mercredi 21 octobre 2009

L’athéisme et l’agnosticisme d'après Anthony Kenny

Croire aveuglément demande réflexion.
Raymond Devos
Dans un ouvrage récent, Heureux sans Dieu, diverses personnalités québécoises témoignent de leur « incroyance », ou de leur « athéisme », ou encore de leur « agnosticisme ». Au risque de vouloir couper les cheveux en quatre, le sujet paraît piégé au départ, car il faudrait savoir, au plan conceptuel, ce que recoupent précisément ces termes qui se présentent, prima facie, comme synonymes.
Le texte d’Yves Gingras, « Le pari de la raison » paraît à cet égard prometteur puisqu’il s’ouvre par une distinction conceptuelle entre l’agnosticisme et l’athéisme, le premier relevant de la raison, le second du sentiment. C’est sur cette base que Gingras affirme d’entrée de jeu : « Je suis rationnellement agnostique, mais existentiellement et affectivement athée. »
[1] Malheureusement, l’auteur est peu loquace sur la distinction qu’il évoque au départ sans l’élucider, alors même que, selon lui, « tout le brouhaha intellectuel sur la question des rapports entre science et les religions et le flot d’encre qui a coulé sur ce sujet depuis quelques années s’expliquent d’abord par l’entretien de ces confusions conceptuelles. »
Je fais mienne la remarque d’Yves Gingras et j’entends, dans ce texte, procéder à la clarification des concepts d’athéisme et d’agnosticisme.

L’agnosticisme ou la pensée molle
Peut-on être à la fois athée et agnostique? Gingras pense que oui. Richard Dawkins, le pourfendeur des croyants, pense que non. L’auteur du désormais célèbre Pour en finir avec Dieu écrit :

«Le chrétien de choc qui nous haranguait en chaire dans la chapelle de ma bonne vieille école reconnaissait qu’il avait bien malgré lui une certaine indulgence pour les athées. Eux au moins, ils avaient le courage de leurs convictions erronées. Mais ce que ce prêcheur ne pouvait supporter, c’étaient les agnostiques : des lavettes tiédasses avec leurs niaiseries à l’eau de rose, des mollassons vasouillards insipides et inconstants, toujours à ménager la chèvre et le chou.»
[2]

De son côté, David Hume (1716-1776), n’était pas athée mais agnostique, c’est-à-dire, précisément, sceptique. Tout comme le scepticisme ancien, grec - qu’on désignait par le terme de « pyrrhonisme » -, le maître d’Édimbourg ne se disait pas athée, mais sceptique, au sens où il paraissait impossible à Hume d’établir la vérité ou la fausseté quant à l’existence d’un Être supérieur concepteur du monde. Voilà un élément particulièrement étonnant, voire troublant, quand on sait comment les positions de Philon, ce personnage des Dialogues sur la religion naturelle, paraissent être celles même de l’auteur. Hume brouille davantage les pistes en faisant dire à Philon à la fin des Dialogues: « Être un sceptique philosophe est, chez un homme de lettres, le premier pas le plus essentiel vers l’état de vrai croyant et de vrai chrétien. »
[3] Donc, contrairement à ce que pense Gingras, le scepticisme conduisit Hume à embrasser la foi plutôt que l’athéisme. Le partisan de l’athéisme fera valoir que si Hume avait vécu à notre époque, il va de soi qu’il aurait été agnostique. À strictement parler, on ne peut rien en dire, et l’agnostique, s’il veut être cohérent, devrait se taire sur ce point.
Celui donc qui déclare qu’à l’évidence l’agnosticisme implique forcément l’athéisme, et que l’on peut être à la fois l’un et l’autre, doit répondre aux objections de Hume et Dawkins.

