dimanche 11 octobre 2015

RUPTURE COMMUNAUTARIENNE : Michael Sandel et le port du niqab à la cérémonie d’assermentation de citoyenneté


Il y a chez bon nombre d’entre nous une soif jamais inassouvie de tout régler par des lois, des chartes, des règlements, des décisions de cour, etc. Pourtant, le rejet de la Cour d’appel fédérale à Ottawa d’un appel du gouvernement relativement à l’interdiction du niqab lors de cérémonies de citoyenneté, a plongé le pays en pleine campagne électorale dans la confusion. Les trois juges de la Cour fédéral ont rendu jugement sur le banc, affirmant qu’ils souhaitaient procéder rapidement afin de permettre à Zunera Ishaq d’obtenir sa citoyenneté à temps pour pouvoir voter aux élections fédérales du 19 octobre. La Pakistanaise d'origine devenait ainsi un personnage central de la campagne électorale, bien malgré elle.

Les tenants du droit à la liberté de conscience et de religion, dont le chef libéral Justin Trudeau et celui du NPD, Thomas Mulcair,  entendent respecter la décision de la Cour d’appel; conservateurs et bloquistes, eux, contestent le jugement du tribunal. « Quand vous vous joignez à la famille canadienne, lors d’une cérémonie de citoyenneté, il est essentiel qu’à ce moment vous vous révéliez aux Canadiens. Et c’est une position largement appuyée par les Canadiens », a fait valoir Stephen Harper. Conservateurs et Bloquistes font alliance et refusent qu’une demanderesse de citoyenneté prête serment voilée. Les Bloquistes applaudissent aux chiffres de la Boussole électorale de Radio-Canada révélant que c’est le Québec qui remporte la palme de l’opposition au fait de prêter serment de citoyenneté à visage couvert, avec 89% des répondants se disant fortement en désaccord avec cette pratique.  Libéraux et néodémocrates défendent, eux, les droits et libertés individuelles de ces femmes voilées et les deux partis annuleraient l’appel du fédéral en Cour suprême s’ils étaient portés au pouvoir. Ce sont des partisans des accommodements religieux qui ont une confiance aveugle en la capacité des tribunaux de décider où tracer la ligne. Les parlementaires n’auraient ni la capacité ni la légitimité pour agir. Telle est la position de Thomas Mulcair et de Justin Trudeau.

Dans une chronique sur le sujet, le chroniqueur du Devoir, Christian Rioux, parle de « rupture anthropologique » (Le Devoir du 9 octobre dernier). Il a parfaitement raison puisque la controverse nous confronte à deux conceptions de l’être humain qui, il va de soi, à des conséquences au plan de la philosophie politique, du moins en ce qui concerne le débat connu entre philosophes « libéraux », d’une part, et « communautariens », d’autre part. Le philosophe politique américain à l’université Harvard, Michael Sandel (1953-   ) fait si l’on veut partie du second camp. Il s’est fait connaître par la publication en 1982 Le libéralisme et les limites de la justice (1982), où il porte un regard critique sur l’œuvre de ce que plusieurs tiennent comme le plus grand philosophe politique du XXe siècle, John Rawls (1921-2002) - si par « plus grand », on veut bien entendre à la fois le plus commenté, discuté et critiqué. Rawls est en effet l’auteur d’un essai marquant en philosophie politique, Une théorie de la justice (1971).

Or, justement, dans cet essai, Rawls écrit : « Le moi est premier par rapport aux fins qu’il défend. » Ce qui signifie que nous serions nos fins, c’est-à-dire nos valeurs, nos buts, nos croyances, nos projets de vie, etc., qui manifestent ce que nous sommes apparemment, mais notre capacité de choisir. Nous serions ainsi des personnes marqués par nos choix que nous faisons tout au cours de notre existence. En somme, Rawls propose une conception de la personne humaine parfaitement dépouillée, désincarnée, « désencombrée » comme dit Sandel. Nos valeurs, nos croyances, notre expérience de vie, nos traditions, notre culture, etc., deviennent ainsi chez Rawls des éléments secondaires, voire accessoires, pour qui nous sommes vraiment, à savoir des êtres pouvant faire des choix.

Ceux qui, comme les « libéraux » Mulcair et Trudeau, définissent les citoyens comme étant des personnes dotées de droits et libertés, indépendamment de leurs croyances, valeurs, traditions, etc., sont d’accord avec Rawls contre Sandel. Ce dernier s’est élevé contre l’anthropologie rawlsienne désincarnée. Car, il faut le dire, la personne humaine n’est selon Rawls qu’une pure abstraction : une personne rationnelle capable de faire des choix rationnels. En cela, Rawls s’est fait le porte-parole au XXe siècle du philosophe allemand des Lumières, Emmanuel Kant (1724-1804), pour qui, la raison subordonne tout, entre autres la tradition, les valeurs, la culture. Les « libéraux », partisan du libéralisme en philosophique, sont ceux et celles qui défendent la liberté à tout crin de telle manière que l’État ne doit en aucune façon imposer une conception de la vie bonne (porter ou non un niqab). Les libéraux au sens large, philosophique du terme, adoptent cette profession de foi attribuée à Voltaire : « Je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites, mais je me battrai jusqu’à la mort pour que vous ayez le droit de le dire. » Ainsi, ce n’est pas tant la croyance musulmane de Zunera Ishaq que défendent Mulcair et Trudeau ainsi que leurs partisans, mais le simple droit de l’exprimer. Harper et Duceppe, eux, sont d’avis que le droit à la liberté de conscience et de religion ne doit pas prévaloir sur les traditions et la culture existantes. Ils se rangent tous deux dans le camp de Sandel, celui du « communautarisme ».

Or, il faut dire que la philosophie « libérale » a soufflé fort sur le Québec depuis la Révolution tranquille. Sur la tradition religieuse catholique en particulier qui en a pris un sacré coup. Mais les Québécois ont rejeté massivement la défunte charte de la laïcité québécoise du Parti Québécois, pilotée par Bernard Drainville, qui fut un modèle « libéral » (à la sauce rawlsienne) du genre. Ce qui signifie que les Québécois reconnaissent les valeurs culturelles et historiques de leur communauté. Ils sont prêts à reconnaître l’importance de la religion de leur ancêtre et, même s’ils ne connaissent plus le sens du crucifix, ils ne sont pas prêts à le déplacer de son trône à l’Assemblée nationale, même si ce signe religieux fait horreur aux « libéraux » purs et durs. Les Québécois seraient plus « conservateurs » qu’ils ne le croient. À preuve, ils défendent bec et ongles à leur identité française. En somme, ils ne sont aucunement enclins à passer sous silence les formes extrêmes que peut prendre le culte des droits et libertés, au-delà des traditions communes. L’égalité homme-femme est devenue pour eux un acquis communautaire qui les définit dans leur identité propre. Le port du voile intégral va à l’encontre de cet acquis culturel. Leur antécédent religieux catholique les engage à être des personnes à part entière, homme et femme. Après tout, Dieu créa l’homme et la femme à son image. Ce sont tous des enfants de Dieu. Aussi, les religieux d’aujourd’hui portent un habit simple et sobre, avec pour seul signe distinctif une petite croix. Adieu voiles et cornettes d’autrefois. Le religieux ou la religieuse est désormais partie prenante de la société, des hommes et des femmes laïques : c’est en somme ce que les Québécois demandent aux religieux venus d’une autre tradition religieuse. En devenant citoyen de leur beau pays, ils leur demandent seulement de partager un minimum de valeurs communes.

