles de l’Homo sapiens, visaient le vrai. À plus forte raison, comment la Nature elle-même, un ensemble de forces aveugles et soumises au hasard, peut-elle viser le vrai - «…s’il y a des convictions quelconques dans une pensée de ce genre ?» Le naturaliste le décrète tout simplement : l’utilité, c’est-à-dire ce qui sert à la survie de l’espèce, est garante de la vérité. Pour ce faire, remarquons bien ce qui se passe : le penseur naturaliste use de la raison ; il raisonne. Il s’efforce de bien penser. En somme, il s’efforce d’être logique.
Il convient de rappeler que la logique est la science qui enseigne la manière de bien raisonner, c’est-à-dire de distinguer les inférences valides de celles qui ne le sont pas. Ou bien, autre formulation, la logique étudie, non pas la vérité des prémisses, mais la transmission de la vérité des prémisses vers la conclusion. En ce sens, la logique concerne la conservation de la vérité dans les arguments.
Le penseur naturaliste raisonne donc. Il vise à transférer la vérité de ses prémisses à la conclusion. Or, la conclusion (3) précédente, à l’effet que la nature vise la vérité, n’est pas, pour le moins, évidente. La vérité des prémisses (1) et (2) doivent permettent de conclure à la vérité de (3). Le problème, comme on l’a vu, c’est que la prémisse (2) est difficilement acceptable, c’est-à-dire certainement fausse. Donc, puisque (2) est fausse, le raisonnement du naturaliste s’écroule.
Le penseur naturaliste raisonne, et il croit – que, dis-je, il est convaincu dur comme fer - que cette activité est visée par la nature. Qu’il raisonne, c’est un fait indubitable. Cependant, ce qui est faux, c’est que la nature vise le raisonnement et, donc, la vérité.

L'argument surnaturaliste
Lewis est d’avis que seule la RAISON – qui vient de Dieu, subsistant en dehors de la boîte, à l’extérieure de la nature – permet de savoir quoi que ce soit. Comme on l’a vu, la croyance du naturalisme à l’effet que le raisonnement est engendré par la nature grâce à la lutte pour la survie.
Lorsque nous raisonnons, nous recherchons la vérité, c’est-à-dire le savoir. Le naturalisme, tout autant que le surnaturaliste, s’attache à la vérité ; elle leur importe plus que tout, malgré les dénégations du naturalisme qui clame, dans une veine évolutionniste, que l’important c’est le comportement utile, c’est-à-dire adapté à la survie. Or, la recherche de l’utilité (de la survie) n’est pas la vérité. La réplique du naturalisme consiste à dire que l’utilité vise la vérité. Mais peut-être se trompe-t-il car l’évolution ne vise pas la vérité, comme Darwin lui-même s’en afflige. L’évolution ne planifie rien, pas même la vérité. L’évolution résulte du hasard, de l’environnement, des forces aveugles de la nature. Or, raisonner, déduire, faire des inférences, implique la vérité et vise à la conserver. En somme, la raison humaine est de nature téléologique. C’est pourquoi Lewis dit que le naturalisme s’auto-réfute : en croyant que la naturaliste dit vrai, à savoir que sa croyance est de nature matérielle, elle est en réalité de nature téléologique.
D’ailleurs, selon le surnaturaliste, la conclusion fausse (3) du raisonnement du penseur naturaliste constitue bel et bien l’expression d’un état mental et non d’un simple événement matériel, parce que cet état mental possède une propriété éminente que ne possède pas un événement matériel, à savoir l’intentionnalité, c’est-à-dire «être à propos de quelque chose d’autre», propriété mise en évidence par le philosophe autrichien Franz Brentano (1838-1917). Dans la même veine, Lewis écrit:
«Les actes de pensées sont indubitablement des événements, mais d’un genre très spécial. Ils concernent quelque chose d’autre qu’eux-mêmes et peuvent être vrais ou faux. Les événements en général ne concernent pas quelque chose et ne peuvent pas être vrais ou faux.»[4] 
En somme, seuls des esprits qui raisonnement traitent de réalités se trouvant en dehors d’eux-mêmes, réalités qui sont susceptibles d’être vraies ou fausses. Encore une fois, le naturaliste, tout comme le surnaturaliste, est engagé dans la recherche de la vérité sur faisant appel à la raison. Or, selon le surnaturalisme de Lewis, un événement matériel ne pourra jamais traiter de quoi que ce soit d’autre, dont a fortiori de la validité de nos raisonnements qui vise à conserver la vérité. La raison est foncièrement de nature téléologique.
Il se peut fort bien que les neurones cérébraux participent à nos activités mentales faites d’intentionnalité. Nul doute qu’ils accompagnent nos activités inférentielles. Mais il est illusoire de croire qu’ils permettent eux-mêmes de décider si un raisonnement est valide ou non, c’est-à-dire s’il conserve ou non la vérité des prémisses. Cette capacité est le propre de la raison, et comme l’argument surnaturaliste précédent le montre, elle n’appartient pas à la nature, car elle est hors de la «boîte». Elle ne peut, selon Lewis, que provenir de Dieu, lequel est lui aussi hors de la boîte. Dieu est l’origine de la raison. Comme l’écrit Lewis : 
En ce sens, quelque chose qui dépasse la nature agit chaque fois que nous raisonnons. […] La question [maintenant] est de savoir si vous et moi, nous pouvons être cette raison. La trouve presque sa réponse dès que l’on se souvient de ce que signifie une existence autonome… ce qui existe de façon autonome a dû exister de toute éternité, car si quelque chose d’autre avait pu le faire commencer à exister, alors cela n’existerait pas par soi-même, mais à cause de quelque chose d’autre. Cela doit exister sans interruption, c’est-à-dire, cela ne peut cesser d’exister et recommencer… Or, il est évident que ma raison a grandi graduellement depuis ma naissance et qu’elle s’interrompt pendant plusieurs heures de sommeil chaque nuit. Je ne puis donc pas être cette raison éternelle et autonome qui ne sommeille ni ne dort… Chacun est entré dans la nature depuis la surnature ; chacun a sa racine dans un Être éternel, autonome et rationnel que nous appelons Dieu.»[5]




Voici, en guise de résumé, sous forme propositionnelle, l’argument surnaturaliste de Lewis.