Pour Gingras, l’athéisme ressort des sentiments contrairement à l’agnosticisme qui fait appel à la raison. Je ne partage pas cet avis. On est athée vis-à-vis une certaine conception ou définition de la divinité ou de Dieu. L’athéisme n’est pas qu’une simple question de feeling. L’athée ne croit pas en une certaine proposition à l’égard d’une (ou de plusieurs) divinité. L’athée entretient une certaine croyance, même si elle est négative. Je suis athée (et pas du tout agnostique!) vis-à-vis par exemple l’existence des divinités de l’Olympe. Avec bon nombre d'entre nous, je ne crois pas en Zeus, Apollon, Athéna, etc. Ce n’est pas une affaire de sentiment, mais d’attitude propositionnelle comme disent les philosophes, c’est-à-dire une position vis-à-vis un certain contenu propositionnel. Si je suis athée vis-à-vis l’existence des divinités grecques, je ne suis pas pour autant agnostique sur ce point.
[4]
Le philosophe britannique Anthony Kenny déclare être athée à l’égard du Dieu de la tradition judéo-chrétienne tel qu’il est présenté en particulier en théologie naturelle. L’existence de Dieu, selon la théologie naturelle, fait appel entre autres aux preuves rationnelles remontant aux fameuses cinq voies de Thomas d’Aquin
[5]. Pour Kenny, les trois attributs traditionnels de Dieu, soit l’omnipotence, l’omniscience et la bienveillance suprême, sont parfaitement incompatibles. C’est pourquoi Kenny se déclare athée à l’égard de la définition traditionnelle de Dieu. Toutefois, il laisse la porte ouverte à la possibilité d’une autre conception de Dieu qui soit exempte de contradiction manifeste. En ce sens, « je ne suis pas athée, et je demeure agnostique », écrit-il. Dans son cas, l’agnosticisme n’implique pas l’athéisme, mais l’athéisme implique l’agnosticisme. En outre, l’athéisme n’a rien à voir avec les sentiments, mais plutôt à l’absence de bonnes raisons de croire au Dieu chrétien tel que définit en théologie naturelle.
Contrairement à l’athéisme, l’agnosticisme selon Kenny est transitoire. Il peut, soit se transformer en athéisme, dans la mesure où l’on trouverait des preuves contraires à l’existence de Dieu; ou encore, il se transforme en foi dans le cas où l’on en viendrait à acquérir des preuves de l’existence de Dieu. Quoi qu’il en soit, l’agnosticisme de Kenny mérite qu’on l’examine plus avant tant il jette un éclairage intéressant sur les différences conceptuelles entre athéisme et agnosticisme.


L’agnosticisme de Kenny
Kenny distingue deux types d’agnosticisme, l’agnosticisme nécessaire de l’agnosticisme contingent.
L’agnosticisme nécessaire est la position suivant laquelle l’esprit humain, par sa nature même, de par ses limites en particulier, ne pourra jamais établir des preuves pour ou contre l’existence de Dieu. Kant est sans aucun doute le plus illustre représentant de ce type d’agnosticisme nécessaire. Kenny est cependant d’avis que les objections de Kant contre les preuves en faveur de l’existence de Dieu ne tiennent pas la route. C’est pourquoi Kenny fut conduit à proposer un autre type d’agnosticisme, plus faible, l’agnosticisme contingent.
Un partisan de l’agnosticisme contingent comme Kenny déclare : «Je ne sais pas si Dieu existe. Après tout, il n’est pas impossible qu’un jour on le sache. Pour le moment, je n’ai aucune raison m’autorisant à croire que cela ne sera pas possible.»
[6]
D’après Kenny, l’agnosticisme contingent comporte trois avantages intéressants par rapport à l’athéisme : 1) il est plus ouvert et plus respectueux des opinions des gens; 2) c’est une croyance raisonnable même si elle peut s’avérer fausse; enfin 3) l’agnosticisme contingent n’exclut pas la prière. Examinons brièvement ces trois avantages à tour de rôle.