La philosophie libérale des droits et libertés n’est pas mauvaise en soi. Elle permet de protéger les minorités confrontées au pouvoir souvent exorbitant de la majorité. Mais il ne faut pas qu’inversement la minorité exerce le pouvoir contre la majorité. En somme, il faut un juste milieu. C’est ce qu’enseignait jadis Aristote. Le législateur doit toujours avoir dans sa mire le juste milieu. Il doit en somme faire preuve de sagacité, vertu morale et politique par excellence. C’est ce que défend Sandel contre Rawls. Le bien (la vertu) doit l’emporter sur le juste (les droits et libertés).

vendredi 25 septembre 2015

BAILLARGEON SUR LA RELIGION


Fils spirituel des Lumières, comme tant d’autres de ses contemporains, disciple de Bertrand Russell, auteur d’essais à succès, dont le Petit cours d’auto-défense intellectuelle, militant de gauche après avoir embrassé l’anarchisme, commentateurs dans les médias, Normand Baillargeon est tenu comme l’un des grands intellectuels au Québec. Le mot de Denis Diderot, ce héros des Lumières, lui va comme un gant : « Hâtons-nous de rendre la philosophie populaire.
            Normand Baillargeon est aussi un militant et un penseur athée. Il s’en explique dans un texte « Confidences d’un mécréant humaniste » paru dans un ouvrage qu’il dirigé en compagnie de Daniel Baril, paru en 2009, Heureux sans Dieu. Des incroyants, athées et agnostiques témoignent[1]. On lit : « Je ne l’ai jamais caché : je suis athée, athée comme Prévert avoue l’être, je veux dire absolument, totalement, hermétiquement, étonnamment (du moins, je le présume, aux yeux de certaines personnes) et entièrement. ». L’année suivante, Baillargeon publie Là-haut, il n’y a rien. Anthologie de l’incroyance et la libre-pensée. Il s’agit, comme le sous-titre l’indique, d’un recueil de la tradition de pensée non-croyante. La même année paraît Stéroïdes pour comprendre la philosophie[2], dont un chapitre porte sur la philosophie de la religion (chapitre 7, p. 139-168).
Je ne souhaite pas ici répondre point par point aux objections de Baillargeon contre la légitimité de la croyance religieuse. Je voudrais plutôt exposer, pour ensuite la critiquer, la posture épistémologique qu’adopte Normand Baillargeon rejetant la croyance religieuse.
       Le point de départ méthodologique et épistémologique de Baillargeon vis-à-vis la religion est celui de son mentor et émule, Bertrand Russell (1872-1970), auteur du célèbre Pourquoi je ne suis pas chrétien (1957).[3] Il convient alors de se référer au texte « Bertrand Russell, le sceptique passionné », paru dans un recueil de textes de Baillargeon, Raison Oblige. Essai de philosophie sociale et politique.[4] Bien que dans cet essai Baillargeon tente de cerner ce qu’il attribue à Russell, à savoir la « pensée critique », Baillargeon ne parvient pas à dégager de manière claire et transparente la position épistémologique de Russell. Dans le même essai, il cite toutefois au tout début de la section intitulée justement « Russell et la pensée critique » (p. 32), un passage tiré de l’introduction aux Essais sceptiques de Russell :

Je désire soumettre à l’examen bienveillant du lecteur une doctrine qui, je le crains, va paraître terriblement paradoxale et subversive. La doctrine en question est celle-ci : il n’est pas désirable d’admettre une proposition quand il n’y a aucune raison de supposer qu’elle est vraie.[5]

Quelle est donc cette doctrine « terriblement paradoxale et subversive » dont parle Russell ? Il s’agit, en réalité, d’un principe épistémologique légitimant la connaissance, c’est-à-dire la croyance vraie justifiée. En épistémologie, ce principe a reçu le nom d’évidentialisme. L’évidentialisme nous enjoint de proportionner nos croyances à l’évidence disponible ou accessible, c’est-à-dire aux bonnes raisons de croire. Croire par exemple qu’une théière orbite autour de la terre[6] alors qu’aucune évidence ne permet de confirmer ou d’infirmer la chose (étant donnée l’état de notre technologie spatiale), ce n’est ni désirable ni souhaitable. On constate en somme la dimension morale ou éthique dans le vœu de Russell. Son principe épistémologique comporte donc une charge morale évidente.

Dans Pourquoi je ne suis pas chrétien, Russell formule ainsi le même principe épistémique éthique : « L’habitude de fonder les convictions sur des preuves, et de ne leur accorder de certitude que dans la mesure où elles sont garanties par des preuves, guérirait, si elle devenait générale, la plupart des maux dont souffre le monde. »[7] Il s’agit ici d’une recommandation; d’un souhait, en somme, puisque, comme nous le verrons, Russell est partisan en philosophie morale qu’on appelle le « subjectivisme moral » voulant qu’il n’y ait aucun fait moral, existant dans une sorte de réalité morale, qui puisse trancher les débats moraux.
Pour le moment, notons que le principe éthique de croyance de Russell rappelle à s’y méprendre celui d’un autre britannique, mathématicien de formation, William Kingdon Clifford (1845-1879), auteur d’un essai percutant, « The Ethics of Belief » (L’éthique de la croyance), paru en 1879, dans lequel est énoncé un principe éthique de la croyance, connu sous le nom de l’auteur, le Principe de Clifford: « Il est mauvais toujours, partout pour quiconque, de croire quelque chose, sur la base d’une évidence insuffisante ».[8] Le Principe de Clifford constitue une prescription morale qualifiée de « déontologique », au sens où il s’agit d’un devoir incontournable qui ne souffre d’aucune exception : « Il est mauvais toujours, partout pour quiconque…», lit-t-on, en effet.
Lorsqu’on fait sien, comme le fait selon toute vraisemblance Baillargeon, le principe épistémique éthique de Russell, voire celui de Clifford, il faut être au clair sur ce qu’on prétend ainsi proposer : on fait de la recherche de la connaissance, une question de nature morale. On stipule, en somme, comment il faut se comporter vis-à-vis de la vérité, sous peine d’être vicieux au plan épistémologique.
            Des philosophes ont fait de remarquer que le Principe de Clifford ainsi que ses variantes que l’on retrouve entre autres chez Russell, s’inscrivent dans une perspective épistémologie, l’évidentialisme. En somme, le principe éthique de la croyance dit « Tu ne croiras pas sans raison théorique suffisante. »[9] De sorte que les tenants du Principe de Clifford, avec Russell comme second point d’appui, et Baillargeon le reprenant de manière implicite dans sa quête des raisons justifiant la croyance religieuse, se croient en mesure d’interpeler le croyant chrétien en le sermonnant: « Croyant, tu es un vicieux épistémique ! »[10]
            L’évidentialisme en épistémologie est dit être « déontologique », au sens où il est impératif de proportionner nos croyances aux évidences. Aucun passe-droit n’est légitime et admissible. D’après le philosophe français Roger Pouivet :

L’évidentialisme suppose le principe suivant : Pour toute personne S et pour une proposition p au moment t, il est permis de croire que p à t si et seulement si croire que p repose sur des données suffisantes (une évidence[11]) dont dispose S au moment t.