(1)   Si le naturalisme est vrai, alors tout raisonnement s’explique comme étant le produit de causes irrationnelles provenant de la nature, c’est-à-dire qui ne visent pas le vrai.
(2)   Par conséquent, si le naturalisme est vrai, alors aucun raisonnement n’est valide et ne préserve la vérité.
(3)   Si aucun raisonnement n’est valide et vrai, alors aucun raisonnement conduisant à la conclusion «Le naturalisme est vrai» n’est valide et vrai.
(4)   La thèse dont la vérité entraîne la non-validité de la pensée qu’elle est vraie, doit être rejetée, et sa négation doit être admise.
(5)   Si la raison n’est pas le produit de causes naturelles irrationnelles, elle provient alors d’un Être rationnel existant en dehors de la nature.
(6)   Il existe au moins une entité existant en dehors de la nature. Cet Être est Dieu, source de toute rationalité.
(7)   Le naturalisme est donc faux.

Conclusion
            Dans Darwin est-il dangereux ?, Daniel Dennett est d’avis qu’il y a deux types d’explication des phénomènes naturels: l’explication de type «crochet céleste» (skyhook) et l’autre de type «grue» (crane). D’après Dennett, seul le second type d’explication constitue une explication valable, et Darwin a fourni les bases fondamentales des explications «grues». Un grand nombre de penseurs réputés partagent l’avis de Dennett. Les gens comme Thomas Nagel sont aujourd’hui convaincus que c’est là le genre d’explications «vraies» ou qu’il convient, de sorte qu’ils n’ont apparemment aucune crainte à avoir. Toutefois, si le penseur naturaliste veut bien considérer froidement le débat qui l’oppose au surnaturaliste, s’il consent à admettre qu’il a peut être tort, que son rival a peut être raison, s’il admet, malgré tout, qu’il est possible que sa conception métaphysique du monde soit erronée, que nos explications du monde soit aussi celles de «crochets célestes» ; bref, si le naturaliste surmonte la peur que décrit Nagel, le débat entre lui et le surnaturaliste a des chances de progresser.

Je suis d’avis que les invectives, de part et d’autre, n’ont pas leur place dans le débat entre naturalisme et surnaturalisme. Aussi, Dennett devrait s’excuser d’avoir écrit ce qui suit : «Pour le dire carrément mais sans risque de se tromper, quiconque aujourd’hui doute que la variété de la vie sur cette planète est le produit du processus de l’évolution est tout simplement un ignorant – qui n’a pas d’excuse, dans un monde où trois personnes sur quatre ont appris à lire et à écrire.»[6] C.S. Lewis et ses partisans ne méritent pas en effet d’être traités d’ignorants. Ils sont tout autant intelligents que Dennett. De plus, à mon avis, ils ont de bonnes raisons de penser, contrairement à Dennett, que l’évolution n’est pas le fin mot de toute bonne explication, du moins pour ce qui concerne la raison humaine. C'est là un crochet céleste, et non une grue.


[1] Thomas Nagel, The Last Word, New York, Oxford University Press, 1997, p. 130. Ma traduction.
[2] Richard Rorty, L’Homme spéculaire, Paris, Seuil, 1990, p. 424-425. On sait que les travaux du «neurophilosophe» Paul Churland (ainsi que son épouse, Patricia) vont très loin dans ce sens. Churland est un adepte du matérialisme «éliminativiste» qui nie catégoriquement l’existence d’états mentaux voire, mieux encore de l’esprit. Dans Le cerveau, moteur de la raison, siège de l’âme (DeBoeck Université, 1999), il écrit : «Au début de ce livre, vous supposiez que les pensées, les croyances, les désirs et les préférences étaient des états qui constituaient les unités de base de la cognition humaine. Cette hypothèse est assez naturelle : elle est ancrée dans le vocabulaire de tout langage naturel… La cognition humaine est ainsi représentée par le sens commun comme un ballet d’états propositionnels dans lequel l’inférence de certains états à partir d’autres constitue l’unité de base de calcul. Ces suppositions sont les éléments centraux de notre conception normale de l’activité cognitive humaine, une conception souvent appelée «psychologie populaire» pour signifier qu’elle est la propriété commune des peuples en général. Chez les humains et chez les animaux, il est maintenant à peu près évident que l’unité de base de la cognition est le vecteur d’activation et l’unité de base du calcul est la transformation de vecteur à vecteur… Tout cela n’a pas grand-chose à voir avec des phrases et des propositions ou des relations inférentielles entre elles. Notre conception traditionnelle de la cognition est maintenant confrontée à une conception très différente, basée sur le cerveau et qui n’assigne au langage aucun rôle fondamental.» (p. 352-353).
[3] Cité dans Naturalism Defeated? Essays on Plantinga’s Evolutionary Argument against Naturalism, James Beilby éditeur, Ithaca, Cornell University Press, 2002, p. 3. Ma traduction.
[4] C.S. Lewis, Miracles: étude préliminaire, Paris, S.P.B., 1985, p. 24.
[5] Ibid., p. 33-34.
[6] Daniel Dennett, Darwin est-il dangereux? L’évolution et le sens de la vie, Paris, Odile Jacob, 2000, p. 52.

mardi 25 octobre 2011

DIEU AU BANC DES ACCUSÉS

«[Ivan Illicht] pleurait sur son impuissance, son affreuse solitude, la cruauté des hommes, la cruauté de Dieu, l’absence de Dieu. ‘Pourquoi as-tu fait cela ?... Pourquoi m’avoir envoyé ici ?... Pourquoi me tourmenter ?’...»

Léon Tolstoï, La mort d’Ivan Illicht



Ce terrible passage tiré de la nouvelle de Léon Tolstoï La mort d’Ivan Illicht exprime mieux qu’on ne saurait le faire le profond désarroi de ceux ou celles confrontés à la souffrance sous toutes ses formes. Un cri sorti des profondeurs est lancé à la vie et au ciel. À Dieu, surtout, l’impitoyable divinité : ‘Pourquoi as-tu fait cela ?... Pourquoi m’avoir envoyé ici ?... Pourquoi me tourmenter ?’... Même le croyant, tel l’abbé Pierre, lançait le même cri du fond de ses quatre-vingt dix ans : «Je ne suis pas guéri et ne le serai jamais de tout ce lot de souffrance qui accable l’humanité depuis l’origine. J’ai appris récemment qu’environ quatre-vingt milliards d’êtres humains auraient vécu sur terre. Combien on eut une existence douloureuse, ont peiné, souffert…et pour quoi ? Oui, mon Dieu, pour quoi ?»