Bon nombre d’athées sont d’avis que ceux qui croient en Dieu sont des personnes irrationnelles. C’est l’avis par exemple de Richard Dawkins dans une citation mise en exergue au tout début du collectif Heureux sans Dieu.
[7]
Reproduisons cette citation :

«Il est réaliste, courageux et merveilleux de vouloir être athée. […] L’athéisme est presque toujours la marque d’une saine indépendance d’esprit et, à vrai dire, d’un esprit sain.»

La déclaration de Dawkins est ambiguë. D’une part, il n’y a pas de mal à dire à quelqu’un qui hésite à s’afficher athée que c’est là quelque chose de courageux et de merveilleux. C’est une toute autre affaire, d’autre part, que de déclarer que l’athéisme est la marque d’un esprit sain, car alors on a que du mépris pour ceux et celles qui ne sont pas athées.
[8]
Selon le philosophe chrétien Alvin Plantinga, l’objection que l’on adresse à la croyance en Dieu c’est moins qu’elle soit fausse mais qu’elle témoigne d’une perturbation ou d’un dysfonctionnement intellectuel; dans tous les cas, elle est irrationnelle, injustifiée, inacceptable.
[9] Pour Plantinga, la croyance en Dieu est pleinement justifiée même si elle ne repose pas sur des preuves ou des arguments.
De son côté, Kenny pense que la croyance en Dieu n’est pas justifiée - tout comme d’ailleurs la croyance contraire que Dieu n’est pas. Toutefois, celui qui croit en Dieu n’est pas irrationnel même si cette croyance peut un jour s’avérer fausse. En effet, une croyance peut être rationnelle tout en étant fausse. Kenny donne l’exemple d’une personne atteinte d’un cancer qui, pourtant, a reçu deux diagnostics d’oncologues l’assurant qu’il n’a pas le cancer. Même si sa croyance est fausse, elle est rationnelle puisque deux diagnostics l’assurent qu’il n’a pas le cancer.
Puisque la croyance en Dieu est rationnelle, même si on ne sait pas si elle vraie (ou fausse), il s’ensuit, toujours selon Kenny, qu’il est légitime de l’enseigner. Il n’est pas correct de s’opposer à l’éducation religieuse de l’enfant. L’éducation des enfants s’avère en effet une tâche impossible sans récits et des cérémonies, et le développement ultérieur à l’âge adulte consiste à faire la part des choses.
[10] […] Rejeter les récits religieux ne signifie pas nécessairement leur rejet pur et simple. […] Il n’y a rien d’irrationnel chez le croyant qui fréquente son église, sa synagogue ou sa mosquée, tout comme il n’y a rien d’irrationnel à militer à l’intérieur d’un parti politique ou d’une communauté civile.»[11]
Enfin, aussi étonnant, voire paradoxal, que cela puisse paraître, l’agnosticisme contingent laisse un espace à la prière. Prier Dieu pour que son existence devienne claire, n’est pas si irrationnel qu’il le semble de prime abord. Après tout, celui ou celle qui crie à l’aide alors qu’il n’y a personne aux alentours agit de manière parfaitement rationnel. L’agnostique aussi demande de l’aide afin qu’il soit éclairé, que Dieu existe ou non. Si Dieu existe, Dieu lui répondra.