Pour illustrer l’évidentialisme épistémologique en matière religieuse, reprenons l’exemple de la théière de Russell : si je n’ai aucune raison (« évidence ») de croire qu’une théière orbite autour de la terre, ma croyance n’a dès lors aucune justification. En somme, il est possible de croire en plein de choses déraisonnables. Or, la croyance en l’existence de Dieu serait semblable à celle de la croyance en l’existence d’une théière dans l’orbite de la terre. Tout comme celui qui croit en l’existence d’une telle théière, le croyant n’est pas épistémiquement fondé de croire en Dieu.
            Des philosophes ont mis en question l’épistémologie évidentialiste qui a cours depuis Platon jusqu’à Russell et ont proposé une autre perspective épistémologie, celle basée sur la vertu, d’où son nom épistémologie de la vertu.[12]
            Pour y voir plus clair, examinons succinctement un exemple précis, celui de Jean Valjean dans Les Misérables de Victor Hugo. Jean Valjean en est le héros du roman qui purgea cinq années au bagne pour avoir volé un pain… De forçat, Valjean devint ensuite un homme riche et généreux. Le moment où s’effectua cette transition nous est raconté par sa rencontre avec l’évêque de Digne, monseigneur Bienvenu. Celui-ci hébergea Valjean après sa sortie du bagne. Or, à un moment donné, l’évêque Bienvenu dit à Jean Valjean :
Jean Valjean, mon frère, vous n’appartenez plus au mal, mais au bien. C’est votre âme que je vous achète; je la retire aux pensées noires et à l’esprit de perdition, et je la donne à Dieu.[13]
            Du point de vue évidentialiste, monseigneur n’a aucune raison supportant son affirmation. Victor Hugo exprimait ainsi sa foi en Dieu. D’après le Principe de Clifford, l’énoncé en question est vicieux au plan épistémique et, donc, condamnable au plan moral. Jean Valjean aurait pu mal tourner, mais il s’avère qu'il grava dans sa mémoire le geste et les paroles libératrices de l’évêque. Il va de soi que la condamnation épistémique est elle-même non-fondée. De fait, en disant aux gendarmes ramenant Jean Valjean en fuite avec, dans son sac, l’argenterie appartenant à l’évêché où il logeait, l’évêque faisait œuvre de charité en libérant Valjean de sa misérable existence. Le héros du roman allait prendre cette chance que Bienvenu lui offrit pour ainsi dire sur un plat d’argent de refaire sa vie en la modelant, non plus sur le vol, mais sur le bien. L’évêque est ainsi parfaitement justifié à dire ce qu’il a dit à l’ancien paria. Son geste et sa parole allaient transformer Jean Valjean en un homme nouveau, radicalement transformé par la « grâce de Dieu ».
            Les évangiles regorgent de récits semblables. Le plus proche est sans doute celui dit du « fils prodigue » ou le fils perdu et retrouvé (Luc 15 11-32). Après avoir dilapidé son héritage, le fils revint à la maison vers son père qui lui ouvre les bras et lui dit : « Mon père, j’ai péché contre Dieu et toi, je ne suis plus digne que tu me regardes comme ton fils. » Encore ici, l’évidentialiste soutient que le fils n’a pas raison de dire qu’« il a péché contre Dieu », bien qu’il soit vrai qu’il ait mal agit contre son père. Mais ici, dans le récit, la figure du père qui accueille son fils malgré son écart de conduite, est celle du Dieu de Jésus Christ, le Père.
            Ce qu’il faut retenir de ces deux exemples, c’est que le chrétien est en droit de croire en Dieu puisque la vertu l’engage. C’est parce que l’évêque Bienvenu pardonne à Valjean et en rajoute en lui offrant les chandeliers que Valjean avait oublié d’emporter, que les mots je donne en échange votre âme à Dieu trouvent leur justification. Évidemment, ces mots ne démontrent pas l’existence de Dieu, mais garantissent pour le croyant sa foi en Dieu.
            Un philosophe comme Roger Pouivet, dans son essai Épistémologie des croyances religieuses, n’entend pas non plus démontrer ou prouver l’existence de Dieu, mais justifier que le croyant est parfaitement en droit de croire que Dieu existe. « … ce livre dévend le droit épistémologique de croire en Dieu. » (p. 16). Et l’auteur entend le faire sur la base d’une épistémologie de la vertu, et non plus évidentialiste qui a eu cours jusqu’à présent en philosophie. Dans un autre ouvrage, Pouivet pose la question démarquant l’épistémologie évidentialiste de l’épistémologie de la vertu : « Est-ce nos croyances qui sont justifiées, ou nous qui croyons quelque chose avec confiance ? »[14] La réponse est que c’est nous, les personnes porteuses de croyance, qui importent désormais, pas les croyances elles-mêmes.

L’épistémologie de la vertu est née du changement consistant à ne plus mettre l’accent sur les croyances, mais les personnes qui croient, les croyants si l’on veut. On s’intéresse alors moins aux caractéristiques d’une croyance justifiée (l’indubitabilité ou la vérifiabilité, par exemple) qu’aux qualités de caractère de celui qui connaît.[15]

Dans une épistémologie de la vertu, ce qui compte c’est la vertu de celui ou celle qui énonce une proposition, en l’occurrence « Dieu existe ». Que ce soit Jésus ou l’évêque Bienvenu qui déclarent qu’un Dieu (-Père) existe, cela suffit, non pas pour affirmer que Dieu existe, mais que l’auditeur ait le droit de croire – avoir foi en… – dans le dire ou le Parole de Dieu. La foi est le témoignage de celui ou celle qui s’engage avec confiance prenant appui sur le Dire ou la Parole de Jésus Christ, dont les vertus sont éminentes. La foi n’est pas qu’une simple « croyance », mais une vertu qualifiée de « théologale » (avec l’espérance et la charité (grec, agapè), les deux autres vertus théologales). Elle est dite « théologale » parce que cette vertu vient de Dieu. Or, la vertu suprême, l’amour-agapè (que les latins traduiront par « caritas », ce qui donnera en français, charité) est la plus éminente. Saint Paul écrit : « Trois choses demeurent, la foi, l’espérance et l’amour (agapè). Mais la plus grand des trois est l’amour (agapè). Ce qui n’a rien de surprenant puisque dans sa première lettre, saint Jean écrit de son côté : « Celui qui n’aime pas ne connaît pas Dieu, car Dieu est amour (agapè). » (1 Jean 4 7-8) En somme, celui ou celle qui aime Dieu croit en Lui, et est en droit de dire que Dieu existe. Celui qui croit en Dieu lui fait confiance. Jean Valjean cru en la Parole de l’évêque Bienvenu; ce qui transforma radicalement sa vie. De misérable, il redevint un être humain en retrouvant sa dignité d’homme.