Le vieux problème de la souffrance et du mal constitue sans doute l’énigme la plus ardu jamais posée à la conscience humaine. C’est aussi évidemment l’argument le plus percutant de l’athéisme visant à nier l’existence d’une divinité parfaitement bon et toute-puissante. Depuis en effet Épicure, la coexistence d'un Dieu bienveillant et tout-puissant et la réalité du mal paraît exclure l’existence de toute divinité définie comme parfaitement bonne et toute-puissante. En effet, comment concilier l’existence d’une divinité bonne et toute-puissante avec la réalité manifeste du mal et de la souffrance si répandue partout sur la terre et ce, depuis la nuit des temps ?

Pourtant, par opposition à l’épicurisme, le stoïcisme a proposé une toute autre lecture du mal et de sa relation avec la divinité. Dans La Providence, Sénèque répond à l’interrogation angoissée d’un ami, Lucilius, qui demande : pourquoi, s’il y a une providence, les gens de bien sont-ils exposés au malheur ? La réponse du philosophe a de quoi surprendre encore aujourd'hui, même si deux mille ans nous séparent de Sénèque: 


Eh bien ! ce sont les sentiments d’un père qu’a Dieu pour les gens de bien, son affection est énergique : ‘Il faut, dit-il, qu’ils aient à se débattre contre le travail, la douleur, tous les préjudices ; c’est le moyen pour eux de devenir vraiment forts.’

«Dieu, dis-je, poursuit le philosophe stoïcien, veille sur ceux-là mêmes dont il veut la perfection.» Sénèque pousse même l’outrecuidance jusqu’à affirmer que celui ou celle qui n’est pas été éprouvé dans sa vie est foncièrement malheureux : «Il n’y a pas à mes yeux d’infortune comparable à celle de l’homme qui n’a jamais été malheureux.» Bénis soit donc, dit Sénèque, la divinité qui éprouve celui ou celle qu’il aime. En fait, c’est par l’épreuve qu’on apprend à se connaître – ce qu’on a dans les tripes comme on dit familièrement. «Il faut, en effet, pour se connaître, s’être mis à l’épreuve.» Le fameux adage socratique n’a pas d’autre sens. Labor optimos citat : la peine appelle à elle les meilleurs. Ignis aurum probat, miseria fortes viros : le feu éprouve l’or, la misère le courage.

Le célèbre lutteur québécois, Maurice «Mad Dog» Vachon, ne disait pas autre chose. «Dans la vie, il faut lutter.», se plaisait à dire le battant québécois.

Nous, comme Ivan Illicht, souhaitons, plus que tout au monde, fuir la souffrance afin de «vivre bien, agréablement». Dans sa nouvelle, Tolstoï veut nous faire comprendre que la douleur lancinante et continuelle dont souffre atrocement son héros constitue en réalité un cadeau béni que la Fortune - comme l’appelle Sénèque - lui offre pour qu’il réalise enfin que le but de la vie n’est pas de vivre agréablement, vivre point à la ligne, mais de bien vivre. Pour cela, il faut s'entraîner, s'exercer pour ainsi dire à la souffrance. Apprendre à l'apprivoiser. Le but de la vie consiste à se perfecftionner, à se transformer pour devenir toujours meilleur. Voilà ce que vise la divinité au moyen de l'affliction. Elle ne vise jamais le mal pour le mal, mais toujours le bien. Le mal, en réalité, n'a pas d'existence propre; il n'est qu'un bien dégradé. 

Aussi, il n’y a pas d’autre école ni d’autre maître que l'épreuve qui puisse nous faire progresser vers le bien. Ainsi, comme un vieux maître, dont les exigences impitoyables paraissent intolérables, l’élève doit apprendre à faire confiance. C’est la dure école de la foi.

Le christianisme, qui prêchera après le stoïcisme, dans tout l'empire romain, un Dieu d’Amour, reprendra à son compte la doctrine stoïcienne de la providence. Il convient de poser une croix une fois pour toutes sur l'idée erronnée que le Dieu de Jésus-Christ est là pour nous rendre la vie agréable - comme le souhaite si vivement Illicht. Le Dieu de Jésus-Christ nous appelle au contraire au bonheur, à la béatitude, en surmontant la mort en Jésus-Christ.

On se méprend donc grandement lorsqu’on croit que le Dieu d’Amour en christianisme soit incompatible avec le mal et la souffrance, telle l’eau qui éteint le feu. La réalité du mal nous obsède tant, comme chez Ivan Illicht, que ce Dieu qui autorise soi-disant le mal, doit sûrement être mauvais et, donc, ne pas exister. En fait, nous vivons dans une civilisation où la mort, la maladie et la souffrance constituent pour chacun d’entre nous un ennemi implacable, terrifiant, déshumanisant, etc., de sorte qu'il faille tout mettre en oeuvre pour le combattre et l'exterminer. Ce fut le rêve de Descartes qui appelait de ses voeux une science (médicale) dont les progrès allaient éradiquer toute souffrance et toute misère humaine. Aujourd'hui, devant l'inévitable, nous en sommes à réclamer haut et fort un droit de mourir.


Après Descartes, nous, modernes, avons cessé de croire en l’existence de ce «Dieu tout Amour» qui n'est soi-disant que chimère. Nous ne méritons «pas ça», comme dit Illicht. Or, comme le héros de Tolstoï, nous savons pertinemment que tout cela n'est que mensonge, que notre civilisation n'est que mensonge «destiné à masquer les questions de vie et de mort». Mais la conscience du mensonge, que nous nous mentons, nous effraie encore plus que la mort elle-même. Notre conviction est que nous vivons bien, c'est-à-dire agréablement; qu'il n'y a rien de meilleur à espérer. Mais tout cela peut «n'être pas ça». Voilà l'Angoisse moderne.

lundi 26 septembre 2011

REVISITATION DE «LA THÉODICÉE REVISITÉE»

En faisant retour sur l’un des billets précédents dans ce carnet, «La théodicée revisitée», j’ai fait une découverte philosophique que je m’empresse de vous communiquer.