[1] Daniel Baril et Normand Baillargeon, directeurs, Heureux sans Dieu. Des incroyants, des athées et agnostiques, témoignent, VLB éditeur, 2009, p. 50.
[2] Richard Dawkins, Pour en finir avec Dieu, Robert Laffont, Paris, 2006, p. 55. Dawkins fait remonter à Thomas H. Huxley l’invention du mot « agnostique ».
[3] David Hume, Dialogues sur la religion naturelle, douzième partie. Hume ajouta cette phrase avant sa mort en 1776.
[4] Je suis également athée à l’égard de la proposition suivant laquelle Clapton est Dieu, du moins suivant les graffitis inscrits sur les murs de la station de métro Islington à Londres en 1965. Éric Clapton n’est pas un dieu, bien qu’il soit un maître incontesté de la guitar-rock.
[5] Voir Anthony Kenny, « Agnosticism and Atheism » in J. Cornwell et M. McGhee, Philosophers and God. At the Frontiers of Faith and Reason, Continuum, Londres, 2009, p. 117-118. Pour les cinq voies de Thomas d’Aquin, voir la Somme Théologique, 1 Question 2, article 3.
[6] Voir Kenny, op. cit,. p. 112.
[7] En page 7 dans le mot de Présentation des directeurs Daniel Baril et Normand Baillargeon.
[8] Dawkins n’y allait de main morte en déclarant ailleurs : «Vous ne courez aucun danger en soutenant que lorsque, vous rencontrez quelqu’un qui ne croit pas en l’évolution, cette personne est ignorante, stupide ou dérangée (ou malveillante, mais je ne veux pas m’engager dans ces considérations).» (New York Times, 9 avril 1989, section 7, p. 34.) Dan Dennett non plus n’est pas tendre pour ceux et celles qui doutent de la théorie de l’évolution de Darwin : «Pour le dire carrément mais sans risque de se tromper, quiconque aujourd’hui doute que la variété de la vie sur cette planète est le produit du processus de l’évolution est tout simplement ignorant – qui n’a pas d’excuse, dans un monde où trois personnes sur quatre ont appris à lire et à écrire. (Darwin est-il dangereux?, Odile Jacob, 2000, p. 52.)
[9] Voir Alvin Plantinga, Warranted Christian Belief, Oxford, 2000.
[10] Cf. Kenny, op. cit., p. 123.
[11] Ibid.


VIVRE ET LAISSER VIVRE. THOMAS D’AQUIN ET L’EUTHANASIE

Philosopher, c’est apprendre à mourir.
Montaigne
Être ou ne pas être, voilà la question
Deux médecins, X et Y, administrent la même dose massive de morphine à leur patient en phase terminale souffrant affreusement d’un cancer incurable. Les deux mourront sous peu de l’effet puissant des doses de morphine. Nos deux docteurs savent pertinemment que leur patient va mourir. Seul le médecin X tue son patient. Pourquoi le médecin Y ne commet-il pas lui aussi un homicide?
Si on adopte le Principe du double effet, remontant à la Somme théologique de Thomas d’Aquin (1225-1274), alors le médecin Y n’a commis aucun meurtre, même s’il a posé le même geste que le médecin X. Le Principe du double effet énonce qu’une action peut avoir plusieurs conséquences et que ce ne sont pas toutes ces conséquences qui sont visées dans l’action. Le Docteur angélique écrit :

«Un acte peut fort bien avoir deux effets dont l’un seulement est voulu, tandis que l’autre ne l’est pas. Or les actes moraux reçoivent leur spécification de l’objet que l’on a en vu, mais non de ce qui reste en dehors de l’intention, et demeure, comme on le sait, accidentel à l’acte.»
[1]