            Examinons à présent l’expérience religieuse dont traite Baillargeon dans son chapitre sur la philosophie de la religion tiré de Stéroïdes pour comprendre la philosophie. Baillargeon soutient que l’appel à l’expérience religieuse n’est pas concluant pour affirmer l’existence de Dieu. L’objection principale étant que l’expérience, qu’elle soit religieuse ou non, demeure personnelle ou subjective et ne peut constituer une preuve objective de la présence de Dieu.
L’évidentialisme épistémologique de Baillargeon est difficile à contenter. Baillargeon examine (trop) rapidement Les formes multiples de l’expérience religieuse du philosophe et psychologue américain William James (1842-1910). Je ne sais si Baillargeon a lu intégralement l’essai de James, dont l’important chapitre de conclusion intitulée Valeur de la vie religieuse.[16] On y apprend, ce que tout le monde sait à présent, à savoir que la science moderne expérimentale, évidentialiste dans son épistémologie, tient la religion ou l’expérience religieuse sous ses multiples formes, comme un anachronisme, un mode de survivance d’une pensée primitive et, donc, rudimentaire, à mille lieux de la pensée scientifique moderne rationnelle et véridique. En somme, la religion constitue un reliquat désuet de la pensée primitive. Du moins, du point de vue d’une épistémologie évidentialiste régnant sans partage dans la science actuelle. Comme le fait Baillargeon, on ne manque pas alors de réaffirmer les thèses des grands philosophes « positivisme », dont Auguste Comte. « Avec sa fameuse Loi des trois états, Auguste Comte invitait pour sa part à considérer la religion comme un moment historiquement situé, et désormais dépassé d’abord par la métaphysique, puis par la science positive de la compréhension du monde. », écrit Baillargeon (p. 160), où défile ensuite les soi-disantes avancées de Marx et de Freud qui déclarent que la religion est « l’opium du peuple », selon le mot célèbre de Feuerbach. Étudiant, j’ai entendu dans la bouche de mes maîtres ces formules lapidaires ad nauseam.
La science moderne n’en a que pour l’expérience impersonnelle, contrairement à la religion dont l’expérience est toute personnelle. Voilà le clivage entre science et religion, du moins selon William James. Or, sous l’apparente diversité de l’expérience religieuse se terre, nous dit James, une constante, voire un schéma, un passage obligé, dans l’expérience religieuse bien qu’elle demeure une expérience personnelle. Dans toutes les religions, soutient James, il y a d’une part

… la même inquiétude; d’autre part, la même délivrance. L’inquiétude, ramenée à sa plus simple expression, est le sentiment qu’il y a quelque chose en nous qui va mal. La délivrance consiste à sentir que nous sommes sauvés de ce mal en entrant en rapport avec les puissances supérieures.[17]
Le psychologue que fut James reconnaît le mal être de départ de ces patients qui viennent le consulter; c’est celui aussi des personnes qui disent vivre une expérience religieuse. Ce fut celle que décrit Victor Hugo avec le personnage de Valjean. La vaste majorité des conversions religieuses viennent après un temps obscur de recherche pour sortir d’un malaise persistant et endémique. C’est une quête de sens. L’existence ne fait plus sens. Vient ensuite une réponse où la vie misérable bascule, et tout devient alors lumineux et gorgé de sens. Pour reprendre ici la parole de saint Irénée, Père grec, évêque de Lyon, mort martyr en 201 après J.-C. : « La Gloire de Dieu, c’est que l’homme vive, c’est l’homme debout. »[18]
            Encore une fois, l’épistémologue évidentialiste revient à la charge et disqualifie comme irrationnelle la gloire de Dieu et tout le tralala. Bullshit ! Baliverne !, s’écrira-t-il. Du point de vue de l’évidentialiste, les « croyants » sont des baratineurs. Or, si l’on en croit l’analyse que le philosophe Harry Frankfurt a donnée de la « bullshit » (du baratin), la personne qui la profère, ne ment pas comme tel, c’est-à-dire ne dit pas la vérité, mais cherche à tromper, voire à bluffer.[19] Elle serait donc une personne vicieuse dont les intentions sont malveillantes.
On en revient toujours à la vertu et au vice; bref, à la valeur ou la vertu des personnes. Dans une épistémologie de la vertu, la vérité dépend de la qualité des personnes. La vérité est relative à une personne. Pour le chrétien, Jésus Christ est la vérité. C’est du moins ce que nous lisons dans l’évangile de Jean : « Jésus lui répondit : Je suis le chemin, la vérité, la vie » (Jean 14 6). D’ailleurs, l’évangéliste s’explique lui-même sur ses propres intentions : « Jésus a fait encore, devant ses disciples, beaucoup d’autres signes miraculeux qui ne sont pas relatés dans ce livre. Mais ce qui s’y trouve a été écrit pour que vous croyiez que Jésus est le Messie, le Fils de Dieu. Et si vous croyez en lui, vous aurez la vie avec lui. » (20 30-31). Il s’agit en somme de montrer que Jésus est digne de foi, méritant notre confiance.
Une des objections de l’évidentialiste veut que ce qui constitue une vertu pour l’un soit un vice pour l’autre. C’est l’objection du relativisme moral. Le bien, en somme, dépend de la perception de chacun. En fait, le relativisme repose sur le subjectivisme moral. Ce fut la position de Russell en philosophie morale. Il vaut la peine de citer tout au long ce passage éloquent de Science et religion, où Lord Russell prend la défense du subjectivisme moral :

Quand un homme dit : « Ceci est bon en soi », il paraît affirmer un fait, tout comme s’il disait : « Ceci est carré » ou « Ceci est sucré ». Je pense que c’est là une erreur. Je pense qu’il veut dire en réalité : « Je souhaite que tout le monde désire ceci », ou plutôt:« Puisse tout le monde désirer ceci ». Si l’on interprète ses paroles comme une affirmation, il s’agit seulement de l’affirmation de son désir personnel; par contre, si on les interprète d’une façon plus générale, elles n’affirment rien, mais ne font qu’exprimer un désir. Le désir lui-même est personnel, mais son objet est universel. C’est, à mon avis, ce singulier enchevêtrement du particulier et de l’universel qui a causé une telle confusion en matière de morale.
La question deviendra peut-être plus claire si nous opposons une sentence morale à une phrase qui affirme un fait. Si je dis : « Tous les Chinois sont bouddhistes », on peut me confondre en exhibant un Chinois chrétien ou musulman. Si je dis : « Je crois que tous les Chinois sont bouddhistes», on ne peut pas me confondre par des preuves venues de Chine, mais seulement par la preuve que je ne crois pas ce que je dis: car ce que j’affirme ne concerne que mon propre état d’esprit. Si maintenant un philosophe dit : « La beauté est un bien », je peux interpréter sa phrase comme signifiant : « Puisse tout le monde aimer ce qui est beau » (ce qui correspond à « Tous les Chinois sont bouddhistes »), ou « Je souhaite que tout le monde aime ce qui est beau » (ce qui correspond à « Je crois que tous les Chinois sont bouddhistes »). La première phrase [« Puisse tout le monde aimer ce qui est beau »] n’affirme rien, mais exprime un souhait; étant donné qu’elle n’affirme rien, il est logiquement impossible qu’il existe des preuves pour ou contre, ou qu’elle soit vraie ou fausse. La deuxième phrase [« Je souhaite que tout le monde aime ce qui est beau »], au lieu d’être simplement optative, affirme un fait, mais, ce fait concerne l’état d’esprit du philosophe, et on ne peut réfuter cette affirmation qu’en démontrant qu’il n’éprouve pas le désir qu’il prétend éprouver. Cette deuxième phrase n’est pas du ressort de la morale, mais de la psychologie ou de la biographie. La première phrase, qui est bien du ressort de la morale, exprime le désir de quelque chose, mais n’affirme rien.
Si l’analyse ci-dessus est correcte, la morale ne contient aucune affirmation, vraie ou fausse, mais se compose de désirs d’un certain genre, à savoir de ceux qui ont trait aux désirs de l’humanité en général - et des dieux, des anges et des démons, s’ils existent. La science peut examiner les causes des désirs, et les moyens de les réaliser, mais elle ne peut contenir aucune sentence morale proprement dite, parce qu’elle s’occupe de ce qui est vrai ou faux.
La théorie que je viens de présenter est une des formes de la doctrine dite de la “subjectivité” des valeurs. Cette doctrine consiste à soutenir que, si deux personnes sont en désaccord sur une question de valeur, ce désaccord ne porte sur aucune espèce de vérité, mais n’est qu’une différence de goûts. Si une personne dit: « J’aime les huîtres » et une autre « Moi, je ne les aime pas », nous reconnaissons qu’il n’y a pas matière à discussion. La théorie en question soutient que tous les désaccords sur des questions de valeurs sont de cette sorte, bien que nous ne le pensions naturellement pas quand il s’agit de questions qui nous paraissent plus importantes que les huîtres. Le principal motif d’adopter ce point de vue est l’impossibilité complète de trouver des arguments prouvant que telle ou telle chose a une valeur intrinsèque. Si nous étions tous d’accord, nous pourrions dire que nous connaissons les valeurs par intuition. Nous ne pouvons pas démontrer à un daltonien que l’herbe est verte et non rouge. Mais il existe divers moyens de lui démontrer qu’il lui manque une faculté de discernement que la plupart des gens possèdent, tandis que, dans le cas des valeurs, il n’existe aucun moyen de ce genre, et les désaccords sont beaucoup plus fréquents que dans le cas des couleurs. Étant donné qu’on ne peut même pas imaginer un moyen de régler un différend sur une question de valeur, nous sommes forcés de conclure qu’il s’agit d’une affaire de goût, et non de vérité objective.[20]