Comme je l’ai mentionné dans le billet en question, je suis étonné que, dans son texte «Les théodicées» , Normand Baillargeon préfère parler du «problème de la souffrance» plutôt que du «problème du mal». Ce choix n’est pas anodin. Mon hypothèse est que Baillargeon veut éviter d’entrer dans les débats métaphysiques concernant la nature du «bien et du mal», cherchant plutôt à évoquer la réalité empirique de la souffrance que tout le monde admet volontiers. Mais il y a plus.

L’argument classique de l’existence du mal, apparemment incompatible avec l’existence de Dieu, admet en effet dans l’une de ses prémisses, la réalité du mal. Prenons le tour de l’argument classique que lui a donné le philosophe britannique John Leslie Mackie (1917-1981) dans son fameux article paru dans la revue savante, Mind, en 1955. (Traduction française «Le mal et la toute-puissance», in C. Michon et R. Pouivet, dir., Philosophie de la religion, Approches contemporaines, Vrin, 2010, p 215-234.) Cinq prémisses sont nécessaires.

(1) Un être tout-puissant et parfaitement bon (Dieu) existe.

(2) Or, le mal existe.

(3) Or, un être parfaitement bon fera tout en son pouvoir pour éliminer le mal.

(4) Un être tout-puissant est en mesure d’éliminer le mal.

(5) En vertu de la prémisse (2), et considérant (3) et (4), (1) doit être faux.

À l'évidence, l’argument de Mackie fait appel à une conception «robuste» ou «substantielle» de la réalité du mal (et du bien). (Les Anglais parlent d’une conception «thick», «épaisse», de la morale.) En d’autres termes, Mackie endosse dans son argument une conception «réaliste» de la morale, et non pas «anti-réaliste» que Mackie endosse par ailleurs en philosophie morale.

Le réalisme moral, on le sait, affirme que le bien et le mal ont une réalité indépendante de nous, de nos jugements de valeurs en particulier. Au contraire, pour un adepte de l’anti-réalisme, nos conceptions du bien et du mal n’ont pas de correspondance dans la réalité ; elles n’ont de réalité qu’en nous-mêmes. David Hume est sans doute le philosophe qui, en matière de moralité, a soutenu avec le plus de vigueur l’antiréalisme moral. On rappellera ici ce fameux passage tiré du Traité de la nature humaine.



Prenez une action reconnue comme vicieuse : un meurtre prémédité, par exemple. Examinez-la sous tous les aspects et voyez si vous pouvez découvrir ce point de fait, cette existence réelle que vous appelez vice. De quelque manière que vous la preniez, vous trouvez seulement certaines passions, certains motifs, certaines volitions et certaines pensées. Il n'y a pas d'autre fait dans ce cas. Le vice vous échappe entièrement tant que vous considérez l'objet. Vous ne pouvez le trouver jusqu'au moment où vous tournez votre réflexion sur votre propre cœur et découvrez un sentiment de désapprobation qui naît en vous contre cette action. (Traité de la nature humaine (1739), Livre III, Première partie, section 1.)



Or, Mackie a toujours défendu une conception antiréaliste de la morale, en particulier dans son essai Ethics. Inventing Right and Wrong (1977) une conception sceptique ou subjectiviste quant aux valeurs, une conception issue directement du subjectivisme moral de Hume. En fait, Mackie soutient ce qu’il a appelé une «théorie de l’erreur» (error theory) touchant les valeurs suivant laquelle le bien et le mal ne sont pas des réalités objectives existant en dehors de nous, c-à-d en dehors de nos esprits. De sorte que dire, par exemple : «Les nazis ont commis des atrocités contre les juifs et l’humanité», est faux, selon Mackie, au sens où l’énoncé précédent ne décrit pas une réalité malveillante – les «atrocités» nazis contre les juifs - car, comme le disait jadis Hume, la soi-disante «réalité malveillante» n’a aucune espèce d’existence objective en dehors de nos consciences - de nos «passions» disait Hume.

Il s’ensuit que, selon l’antiréalisme moral de Mackie, la prémisse (2) dans son argument contre l'existence de Dieu est certainement fausse - de même que la prémisse (1). De sorte que, l’antiréalisme moral de Mackie rend d’emblée impossible son argument à partir de la réalité du mal.

En somme, l’argument classique contre l’existence de Dieu en partant de la réalité du mal présuppose l’admission au préalable, il va de soi, du réalisme moral, c'est-à-dire de la réalité objective du mal. Et c’est ici que nous pouvons comprendre la préférence de Baillargeon pour la «réalité de la souffrance» plutôt que celle du mal. En effet, la souffrance n’est-elle pas une «réalité» personnelle, subjective? Évidemment, la «réalité» contraire de la souffrance, sera le plaisir ou, à tout le moins, comme chez Épicure, l’absence de souffrance.

Il est remarquable que tous les adeptes de l’argument contre l’existence de Dieu à partir du mal, sont tous adeptes du subjectivisme moral. Bertrand Russell, lui-même, le libre-penseur par excellence, l’athée passionné, l’icône du philosophe selon Baillargeon, fut lui aussi un partisan du subjectivisme moral qu’il défend dans, par exemple, Science et religion (1935). Russell écrit en effet :


Quand un homme dit : « Ceci est bon en soi », il paraît affirmer un fait, tout comme s’il disait : «Ceci est carré » ou « Ceci est sucré ». Je pense que c’est là une erreur. Je pense qu’il veut dire en réalité: « Je souhaite que tout le monde désire ceci », ou plutôt:« Puisse tout le monde désirer ceci ». Si l’on interprète ses paroles comme une affirmation, il s’agit seulement de l’affirmation de son désir personnel… La théorie que je viens de présenter est une des formes de la doctrine dite de la “subjectivité” des valeurs.

Pour un adepte du subjectivisme des valeurs, le problème de l’existence de mal et de l’existence de Dieu ne se pose donc tout simplement pas parce que, pour lui, le mal n’a d’autre existence qu’en nous, de sorte que lorsque nous cessons d’exister, le mal disparaît.

Toutefois, pour moi, c-à-d pour un partisan comme moi du réalisme des valeurs, le problème du mal et de sa compatibilité avec Dieu se pose avec acuité. Il est très sérieux. Or, j’ai montré, dans mon billet précédent, que le mal n’a pas de réalité en lui-même puisqu’il est celle du bien dégradé. De plus, Dieu comme créateur de tout bien, n’est pas l’auteur du mal, puisqu’il ne peut être l’auteur de ce qui n’est pas.