Ainsi, le médecin Y donne des doses massives à son patient dans le but de soulager ses douleurs. Il n’a pas, en d’autres termes, l’intention de tuer son patient, de sorte qu’il n’est pas coupable d’homicide. Le médecin X, lui, avait l’intention de tuer son patient parce qu’il voulait (disons) faire cesser les souffrances de son patient.
Bon nombre sont (disons-le) d’avis que la ligne démarquant les deux cas est nébuleuse, de sorte que la distinction entre euthanasie active et passive est futile somme toute. Ainsi, pour le président de la Fédération des médecins spécialistes du Québec, le Dr Gaétan Barrette, «endormir» un patient en fin de vie aux prises avec des douleurs intolérables à l’aide de la sédation palliative, c’est poser un geste d’euthanasie. Pas d’accord, répond le Dr Vinay, responsable des soins palliatifs de l’hôpital Notre-Dame du CHUM : «Il n’y a aucune intention de meurtre là-dedans. Il y a l’intention de soulager.»
[2]
L’intention est donc au cœur du débat sur l’euthanasie, et, avec elle, celle d’action. Une des grandes questions philosophiques à ce sujet consiste à démêler l’intention de l’action.
Par «action», les philosophes entendent généralement un geste ou une pensée intentionnelle. L’«action» d’un poison sur un corps, par exemple, n’est pas une action intentionnelle, car l’action du poison ne vise pas à donner la mort. Seul l’être humain, de même que certains animaux, sont capables d’une action intentionnelle comme «tuer». Une action intentionnelle peut coïncider avec le fait de ne rien faire. Être immobile est également une action parce que l’immobilité (pour mieux observer une peinture; pour admirer un paysage magnifique, etc.) implique une intention. D’ailleurs, toute pensée est de nature intentionnelle, c’est-à-dire qu’elle vise quelque chose. Un médecin peut par exemple volontairement cesser un traitement car celui-ci causera la mort de son patient. Cesser un traitement est une action et, qui plus est, une action intentionnelle puisque toute action est par nature intentionnelle. Lorsque je casse par mégarde un oeuf, je n’accomplis aucune action, car je ne vise rien contrairement à ce qui se passe lorsque je casse un œuf pour faire la cuisine. Lorsque je cuisine, j’agis en vue d’un résultat, d’un but (me nourrir, moi ou les autres). Mon action est dirigée vers un but, un accomplissement; elle possède une direction; bref, elle a un «sens».

L’action en question
Cela posé, nous sommes pourtant loin d’être au bout de nos peines, car le concept d’action se révèle particulièrement poisseux. Examinons cette anecdote tirée d’un essai retentissant du philosophe américain Donald Davidson (1917-2003).

«Je tourne l’interrupteur, j’allume la lumière et j’illumine la pièce. À mon insu, j’alerte aussi un rôdeur de ma présence à la maison.»[3]

Pour anodine qu’elle soit, l’anecdote recèle une énigme philosophique redoutable. En effet, aie-je fait quatre choses (tourner l’interrupteur, allumer la lumière, éclairer la pièce, et avertir quelqu’un de ma présence) ou une seule? Bon nombre soutiendront que je n’ai posé qu’une seule action pouvant recevoir par ailleurs plusieurs descriptions différentes. Une seule et même action peut être décrite de diverses façons. D’où la thèse de l’identité des actions que défend entre autres Davidson. Ailleurs, il écrit :