Le subjectivisme de Russell en matière de moralité pose un sacré problème pour son principe de l’éthique des croyances. S’il faut en effet proportionner nos croyances aux évidences disponibles, il s’agit, évidemment, d’un simple souhait, fort subjectif, qui ne vaut pas mieux, du point de vue subjectivisme, que la croyance en une théière orbitant autour de la terre. Je ne comprends pas, en somme, comment Russell peut soutenir à la fois un principe éthique de la croyance en soutenant le subjectivisme moral. Si, en effet, le principe éthique de la croyance n’est qu’un vœu pieu, voire une fantaisie de Russell, alors il parfaitement illégitime de rejeter comme irrationnelle la soi-disante fantaisie du croyant. Lorsqu’on soutient le subjectivisme moral comme Russell, il faut bien comprendre qu’il est a priori exclut qu’il puisse y avoir une discussion rationnelle en matière de moralité, puisqu’il ne s’agit en somme que de préférences personnelles, de sorte qu’aucun argument rationnel ne peut trancher une question morale, voire religieuse. « Je préfère croire en Jésus », dit l’un; l’autre : « Moi, en Bouddha », et un autre « Ni Dieu ni maître », etc.… Et la discussion s’arrête là. Tant que Russell ne trouvera pas d’arguments à son goût, il n’en trouvera aucun.
Pourtant, de son côté, Baillargeon critique l’expérience religieuse, celle la foi, comme étant « subjective ». En bon disciple de Russell, Baillargeon nous doit au moins de nous expliquer ce tour de passe-passe qui vole allégrement contre une éthique de la croyance.
Un mot pour clore sur l’expression malheureuse « croyant » comme porteur d’une « croyance ». Dans une éthique de la vertu, ce qui compte ce n’est pas tant les croyances que le porteur de la croyance, la qualité de la personne porteur de croyances. Désigné le chrétien comme étant un « croyant » oriente le débat uniquement vers la croyance. Or, un chrétien n’est pas tant un « croyant » qu’un témoin – de la présence de Dieu dans sa vie, de Jésus Christ en l’occurrence. Or, un témoin témoigne de ce qu’il vit ou expérimente, comme un témoin au tribunal qui vient témoigner. Évidemment, le témoignage reste personnel. L’expérience religieuse est singulière, personnelle. La science, elle, ne se repaît que de l’expérience universelle, impersonnelle. D’où le divorce entre la science et la religion. Quoi qu’il en soit, le croyant subit en quelque sorte la passion de la foi. La foi s’impose pour ainsi dire à lui. Tels d’ailleurs les divers passions, comme lorsque nous disons « Surpris par la joie », « sous l’emprise de la panique », « être honteux », etc. Avoir la foi ne consiste donc pas tant à décider rationnellement de l’avoir, mais de l’accueillir, de l’admettre, de la reconnaître, etc., même si cela paraît, de prime abord, parfaitement incongru, voire ridicule. Comme disait le réalisateur français, Robert Hossein, « Je n’ai pas la foi; c’est elle qui m’a. » C’est d’elle que témoigne le chrétien.
Dieu n’a que faire de nos croyances. Ce qu’il admire, ce sont les personnes que nous sommes avec nos vertus (et nos vices). La foi, par exemple, de cette Cananéenne qui fit s’exclamer Jésus : « Oh! que ta foi est grande ! Dieu t’accordera ce que tu désires. » (Mt 15 28). L’excellence de la foi de la dame surprend même Dieu.




[1] vlb éditeur, aux pages 77 à 98.
[2] Amérik Média, aux pages 139 à 165.
[3] Baillargeon a préfacé l’édition chez Lux Éditeur, en 2011, de l’essai de Russell Pourquoi je ne suis pas chrétien, aux pages 7 à-30.
[4] Les Presses de l’Université Laval, 2009, aux pages 23-38. Le moins que l’on puisse dire c’est que Normand Baillargeon fut un bourreau de travail en 2009 !
[5] Bertrand Russell, Essais sceptiques, Belgique, Les Presses du Compagnonnage, 1950, p. 51. Je souligne.
[6] L’exemple est celui de Russell dans un texte commandé par l’Illustrated Magazine en 1952 mais non publié, « Is there is a God ? ». Alvin Plantinga définit l'évidentialisme ainsi dans son grand essai Warranted Christian Belief (Oxford, 2000) : « L'évidentialisme est le point de vue selon leque la croyance en Dieu est rationnellement justifiable ou acceptable si seulement il existe de bonne évidence (good evidence) la supportant, où bonne évidence consiste en des arguments construits à partir de propositions qu'on sait. » (p. 70, ma traduction).
[7] Bertrand Russell, Pourquoi je ne suis pas chrétien, Lux, 2011, p. 35.
[8] À ma connaissance, le texte de Clifford, «The Ethics of Belief», n’a pas encore été traduit en français. L’article est paru dans les Lectures et Essays de Clifford, Macmillan, 1901, aux pages 163-176. Il est reproduit dans de nombreuses anthologies anglaises, dont celui de  R.T. Sample, C.W. Mills et J.P. Sterba, éds., Philosophy : The Big Questions, Blackwell, 2004, p. 83-87. Je recommande cette édition puisque le texte de Clifford est suivi de celui du philosophe Peter van Inwagen qui prend le contrepied de Clifford.
[9] Voir Roger Pouivet, Épistémologie des croyances religieuses, Paris, Cerf, 2013, p. 37.
[10] Ibid., p. 38.
[11] Le français traduit « evidence » par preuve, qui limite l’évidence à la preuve formelle de nature logique mathématique ainsi qu’empirique.
[12] Pour ne nommer que les principaux initiateurs : Alvin Planting, Warranted Christian Belief (2000), Linda Trinkaus Zagzebski, Divine Motivation Theory (2004), aux États-Unis; Roger Pouivet, op. cit., en France.
[13] Victor Hugo, Les Misérables, Pocket, 2013, p. 127.
[14] Roger Pouivet, Philosophie contemporaine, Paris, PUF, 2008, p. 184.
[15] Ibid.
[16] William James, Les formes multiples de l’expérience religieuse. Essai de psychologie descriptive, Chambéry, Éditions Exergue, 2001, pp. 443-475.
[17][17] Ibid., p. 461.
[18] Irénée de Lyon, Contre les hérésies, Dénonciation et réfutation de la gnose au nom menteur, IV, 20 7, Paris, Cerf, 1984, p. 474.
[19] Voir Harry G. Frankfurt, De l’art de dire des conneries, Paris, 10 |18, 2006.
[20] Bertrand Russell, Science et religion, Gallimard, Idées NRF # 248, 1971, p. 175-177.