Dans un prochain billet, je montrerai qu’on peut être antiréaliste tout en éliminant le problème du mal. C’est la «théorie de la motivation divine» développée par la philosophe américaine, Linda Trinkaus Zagzebski, dans son essai Divine Motivation Theory (Cambridge, 2004).

mercredi 21 septembre 2011

LAÏCITÉ ET ÉTHIQUE CHRÉTIENNE

À propos de La culture religieuse n’est pas la foi. Identité Québec et laïcité, par Guy Durand, Montréal, Éditions des oliviers, 2011, 148 p.




 

Dans son introduction à Le Québec en quête de laïcité (Écosociété, 2011), Normand Baillargeon signale d’entrée de jeu qu’à propos du débat sur la laïcité au Québec, certains participants «considèrent que la conversation démocratique sur le thème de la laïcité n’a pas lieu d’être», «puisque les réponses qu’il faut lui donner sont d’avance connues – et qu’il suffirait de les réaffirmer dans une forme ou l’autre de retour à des valeurs dites ‘traditionnelles’ présumées définir ‘le’ Québec sub specie aeternitatis.» (p. 12). C’est ainsi que la position sur la laïcité que défend le théologien et éthicien, Guy Durand, se trouve d’emblée disqualifiée.


Corrigeons toute de suite l’erreur consistant à croire que Guy Durand n’aurait peu ou prou d’intérêt à discuter du problème de la laïcité au Québec. Au contraire. L’auteur, en effet, n’est pas à son premier essai sur le sujet puisqu’en 2004, il publiait Le Québec et la laïcité. Avancées et dérives. (Éditions Varia), ainsi que Le cours ECR. Au-delà des apparences (Guérin, 2009). Ce dernier essai constitue un solide examen critique des présupposés douteux et des principes de laïcité discutables qui ont conduit à l’élaboration et à l’implantation de ce cours que plusieurs contestent, Éthique et culture religieuse.


Ce qui disqualifie Guy Durand aux yeux de Normand Baillargeon et de Jean-Marc Piotte, c’est que le théologien conçoit la culture identitaire québécoise comme irrémédiablement liée au christianisme de sorte que la laïcité au Québec ne saurait faire fi de la part cruciale jouée par l'héritage chrétien. Puisque, selon Baillargeon et Piotte, la religion se trouve par définition exclue de la laïcité, la question posée par la laïcité étant en effet dans quelle mesure l’État québécois doit prendre ses distances vis-à-vis les religions, la position de Durand, faisant consister l’identité québécoise comme incluant l’héritage chrétien, devient dès lors a priori exclue. Ils ont bien tort.


Il n'est pas dans mon intention de faire ici le compte rendu de l'ouvrage remarquable de Durand qui défend fort bien sa thèse. Seulement relever le point établi dans le premier chapitre. Durand recueil de très nombreux témoignages de Québécois qui, aujourd’hui comme hier, ont façonné le Québec par l’héritage chrétien et ce, dans tous les domaines d’activités, voire même dans les institutions démocratiques elles-mêmes du Québec. On sait que la question de la laïcité de l’État québécois s’est cristallisée autour du fameux crucifix de l’Assemblée nationale. Les tenants de la laïcité intégrale ou stricte l'ont en horreur, même des croyants. Durand plaide pour conserver le crucifix car il fait partie de notre fibre québécoise, que nous soyons ou non des croyants, voire chrétiens.


J’ajouterais à la longue liste de Durand, la figure marquante de Michel Chartrand (1916-2010), dont le militantisme dans les jeunesses catholiques a préparé une vie consacrée à fond à la justice sociale. C’est l’abbé Lionel Groulx qui maria Michel et Simone en 1942 à la Basilique Notre-Dame de Montréal. La justice sociale ainsi que la solidarité sont des valeurs issues directement du christianisme.


Comment ne pas mentionner également le docteur Camille Laurin, le père de la loi 101, qui caressa à l’âge de vingt-ans, au séminaire de l’Assomption, le sacerdoce? On oublie trop souvent la longue lettre qu'il adressa à sa femme peu de temps avant son décès et dans laquelle il réaffirme sa profession de foi chrétienne.


La liste est longue, étonnante. Elle révèle que l’histoire du Québec fut marquée en profondeur par le catholicisme, et que faire fi de cet ancrage historique indélébile dans l’être identitaire québécois est rien de moins qu’aberrant.


Certes, la position de Durand n’est pas celle d’un Mgr Ouellet qui ne voit que dans le retour à une église catholique ultramontaine et triomphante la seule voie de salut pour les Québécois d’aujourd’hui. Durand n’est heureusement pas de cette école. Il affirme toutefois que le refus de prendre en compte l’héritage chrétien dans l’identité du Québec d’aujourd’hui est aberrant. «… la christianophobie, écrit-il, est la réaction d’une nation qui ne s’aime pas.» (p. 37)


En effet, dans une nation qui fut «colonisée», les chaînes de notre passé colonial sont lourdes à porter, et reviennent aujourd’hui nous hanter. Le refus et le dénigrement de notre histoire, de notre héritage chrétien en particulier, en sont les signes manifestes.


Sergio Leone, le réalisateur des fameux westerns-spaghetti, bon athée et anarchiste, n’a pu s’empêcher d’user d’images religieuses chrétiennes dans son cinéma que la longue tradition catholique italienne lui a légué en héritage. Ainsi, dans son tout premier film, Pour une poignée de dollars, «l’homme sans nom» (Clint Eastwood) incarne l’ange Gabriel, envoyé par Dieu à Nazareth (San Miguel) afin de protéger la sainte Famille incarnée par Marisol (Marianne Koch) et son mari, Julian, ainsi que leur enfant nommé «Jesus». La famille resta une valeur centrale pour le réalisateur italien, et on sait combien la famiglia est si importante chez nos concitoyens italiens.