«'Je ne savais pas que le fusil était chargé' correspond à une forme canonique d’excuse. Je ne nie pas que j’ai pointé le fusil et pressé la gâchette, ni que j’ai tiré sur la victime intentionnellement. Il est clair que ce sont deux événements distincts, puisque l’un a débuté un peu après l’autre. Mais quelle est la relation entre le fait de pointer le fusil et presser sur la gâchette, et le fait que j’aie tiré sur la victime? La réponse naturelle, et, je crois, correcte, est que la relation est celle de l’identité.»
[4]
Supposons Gontran qui presse sur la gâchette et tue Alphonse. D’après Davidson et la thèse de l’identité, les deux actes de Gontran – presser sur la gâchette et tuer Alphonse - constituent une seule et même action. Mais ces actions sont-ils véritablement identiques? Voici Gontran tuant Alphonse, et voici la balle qui part du fusil. Peut-on affirmer que le premier acte a causé le second, c’est-à-dire que Gontran tuant Alphonse a causé le coup de feu? Bien sûr que non. Il est en effet plutôt étrange d’affirmer que l’acte consistant à tuer Alphonse ait causé le coup de feu. Voici que Gontran presse sur la gâchette. Il est tout à fait correct d’affirmer que cet acte cause le coup de feu. Par conséquent, l’action de presser sur la gâchette a la propriété de causer le coup de feu, tandis que l’action de tuer Alphonse n’a pas la propriété de causer le coup de feu. Conclusion : puisque les deux actions n’ont pas la même propriété, il s’ensuit qu’elles ne peuvent constituer une seule et même action. Davidson a donc tort.
Il s’ensuit aussi que la thèse de l’identité des actions est fausse. Il nous faut donc envisager la thèse contraire, à savoir la thèse de la multiplicité des actions défendue entre autres par Thomas d’Aquin
[5]. Selon celle-ci, presser sur la gâchette et tuer Alphonse ce n’est pas faire la même chose, mais deux choses distinctes. Dans l’anecdote de tantôt, il y a bel et bien quatre actes différents et distincts, et sans doute bien d’autres encore.
L’un des problèmes auxquels est confronté cette seconde thèse, c’est sa grande prodigalité au plan «ontologique», comme disent les philosophes. L’«ontologie» est ce domaine de la philosophie qui s’interroge sur ce qui existe véritablement. Or, en adoptant la thèse de la multiplicité, on fait croître, comme disent encore les philosophes, «l’ameublement du monde» de manière inconsidérée, et cela pèche contre la fameuse maxime de Guillaume d’Occam, il ne faut pas multiplier les entités sans nécessité.
Quoi qu’il en soit, selon la thèse de la multiplicité de l’action que défend Thomas d’Aquin, lorsqu’un médecin administre des doses massives de morphine à son patient en vue de soulager ses douleurs, il pose une action, et si le patient en meurt, cet événement n’est pas une action dont il est l’auteur. Au contraire, pour le partisan de la thèse de l’identité, notre médecin fait une seule et même action; par suite, il «tue» le patient.

N’est-il jamais permis de se suicider ?

La problématique de l’euthanasie est bien contemporaine. C’est pourquoi Thomas d’Aquin n’en parle pas. Il aborde cependant la difficile question du suicide.
[6] Camus faisait du suicide le seul problème philosophique qui puisse se poser.[7] C’est cependant se donner beaucoup trop d’importance. Les partisans de l’euthanasie réclament un droit à la mort. L’homme moderne se veut souverain sur sa propre personne jusque dans la mort.
Pour le Docteur angélique, le suicide est contre-nature. L’homme, en effet, s’aime naturellement. L’amour de soi est, du moins au départ, si inné et puissant qu’on a toutes les difficultés du monde à aimer les autres. En fait, nous ne savons pas comment aimer celui ou celle que l’on est et, partant, nous n’aimons pas les autres. Il faut d’abord apprendre à s’aimer, et cela veut dire reconnaître et accepter ses propres limites, nos faiblesses, nos misères ; bref, nos manques d’amour. C’est pourquoi Thomas d’Aquin dit que le suicide est d’abord manque de charité envers soi-même.
Le suicide est aussi un manque de charité envers les autres. Contrairement à l’esprit individualiste qui marque nos sociétés modernes, l’homme, selon Thomas d’Aquin, appartient à la société, comme une partie dans un tout. En se suicidant, l’homme qui ne s’aime pas, n’aime pas les autres.
Enfin, celui qui s’aime, aime Dieu, c’est-à-dire son prochain. «Aussi quiconque se prive lui-même de la vie, pèche contre Dieu et la société.»


[1] Thomas D’Aquin, Somme théologique, 2, 2 Question 64, art. 7.
[2] Cité dans Le Devoir du samedi et dimanche 17-18 octobre 2009, Cahier C, p. 1.
[3] Donald Davidson, «Actions, raisons et causes», in Actions et événements, PUF, Épiméthée, 1993, p. 17.
[4] Donald Davidson, «La forme logique des phrases d’action», in Actions et événements, op.cit. , p. 154.
[5] Voir Thomas d’Aquin, Somme théologique, 1 2, Question 7, article 3.
[6] Voir Somme théologique, 2, 2 Question 64, article 65.
[7] Voir Albert Camus, Le mythe de Sisyphe.