dimanche 30 août 2015

LE PARADOXE DE DIEU. Réplique à Michel Métayer, « Les paradoxes religieux » in Ces paradoxes qui nous habitent (PUL, 2013, p. 241-264)

Dieu créa l’homme à son image, dit la Bible, les philosophes font le contraire, ils créent Dieu à la leur. »
G.C. Lichtenberg



On doit féliciter le professeur de philosophie aujourd’hui à la retraite, Michel Métayer, d’avoir réussi à colliger sous forme d’énoncés paradoxaux les principales objections contre le christianisme. Bon nombre de mes collègues doivent le remercier d’avoir dit tout haut ce que plusieurs d’entre eux pensent tout bas. La suggestion pourrait être faite à mes collègues professeurs de philosophie de rédiger, d’après le dernier chapitre de Ces paradoxes qui nous habitent, une sorte de Déclaration des Philosophes contre la foi religieuse au monothéisme. Pour ma part, je ne signerai jamais une telle Déclaration, non pas seulement parce que je suis croyant, mais parce que ce texte, du moins le chapitre en question de Métayer, contient de sérieuses méprises.

Saint Thomas d'Aquin o.p.
            La première de ces méprises concerne un point méthodologique. Métayer n’entend pas entrer dans ce qu’il appelle « l’écueil intellectualisme » (p. 242), c’est-à-dire – si je comprends bien - dans les discussions techniques visant à résoudre les paradoxes religieux relevés. C'est curieux. Métayer est surtout soucieux d’identifier les problèmes, contradictions, incohérences, paradoxes, etc., pris au pied de la lettre, tels qu’ils se présentent prima faciae. Si un philosophe se souciait de présenter, exemple, le paradoxe logique de Russell (« La classe des classes s’appartient-t-elle ou non à elle-même ? »), il aurait sans à cœur de présenter la solution que Russell lui-même présenta de son paradoxe, à savoir la fameuse « théorie des types ». S’il ne le fait pas, on aurait le droit de blâmer son manque d’esprit critique, vertu par excellence du philosophe. Thomas d’Aquin (1224-1275), le théologien par excellence de l’Église catholique, proposa une série de réponses à la difficile question de de Dieu. Métayer passe cela sous le silence.

            Autre méprise méthodologique. Dieu doit répondre, selon Métayer, à des réquisits humains. Cinq, en fait. Puisque Dieu est l’être suprême inconcevable et incompréhensible, suivant l’auteur, Il doit être… compréhensible pour les humains; … se révéler aux humains; … ressembler aux humains; … interagir avec les humains; … juste et bon dans sa conduite envers les humains. C’est alors un secret de Polichinelle que ces cinq exigences conduiront successivement à cinq beaux paradoxes. Pourquoi ces contraintes imposées à Dieu ? C’est que, selon l’auteur, « l’idée de Dieu est d’une grande abstraction » de sorte qu’il convient de la ramener sur le « plancher des vaches », c’est-à-dire au niveau humain. Nivellement par le bas, pour ainsi dire. Dieu doit donc se plier aux exigences de l’intelligence humaine. Dans Mon testament philosophique, Jean Guitton écrit : « Si Dieu était facile, il serait à portée de main. Il ne serait pas transcendant et ne serait pas Dieu. Mais si Dieu est Dieu, il y a une disproportion entre Lui et nous. Rien d’étonnant à ce que, pour l’apercevoir, nous devions nous dresser sur la pointe de l’esprit.»[1]

Les efforts intellectuels furent remarquables pour se hisser à un horizon où Dieu peut être entrevu. Thomas d’Aquin fut l’un de ceux qui tenta de penser « l’impensable ». Or, Métayer refuse d’examiner ce genre de prouesses intellectuelles. Dommage. Peut-être pense-t-il avec Russell, et bon nombre de mes collègues, que le « Docteur angélique » n’est absolument pas digne d’être tenu comme un véritable philosophe.[2] Lord Russell en effet écrit dans sa monumentale Histoire de la philosophie occidentale (1945):

On trouve chez Thomas d’Aquin peu de véritable esprit philosophique. Il n’agit pas, comme le Socrate de Platon, en suivant l’argument jusqu’à son terme quel qu’il soit. Il ne s’engage pas dans une recherche, dont le résultat est imprévisible. Avant de commencer à philosopher il sait déjà d’avance la vérité: elle est déclarée dans la foi catholique. S’il peut trouver des arguments, en apparence rationnels pour certaines parties de la foi, tant mieux; s’il ne le peut pas, il retombe sur la révélation. Trouver des arguments pour une conclusion fixée d’avance n’est pas de la philosophie mais une plaidoirie spéciale. Je ne puis donc admettre qu’il mérite d’être placé au même niveau que les meilleurs philosophes, tant en Grèce que dans les temps modernes. [3]


Il s’agit là de la part de Russell d’un jugement parfaitement malheureux et inique. Russell, athée avoué et militant, détestait Thomas d’Aquin. Je doute qu’il ait sérieusement lu une seul ligne de la Somme théologique; où s'il a lu l'Aquinate, c'est à travers ses propres lunettes farouchement anti-aristotéliciennes. Russell avait en effet déclaré l’anathème sur la philosophie aristotélicienne et ses successeurs. N’écrivait-il pas cette phrase qui tue au sujet d’Aristote dans The Scientific Outlook (1931): « Aristote, il faut le dire, fut l’un des grands malheurs de l’humanité. »[4]

Thomas d’Aquin fait sien la démarche de la théologie remontant à saint Augustin : Fides quaerens intellectum, la foi cherchant à comprendre.[5] C’est peut-être ce qui offusque tant Russell et ses successeurs. Mais, lui-même, Russell, n’a-t-il pas confesser sa foi dans le logicisme ? N’a-t-il pas consacré un immense volume (les Principia Mathematica) à démontrer que les mathématiques sont réductibles à la logique ? N’y a-t-il pas là une thèse (le logicisme) fixée d’avance ? Par ailleurs, le projet logiciste de Russell et de Frege n’a-t-il pas échoué lamentablement ? En somme, Russell n’a pas à faire la leçon à Thomas d’Aquin lequel, par la méthode de la disputatio, se faisait un devoir de toujours considérer les opinions contraires à la sienne.

Il y a, enfin, une troisième méprise dans le chapitre de Métayer : un paradoxe n’est pas forcément un échec de la pensée, du moins si l’on songe à l’auteur du Tractatus logico-philosophicus, Ludwig Wittgenstein. J’y reviendrai à la fin.

Pour le moment, puisque Métayer n’entend en aucune manière se référer aux solutions « intellectuelles » proposées des paradoxes religieux, je voudrais ici exposer assez succinctement la démarche de Thomas d’Aquin concernant l’épineuse question des « noms de Dieu ».