De son côté, le réalisateur québécois, Bernard Émond, élabore ses films, dont la trilogie des vertus théologales, sur des valeurs explicitement chrétiennes. Bernard Émond revendique nommément l’héritage chrétien, tout en se disant agnostique. Sans doute, Émond constitue la figure actuelle la plus signifiante et vivante de l'identité québécoise. Durand cite Émond diagnostiquant la crise actuelle des valeurs et le vide spirituel au Québec par le rejet de l’héritage chrétien. (p. 31) «Conservateur de gauche», Émond entend «préserver notre héritage [chrétien], sans nier pour autant ses erreurs». (ibid.) Commentant la position d’Émond, Durand écrit : «Les valeurs chrétiennes sont nécessaires à la vie. Reprises et réinventées. Particulièrement les trois vertus théologales : foi, espérance et charité.» (ibid.) Et de citer Émond :


…L’espérance renverse l’ordre du monde sans espoir. La charité renverse l’ordre d’un monde égoïste. La foi renverse l’ordre d’un monde désenchanté et cynique. Pour moi, la redécouverte du patrimoine chrétien n’a pas seulement une importance, disons, culturelle; il y a quelque chose de plus profond qui se joue là, à tout le moins sur le plan des valeurs. (ibid.)

 

Il y a là en effet quelque chose d’important, d’essentiel, que Bernard Émond a déterré. En somme, il s’agit de l’éthique chrétienne de l’agapè. Agapè est le terme grec désignant l’amour. C’est saint Paul qui écrit : «Quand je distribuerais tous mes biens aux affamés…, s’il me manque l’amour (agapè), je ne gagne rien.» (1 Corinthiens 13 3). On a pris l’habitude de traduire le grec agapè par le latin caritas, charité en français. Malheureusement, le mot charité évoque le plus souvent l’idée du don des biens fait aux pauvres. Saint Paul le dit : même si je donne mon argent aux pauvres, je ne témoigne pas pour autant de l’amour-agapè. Ce type d’amour est la vertu la plus haute qui soit. C’est celle du don de soi total. C’est donc cette vieille vertu dite «théologale», l’amour-don, qu’a redécouvert Bernard Émond et qu’il exhibe dans ses films admirables.


À mon sens, on tient avec l’éthique chrétienne de l’amour-don, le cœur de notre identité québécoise. C’est le joyau de notre identité comme être québécois. Nous devons être fiers de nous ainsi que de nos ancêtres qui se mesurèrent à cet idéal sublime de vie. Aussi, dans notre concept québécois de laïcité, il nous faut impérativement y joindre la pièce essentielle qui est celle de l’éthique chrétienne de l’amour-don.


L’éthique chrétienne de l’amour-don ne se suffit pas de respecter les différences, voire d’effacer les différences, où tout devient neutre et propret, comme l’appel de leur vœu les tenants de la laïcité stricte ou intégrale. L’amour-don aime l’autre comme soi-même. Aussi, faut-il au préalable s’aimer nous-mêmes comme peuple et nation. La christianophobie de certains d’entre nous montre à l’évidence qu’on ne s’aime pas, et si on ne s’aime pas nous-mêmes, inutile d’essayer d’aimer les autres.


Pour ma part, je plaide en philosophie morale pour une éthique de la vertu remontant à Aristote. C'est la visée de mon récent essai Plaidoyer pour une morale du bien (Liber, 2011). L'éthique chrétienne de l'amour-don se situe dans son prolongement; Thomas d'Aquin en est le génial initiateur. Nous avons au Québec une tradition aristotélicienne et thomiste de premier ordre qu'il nous faut également redécouvrir.

vendredi 16 septembre 2011

PEUT-ON PERDRE LA RAISON: UNE ANALYSE ARISTOTÉLICIENNE DE L'AFFFAIRE GUY TURCOTTE. Causerie prononcée le 15 septembre 2011 à la Librairie des Éditions Paulines

INTRODUCTION


Dans cette causerie, je n’entends pas vous parler directement de mon ouvrage, mais indirectement il en sera question, puisque j’aimerais plutôt partager avec vous quelques-unes de mes réflexions sur la triste affaire du docteur Guy Turcotte qui a défrayé les manchettes depuis le jugement prononcé le 5 juillet dernier. On se souvient que Guy Turcotte fut reconnu non criminellement responsable de la mort de ses deux enfants, Olivier, 5 ans, et Anne-Sophie, 3 ans, leur mort étant survenue le 20 février 2009 à Piedmont.

Ce verdict de non responsabilité criminelle pour cause de troubles mentaux en a stupéfié plusieurs, soulevé un tollé dans la population, voire déclenché un débat de société sur la responsabilité criminelle : l’allégation de troubles mentaux justifiant la non responsabilité criminelle ne semble plus faire l’unanimité dans la population.

Un policier arrivé sur les lieux du crime, survenu, je le rappelle, dans la maison de Guy Turcotte à Piedmont le 20 février 2009, constatant le décès des deux jeunes, et après avoir sorti Guy Turcotte sous le lit où il s’était réfugié, lequel avait restitué quantité de lave-glace qu’il avait ingurgité avant d’enlever la vie à ses enfants, déclara: «Tu es un imbécile !».

Évidemment, le jugement du policier était prématuré, puisque le procès n’avait pas encore eu lieu. En fait, nous savons maintenant avec le verdict du jury que Guy Turcotte est effectivement un imbécile, mais un imbécile qui a agit sottement parce qu’il avait «perdu la raison».

Ma question est précisément la suivante : Peut-on perdre la raison ?

C’est ce que j’aimerais examiner ici au plan philosophique. Ma thèse est qu’on ne peut pas perdre la raison si l’on entend par «raison» la disposition acquise à bien se conduire, c’est-à-dire à agir vertueusement. En somme, si par «raison» il faut entendre agir vertueusement, alors «perdre la raison» signifie ne pas se comporter vertueusement. Pour le dire un peu brutalement, Guy Turcotte est coupable de n’être pas vertueux.

Je voudrais, en somme, défendre ici l’éthique de la vertu mise au point par Aristote contre son maître Platon. Lorsque les gens pensent et disent qu’un criminel non responsable de ses actes «a perdu la tête», «la raison», «le bon sens», «les pédales», etc., ils endossent sans le réaliser la philosophie de Platon. Aristote, l’élève de Platon, a, lui, élaboré une philosophie toute autre, essentiellement basée sur l’exercice de la vertu, et qui, comme je l’espère le montrer, à des conséquences importantes dans le débat sur la responsabilité criminelle et sur le verdict donné dans l’affaire Turcotte.

C’est ici que mon propos renvoie à mon essai Plaidoyer pour une morale du bien où je défends l’éthique de la vertu d’Aristote contre, entre autres, la philosophie de Platon. D’où le titre de ma causerie : L’affaire Guy Turcotte : une analyse aristotélicienne.

Un dernier point. Je ne souhaite en aucune manière m'«acharner» sur la personne de Guy Turcotte pour qui j'éprouve une grande sympathie. Pour un aristotélicien comme moi, tout citoyen est d'abord un ami. C'est donc en tant qu'ami que le sort de Guy Turcotte m'interpelle, et c'est aussi en tant qu'ami que je souhaite m'enquérir du malheureux sort de mon ami. Par ailleurs, c'est parce que je le tiens comme mon ami que je lui dois la vérité. Comme disait Aristote: «J'aime Platon, mais j'aime davantage la vérité.»

PLATON ET LA CONCEPTION DUALISTE DE L’ÊTRE HUMAIN
En acceptant la thèse de la défense plaidant l’aliénation mentale dans le procès du Dr Guy Turcotte, le jury accepta donc implicitement la thèse de Platon. Qu’est-ce à dire ? Comment Platon concevait-il l’être humain ?

Pour le savoir, évoquons succinctement la fameuse tragédie, Médée, d’Euripide. Médée trompée par son époux Jason, décida de se venger en tuant ses deux enfants. Selon Platon, la haine et la vengeance, deux passions violentes et négatives, usurpèrent chez Médée la souveraineté de sa raison.

Tout se passerait comme si, pour Platon, les passions négatives de la personne fomentaient un véritable coup d’État visant le renversement de la raison régissant les actes de la personne.

C’est pourquoi on dit typiquement non seulement de Médée, mais de Guy Turcotte, de Anders Berhing Breivik ou encore de Marc Lépine, le tueur de Polytechnique, qu’ils «perdirent la raison». Si les passions n’avaient pas renversé dans chacun de ces cas la raison – tel un coup d’État où le pouvoir légitime se trouve renversé par des forces illégitimes -, ces personnes n’auraient jamais commis leurs crimes inqualifiables.

L’analyse platonicienne de ces cas malheureux admet donc ce qu’on appelle un dualisme chez tout être humain. L’être humain, en somme, est un composite de deux choses. D’une part, il y la raison, le chef pour ainsi dire guidant ou pilotant la personne dans ses actes visant le bien ou le bon. Ajoutons qu’elle seule, la raison, sait ce qui est bon et bien. D’autre part, il y a chez tout être humain les funestes passions – la colère, l’envie, la haine, etc., qui livrent constamment une guerre sans merci à la raison pour la renverser. Notons que ces passions, puisque contraires à la raison, sont, par nature, irrationnelles, puisqu’elles s’opposent à la raison. Voilà, en gros, le dualisme de l’âme et du corps, de la raison et des passions, chez Platon.

Oui, selon Platon, on peut donc perdre la raison lorsque les passions renversent la raison et prennent le pouvoir sur la personne.

En admettant donc que des criminels soient tenus non responsables de leur crime nous souscrivons à la thèse dualiste de Platon. Car ce qui se produit dans tous ces tristes cas de figure, ce sont les passions qui ont eu le dessus sur la raison. La personne n’étant plus maître d’elle-même, il n’y a dès lors plus de limite aux extravagances des passions. Lui-même, le pauvre Guy Turcotte, ne s’explique pas comment il en est venu à tuer les deux êtres qu’il chérissait tant.

Allons plus loin. En plus du dualisme de Platon, de l’esprit et du corps en conflit, nous admettons implicitement, par ailleurs, la thèse «matérialiste» suivant laquelle la raison a son siège dans le cerveau, de sorte qu’un trouble dans la raison correspond à un disfonctionnement cérébral. Guy Turcotte est excusable du fait qu’il «n’avait pas toute sa tête», c’est-à-dire que son cerveau était «dérangé». Ce qui signifie que, pour nous, le bien et le mal trouvent respectivement leur assise dans le fonctionnement normal et le disfonctionnement du cerveau humain. Dans ce cas, nous libérons les personnes comme Guy Turcotte de toute responsabilité criminelle. (C’est pas sa faute, c’est le mauvais fonctionnement de mon cerveau.)



ARISTOTE ET LA CONCEPTION MONISTE DE L’ÊTRE HUMAIN

Une toute autre conception de l’être humain est possible, voire plausible et même plus crédible, à mon sens, que celle proposée par Platon. C’est celle d’Aristote : le conception non plus dualiste mais moniste de l’être humain.
Ne concevons plus, soutient Aristote, l’être humain comme divisé entre deux parties, la raison, d’une part, et les passions corporelles, de l’autre, tel que le suggère le dualisme de Platon. Il n’y qu’une seule sorte de choses, soutient Aristote, l’âme et le corps ne formant qu’une seule sorte de choses. C’est le monisme.

«L’âme (psuchè) est la forme du corps», écrit Aristote dans son traité sur l’âme (Peri psuchè). Prenez une statue. Elle est un composé de matière et de forme inextricablement lié. Si vous retirez la matière ; il n’y a plus de statue ; si vous retirez la forme, il n’y a également plus de statue.

Même chose pour l’être humain : si vous détruisez le corps, vous détruisez également la forme de celui-ci, c’est-à-dire l’esprit (la psuchè); lorsque l'esprit n'est plus, la personne n'est plus. Notez que, contrairement à Platon, l’esprit ne peut exister sans le corps. Cela peut poser un problème pour les tenants de la vie de l’âme après la mort, mais c’est là une autre histoire sur lequel je ne peux me pencher ici.

Or, l’âme ou l’esprit, pour Aristote, est le siège des passions, c’est-à-dire des vertus et des vices.Concevons donc, soutient Aristote, l’être humain comme un réseau de passions où l’on trouve à la fois des vertus et des vices – c’est-à-dire, en gros, de bonnes et de mauvaises habitudes.

L’une de ces vertus, la plus importante aux yeux d’Aristote, se nomme phronèsis, que l’on traduit habituellement par «sagacité» ou encore par «sagesse», voire par «prudence».

La phronèsis-sagesse constitue la vertu intellectuelle la plus importante aux yeux d’Aristote, car elle joue, pour ainsi dire, le rôle de la fameuse raison chez Platon, mais sans s’opposer aux passions, les vertus étant pour ainsi dire des passions bien dressées, éduquées.La phronèsis-sagesse, en somme, pour Aristote n’est pas une entité abstraite, flottant quelque part dans le monde merveilleux des Idées de Platon.