Les chrétiens comme moi parlent de Dieu comme d’un Père. Notre Credo commence par « Je crois en Dieu, le Père tout-puissant ». Jésus désignait le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, de « Père », au grand dam des juifs radicaux, en particulier les pharisiens (dont saint Paul, ou Saul, faisait partie, avant sa conversion). Il s’agit, il va de soi, d’une métaphore. Dieu n’a rien d’un père qui engendre les hommes selon la génération sexuelle. Cependant, le concept de père a l’avantage d’être signifiant pour le commun des mortels puisqu’il rapproche Dieu d’une réalité humaine fondamentale, la paternité et, avec elle, l’amour d’un père pour ses enfants. Dieu nous aime comme un père aime ses enfants, et bien encore davantage. Il se soucie de nous ; Il est prêt à tout pour notre bonheur. Il a même envoyé parmi les hommes son Fils, Jésus Christ.

La Bible abonde en images métaphoriques touchant Dieu. Dieu est une forteresse, un rocher, un rempart. De même, Dieu se met parfois en colère ; il est un Dieu jaloux ; il ne tolère pas qu’on ne l’aime pas ou qu’on aime d’autres divinités. Par ailleurs, est « miséricordieux », lent à la colère ; Il pardonne nos fautes. Ce ne sont là que quelques exemples de noms ou d’expressions tous aussi métaphoriques les uns que les autres. Comme on sait, la métaphore est une figure de style qui transpose une qualité ou un attribut d’un être appartenant à un autre. L’exemple classique : La neige a recouvert le sol de son blanc manteau. La neige est comparée à un vêtement blanc. Il est littéralement faux de comparer la neige à un vêtement puisque ce sont deux concepts radicalement distincts. Mais la comparaison permet d’exprimer la réalité de la neige. Les croyants expriment la présence de Dieu dans leur vie. Victor Hugo disait : « Tout homme est un livre où Dieu lui-même écrit » L’homme est comparé ici à un livre, et Dieu à l’écrivain. Bien que l’énoncé soit littéralement faux, il contient une part de vérité importante. Tout comme la première phrase de la chanson de Gilles Vigneault Mon pays : « Mon pays ce n’est pas un pays, c’est l’hiver ». La métaphore de la saison hivernale permet au chansonnier de qualifier de manière éloquente l’identité de son pays. Même si l’énoncé est littéralement faux, il comporte une vérité profonde. Il en va de même avec l’énoncé du Credo, Dieu, le Père tout-puissant.

Le langage religieux ne roule pas que sur la métaphore. Thomas d’Aquin identifie trois autres usages du langage religieux, l’usage univoque, équivoque et analogique. Le monde univoque du langage est celui où un prédicat est attribué en toute vérité à un sujet ou un être. Par exemple, Fido est un chien. Ou encore : Ma mère est une femme. Dans ces deux cas, le prédicat désigne proprement l’être ou l’essence du sujet. Or, remarque l’Aquinate, il ne saurait y avoir d’usage univoque dans le cas de Dieu. C’est-à-dire : on ne peut tout simplement pas qualifier la nature de Dieu, ce qu'il est en lui-même, qui demeure parfaitement inconnaissable. Ici, il faut citer ce passage tiré de la Somme théologique :

Nous pouvons le nommer [Dieu] d’après les créatures, mais non pas de telle sorte que nos noms puissent prétendre exprimer l’essence divine telle qu’elle est en elle-même, à la manière dont le mot [le prédicat] homme exprime, par sa signification, l’essence de l’homme telle qu’elle est [dans l’énoncé « Socrate est un homme »] Car ce dernier nom signifie la définition humaine [le concept], qui elle-même déclare l’essence ; en effet, la notion objective que signifie le nom, c’est la définition.

On peut donc dire, en ce sens-là, que Dieu n’a pas de nom [de prédicat ou d’attribut], ou qu’il est au-dessus de nos appellations, parce que son essence, sa nature est au-dessus de ce que nous pouvons comprendre et par suite exprimer.[6]

Donc, il nous impossible à nous les êtres humains de parler de Dieu de manière univoque, c’est-à-dire en le désignant pour ainsi directement, ce qu’il est en lui-même, son essence ou sa nature. Dieu en lui-même nous est parfaitement inconnu. Même la déclaration fondamentale pour un chrétien de saint Jean dans sa première lettre : « Celui qui n’aime pas ne connaît pas Dieu, car Dieu est amour (agapè) » (1 Jn 4 8), ne porte pas sur la nature ou l’essence même de Dieu. En fait, Dieu est l’auteur de l’amour.

En lui-même, Dieu ne correspond à aucun concept. Fido répond au concept d’animal, genre canin. Une mère répond au concept de femme, genre maternel. Dieu ne répond à aucun concept. Il est inclassable. Il n’appartient à aucune espèce, sous aucun genre.

            Le langage religieux est parfois équivoque. Par exemple, dire Dieu est grand est source d’équivoque puisque l’énoncé peut signifier à la fois que Dieu possède une grande taille ou qu’Il est excellent. Généralement, il est aisé de désambiguïser l’énoncé en tenant compte du contexte. Même chose pour Dieu est amour, car le mot « amour » peut avoir plusieurs sens, dont celui d’amour désintéressé (agapè en grec ancien) ou érotique (èros, en grec ancien).

            Entre l’usage univoque et l’usage équivoque, Thomas d’Aquin place l’usage analogique. Si nous pouvons parler de Dieu, dit l’Aquinate, c’est la plupart du temps à l’aide de l’analogie partant de l’expérience humaine. L’analogie est une sorte de métaphore adoucie ou affaiblie, pourrait-on dire. Dans les deux cas, dans l’usage métaphorique et l’usage analogique, une comparaison est évoquée. C’est ce que nous faisons lorsque nous disons par exemple que Dieu est amour, qu’Il est une personne, qu’Il est intelligent, qu’Il est sage, bon, tout-puissant, éternel, omniscient, etc. Si nous sommes dans l’impossibilité de parler de Dieu directement, tel qu’il est en lui-même, dans son essence et sa nature, nous pouvons toutefois en parler à partir de notre expérience d’être corporel limité. Notre intelligence fonctionne à partir de notre expérience sensible, soumise à l’espace et au temps. Si Dieu est éternel, c’est qu’il n’est pas dans le temps, ou soumis au temps ; il est en dehors du temps. Si Dieu est amour, c’est qu’il est par excellence cette vertu, qu’est l’amour désintéressé, l’amour-agapè. Dieu, en somme, constitue la perfection de l’imperfection rencontrée chez les hommes. Certes, des hommes et des femmes ont réalisé en eux, dans leur existence, l’amour-agapè, tel Jésus Christ, et les grands saints. C’est à partir d’eux que nous pouvons dire que Dieu est amour. Si je vois des traces de pas humain dans le sable, j’infère qu’un être humain est passé par là. Lorsque je vois au loin de la fumée, j’infère du feu ou un incendie. J’infère la cause de l’effet. Même chose avec Dieu : par analogie, j’infère Dieu de ces manifestations spatiales et temporelles. Les fameuses « preuves » de Thomas d’Aquin en faveur de l’existence de Dieu ne sont que « voies » inductives menant à Dieu. Ces cinq « voies » ont toutes la même structure : d’un effet, ou d’une série d’effets, je puis en inférer la cause.

            On comprendra que je ne souhaite pas entrer dans l’exposition des cinq voies puisque cela n’entre pas directement dans notre sujet, les paradoxes religieux.