Bien qu’essentielle, la sagesse-phronèsis n’est qu’une vertu, c’est-à-dire une disposition acquise volontairement, comme le sont d’ailleurs toutes les vertus selon Aristote. On ne naît pas sage ou courageux, on le devient à force de pratique.

L’éducation, on le comprend, est donc fondamentale pour Aristote. Car c’est au foyer ainsi qu’à l’école qu’on apprend à être heureux. (L’éducation actuelle, «libérale», n’est pas une éducation à la vertu, mais une éducation à la liberté, c’est qui est fort différent.)

Ainsi, pour Aristote, lorsque nous posons un mauvais jugement ou lorsque nous commettons le mal, jamais à ses yeux, nous ne «perdons la raison». Nous manifestons simplement un manque de jugement ou un défaut de jugement; en somme : une carence en la capacité de bien juger. Une telle carence s’appelle un vice. Et, je rappelle au risque de trop le marteler, que toute vertu chez Aristote, s’apprend et se développe. De sorte que lorsque tu n’agis pas sagement, il y a manque d’éducation, c’est-à-dire un défaut au niveau de l’apprentissage de bonnes dispositions ou d’habitudes.


Ainsi, d’après Aristote, tous les Médée, les Breivik, les Guy Turcotte ou les Marc Lépine de ce monde, ne sont pas tant «fous» que vicieux. Ce sont des êtres, en somme, qui n’ont pas adopté de bonnes habitudes ou qui ont nourri de mauvaises habitudes qui, dès lors, ne font que suivre une pente fatale pouvant à mener à des gestes aberrants et inouïs de méchanceté.


VERDICT: COUPABLE

Pour me résumer. La raison ne consiste pas à savoir ce qui est bien et mal et à prendre la décision en faveur du bien. C’est ce que croyaient Platon ainsi que son maître Socrate. On peut en effet savoir ce qui est bien et ne pas le faire. Je sais pertinemment que la cigarette cause le cancer, mais je fume quand même. Au contraire, savoir ce qui est bien, pour Aristote, c’est avoir pris de bonnes habitudes – ce qu’il désignait comme «vertus». Je fume; j’ai alors pris une mauvaise habitude dont il me sera difficile de me départir. J’ai peur des étrangers, de leur différence, de l’Islam mystérieux par exemple à mes yeux d’Occidentaux. Je prends alors de mauvaises habitudes. Je n’ai pas par ailleurs appris à proportionner les moyens à mes fins. Pour tuer une mouche, par exemple, j’use d’un fusil. Et la peur, que je ne contrôle plus, me pousse à commettre l’irréparable. Il me semble que l’auteur des attentats en Norvège, Anders Berhing Breivik manifesta une très sérieuse carence en bonnes habitudes (en vertus).

On ne fait jamais le mal pour le mal. On n’a tout simplement pas appris des bonnes habitudes; nos mauvaises habitudes suivent dès lors une pente fatale. L’éducation aux vertus demeure, en cesens, capitale. Aristote n’a de cesse de le répéter.

Du point de vue d'Aristote, donc, Guy Turcotte doit être tenu criminellement responsable de la mort de ses enfants parce qu'il n'a pas fait montre des vertus nécessaires au bon jugement dans les circonstances dramatiques et douloureuses de la rupture avec sa femme. Ce n’est pas le désir de vengeance qui, comme le croyait Platon à propos de Médée, renversa sa raison. C’est simplement qu’il n’a appris à proportionner ses moyens pour juguler sa terrible peine d’amour.

Or, il y a une vieille vertu que notre merveilleux monde moderne a mise au rancart, en chassant le christianisme de nos cités, c’est le pardon qui procède de cette autre vieille vertu théologale, la charité. La charité ne réside pas seulement dans le fait de donner aux pauvres, mais dans le don total d’amour. N’oublions pas que le mot charité vient du latin caritas lequel traduit le grec agapè, signifiant amour au sens de don. Ceux et elles qui connaissent le latin, savent sans doute que le préfixe latin «par» ou «per» signifie aller jusqu’au bout, jusqu’à l’extrême, aller à fond, dirions-nous. Donc, le «par-don» est le don total, extrême, l’amour par excellence. En somme, c’est la vertu par excellence. Or, pardonner s’apprend, puisque toute vertu s’apprend comme le dit Aristote. Il faut donc apprendre à pardonner. C’est l’amour-agapè-charité qui le commande.

La raison qui fait que le pardon est si admirable, louable et grandiose, c’est que pardonner est la chose la plus difficile qui soit. «Car», comme l’écrit Aristote dans l’Éthique à Nicomaque, «la vertu a toujours trait à ce qui est le plus difficile, car le bien est de plus haute qualité lorsqu’il est contrarié.» (1105a 8-9). En effet, lorsque le bien, c’est-à-dire l’amour, est mis à l’épreuve ou affligé - comme le cas de Guy Turcotte - c’est l’amour lui-même qui doit rétablir l’amour.

Ainsi, la morale des vertus, d’inspiration aristotélicienne que je défends, juge sur la base de l’excellence de l’homme, l'homme bon, pas sur celle des règles morales en elles-mêmes. Certes, l’infanticide est toujours condamnable. Toutefois, ce n’est pas cette règle morale elle-même qui condamne Guy Turcotte, mais uniquement la faiblesse de son caractère qui le conduisit à commettre l’infanticide.

En d’autres termes, Guy Turcotte n’a pas su pardonner à sa femme, Isabelle Gaston. Il perdit, si l’on veut, la raison si l’on entend par-là qu’il adapta mal ses moyens à ses fins – tel celui qui tue une mouche avec un bazooka… Guy Turcotte souhaita vivement être délivré de sa peine (sa fin) ; c’est pourquoi il tua ses propres enfants (son moyen). Erreur : la vertu (le moyen) lui commandait de pardonner sa femme. Il ne l’a pas fait parce qu’il n’a pas su le faire. Il est dès lors coupable de son vice.
On ne commet jamais le mal pour le mal ; on est simplement maladroit - sans vouloir faire un horrible euphémisme. Or, la maladresse n’est pas une excuse. C’est un vice, et il doit être puni. La seule sanction dans cette triste affaire devrait consister principalement dans l’apprentissage du pardon. C’est la peine la plus terrible qui soit. Souhaitons un grand courage à Guy Turcotte.