            Prima facie, le paradoxe qu’engendre Thomas d’Aquin lorsqu’il parle de Dieu, c’est que, d’une part, on ne saurait rien dire de Dieu tel qu’il est en lui-même, et, d’autre part, qu’on se permet d’en dire beaucoup à son sujet, à savoir qu’il est éternel, tout-puissant, omniscient, amour, etc. Or, comme nous venons de le montrer, ce paradoxe n’est qu’apparent lorsqu’on néglige les usages univoque et analogique du langage. Rappelons que, du point de vue de l’usage univoque, on ne peut rien dire directement quant à la nature ou l’essence de Dieu ; alors que du vue de l’usage analogique, on peut attribuer à Dieu certaines perfections ou excellences éminentes. Par conséquent, il y a apparence de paradoxe lorsqu’on néglige les distinctions en question, entre les deux usages. D’autant plus que Thomas d’Aquin déclare, sans mentionner qu’il s’agit de l’usage univoque qui ne sera introduit que par la suite dans la Somme théologique, là où est traité les noms divins (Ière partie, question 13, articles 5 et 6) :

Une fois assurés qu’un être est, il reste à se demander comment il est, afin d’en venir à ce qu’il est. Mais à l’égard de Dieu, ne pouvant savoir ce qu’il est, réduits à connaître ce qu’il n’est pas, nous n’avons point à considérer comment il est, mais plutôt comment il n’est pas.[7]

Par exemple, Dieu n’est pas corporel (matériel). Il n’est pas non plus perceptible par les cinq sens. Par conséquent, si Dieu n’est pas matériel, Il doit être spirituel. Du moins, selon l’usage analogique voulant que, dans notre monde matériel soumis à l’expérience, ce qui n’est pas matière est esprit. Il ne faut jamais perdre de vue qu’il s’agit, non pas d’un usage univoque décrivant directement Dieu, mais de l’usage analogique inférant une propriété de Dieu à partir d’êtres de notre monde. En d’autres termes, par analogie avec l’être humain, qui est à la fois corps et esprit, Dieu doit être esprit.

            Évidemment, si l’on est disciple de David Hume touchant la causalité, l’inférence analogique d’une cause par ses effets, constitue une erreur logique sérieuse. Mais c’est là une difficulté qui ne nous concerne pas directement.[8]

            Le langage sur Dieu est donc analogique et non « essentialiste ». Le philosophe contemporain, Ludwig Wittgenstein (1889-1951), a mieux compris que quiconque l’enseignement de Thomas d’Aquin concernant l’usage analogique du langage sur Dieu. Dans un cours portant sur la croyance religieuse, Wittgenstein disait :

Prenez « Dieu a créé l’homme ». Les fresques de Michel-Ange montrant la création du monde. En général il n’y a rien qui explique la signification des mots aussi bien qu’une image, je suppose que Michel-Ange a été aussi bon que quiconque et qu’il a fait de son mieux ; voici son image de la création d’Adam par la Divinité.[9]

Ce sont des images analogiques dirait l’Aquinate. Des images susceptibles de rendre intelligible Dieu à un enfant, voire à un adulte. Évidemment, pour un disciple de Platon, la peinture de Michel-Ange constitue un malentendu funeste qui égare l’intelligence. Elle est littéralement fausse : Dieu n’est pas un vieil homme, arborant une barbe grise et blanche, touffue, couvert d’un léger voile, etc. D’un moins, la peinture éveille-t-elle, ou tente d’éveiller l’idée de Dieu comme du Père céleste, analogie évoquée, le premier, par Jésus lui-même. L’athée ou l’agnostique s’offusque devant une telle image qui n’aurait, selon eux, pour fonction que d’illusionner. Wittgenstein n’est pas d’accord. Les mots, comme les images, les peintures, etc., font un certain usage du langage, et il convient d’identifier cet usage avant de déclarer que ce n’est que du baratin. Dans le Tractatus, Wittgenstein était d’avis que le langage sur Dieu ne se laisse pas dire ; qu’il est dénué de sens. Toutefois, ce langage dénué de sens ne l’est pas tout à fait car il montre ce qui ne peut être dit.

Si paradoxe il y a à affirmer à la fois qu’on ne peut parler positivement de Dieu et qu’on en parle tout de même, de manière indirecte pour ainsi dire, celui-ci n’est pas aussi vilain qu’on serait porté à penser. C’est du moins ce que pensait Wittgenstein. Le paradoxe n’est pas purement et simplement dénué de sens, comme le soutenait les positivistes logiques du Cercle de Vienne. Voici ce que Wittgenstein confiait sur ce point aux membres du Cercle de Vienne :

Il y a en l’homme la tendance à donner du front contre les bornes du langage. Voyez p. ex. lorsqu’on s’étonne de l’existence de quelque chose [l’existence du monde, en particulier]. Cet étonnement ne peut pas s’exprimer sous la forme d’une question et il n’y a pas davantage de réponse. Tout ce que nous sommes en état de dire ne peut être a priori que non-sens. Malgré cela, nous donnons du front contre les bornes du langage. C’est ce qu’a vu Kierkegaard lui aussi et, bien plus, ce qu’il a indiqué d’une manière tout à fait similaire (comme un affrontement au paradoxe)… Mais la tendance, l’affrontement, indique quelque chose ![10]

Pour Thomas d’Aquin et les chrétiens, notre usage du langage sur Dieu, indique le mystère propre de Dieu lui-même, sur lequel on ne peut rien dire. Est-ce là une faute de Dieu ? Une limite à Sa toute-puissance ? Une grande faille dans notre langage ? Laissons donc Dieu être Dieu, et les hommes en parler avec le seul langage qu’ils possèdent, tout en se hissant « sur la pointe de leur esprit ».




[1] Jean Guitton, Mon testament philosophique, Presses de la Renaissance, 1997, p. 33.
[2] Voir Bertrand Russell, Histoire de la philosophie occidentale, chapitre XIII, Paris, Les Belles Lettres, 2011.
[3] Ibid., p. 536.
[4] Bertrand Russell, The Scientific Outlook, Londres, Routledge, 1931, p. 27. Ma traduction. Le philosophe français Jacques Maritain avait une appréciation complètement opposée à celle de Russell au sujet de saint Thomas d’Aquin. Dans ses Éléments de philosophie, Maritain écrit à propos de Thomas d’Aquin : «… par son génie proprement théologique usant de la philosophie d’Aristote comme d’un instrument de la science sacrée, laquelle est en nous ‘comme une impression de la science de Dieu’, il a élevé cette philosophie au-dessus d’elle-même, en l’attirant dans une lumière supérieure qui en fait resplendir la vérité d’une façon plus divine qu’humaine. » (Tequi, 1951, p. 62).
[5] Dans La Trinité, saint Augustin écrit: « La foi cherche, l’intellect trouve; c’est qui fait dire au prophète : « Si vous ne croyez pas, vous ne comprendrez pas. » (Isaïe. 7 9)
[6] Saint Thomas d’Aquin, Somme théologique, Dieu, Tome deuxième, Traduction française de Père Sertillanges o.p., Paris, Cerf, 1956, p. 82-83.
[7] Saint Thomas d’Aquin, Somme théologique, Ière Partie, Question 3, introduction, Paris, Desclée, 1958, Dieu, tome premier, p. 84.
[8] Je renvoie sur ce point à l’excellent essai de Edward Feser, Aquinas. A Beginner’s Guide, Oxford, Oneworld, 2009.
[9] Ludwig Wittgenstein, Leçons et conversations, Paris, Gallimard, Folio | Essais, 1992, p. 122.
[10] Ibid., p. 155-156.