samedi 8 décembre 2012

POURQUOI PAS L'ÉGOÏSME? Mémoire présenté au Sommet de l'éducation


«Il est aisé de manquer la cible; difficile de l’atteindre.»

Aristote, Éthique à Nicomaque

 

 

I

L’être humain est foncièrement moral


         Qu’est-ce que l’éducation? Difficile question. Pour y voir clair, commençons par une expérience fictive de pensée.

         Imaginons un robot immortel et indestructible, une entité qui se meut et qui agit, mais que rien ne peut affecter, endommager, menacer ou détruire. Convenons que cette entité ne chérirait aucune valeur puisqu’elle n’a rien à gagner ni à perdre, rien qui la menace, rien donc qui aille à l’encontre de ses intérêts. Notre robot n’aurait donc ni intérêt ni but dans l’existence.

         Par comparaison, nous, les êtres humains, sommes (hélas!) mortels, destructibles et éphémères en ce bas monde; conséquemment, dans cet espace-temps limité, nous avons des valeurs, des intérêts à satisfaire, des idéaux à défendre, des normes à respecter. Pourquoi? - Parce que nous voulons survivre, pardi! Non seulement survivre, mais bien vivre! Bref, nous voulons être heureux, tout en sachant qu’un jour nous irons, nous ne le savons que trop, au tombeau. Que nous le réalisions ou non, notre intérêt premier est le bonheur. Qui souhaite le malheur? – Personne! Pourtant, à voir agir certains, on peut se demander s’ils sont bien conscients de leur intérêt primordial, c’est-à-dire leur propre bonheur.

         C’est une vérité de La Palice que chacun et chacune d’entre nous vise son propre bonheur dans tout ce qu’il fait ou qu’elle fait ou entreprend.

Imaginons maintenant que notre robot de tout à l’heure –appelons-le Krypto - nous tienne ce discours :

 

Vous, les humains, vous me faites fichtrement rigoler! Vous êtes toujours en train de vous plaindre du Mal et de rechercher le Bien. Vous êtes un mystère pour moi! Cessez donc votre obsession du bien et du mal. Il n’y a que les faits, et les faits ne contiennent aucun bien ou mal, aucune valeur. Vous projetez sur les faits le bien ou le mal. Vous vous illusionnez! Vous êtes responsables de votre état misérable et lamentable.

 

Nous pourrions rétorquer plusieurs choses à Krypto. D’abord, qu’il est parfaitement incohérent. En effet, il nous dit que le bien et le mal n’existent pas mais, du même souffle, il les présuppose lui-même en concluant que nous sommes misérables!

Par ailleurs, plus troublant sans doute, puisque, par nature, rien ne l’intéresse, pourquoi Krypto se soucie-t-il de nous… qui avons des intérêts? Si rien ne l’intéresse, en effet, pourquoi se soucie-t-il de nous? Pourquoi, en somme, prend-il la peine de nous faire la morale?

C’est là où notre perplexité atteint son comble : comment un être immortel et indestructible comme Krypto peut-il avoir une quelconque morale? Car seul le mortel, celui ou celle qui vit et qui meurt, a ce genre de préoccupation intense pour la morale, c’est-à-dire pour ce qui est bien ou mal.

Dernière remarque : comment Krypto a-t-il pu apprendre à parler et à écrire, s’il est vrai qu’il soit par ailleurs dépourvu de tout désir? Mon histoire fictive démontre qu’il n’y a pas d’apprentissage possible et, partant, d’éducation possible, sans que l’être humain soit intéressé non seulement à survivre, mais à être heureux.

Revenons à la question : pourquoi l’éducation? Parce que l’être humain souhaite être heureux! L’éducation est bonne pour lui, car elle lui permet d’assurer non seulement sa survie, mais son bonheur, c’est-à-dire son plein épanouissement.

 

II

Le devoir à l’éducation

         Parmi diverses définitions de l’éducation retenons celle qui dit qu’elle sert à transmettre des connaissances. En vertu de ce que pose le paragraphe précédant, la connaissance est bonne parce qu’elle permet à l’humain d’assurer sa survie et son bonheur. Il serait faux de prétendre que l’être humain a droit à l’éducation parce que l’État la lui doit ou qu’il la mérite. On ne mérite pas l’éducation, on doit l’acquérir – du moins, si l’on souhaite être heureux. Cependant, l’acquisition de la connaissance n’est pas chose aisée. Cela requiert un effort constant et soutenu, car étudier exige beaucoup de temps. Quoi qu’il en soit, pour être heureux, l’éducation – l’acquisition de connaissances – demeure un passage obligé. C’est un devoir – si l’on souhaite être heureux. Contrairement à ce que clamaient les étudiants contestataires de la hausse des droits de scolarité, l’éducation n’est pas un droit. De même pour la liberté. On ne naît pas libre, comme l’affirmait par exemple Jean-Jacques Rousseau, l’auteur du Contrat social. On ne naît pas libre, on le devient; et on le devient par le « travail » d’acquisition de la vertu. Quelqu’un de libre, c’est d’abord une personne courageuse, juste, sage, etc. L’illusion de la modernité est de croire qu’on sort du sein maternel de pied-en-cap avec des droits.

         C’est ce que je défends dans mon essai Le devoir à l’éducation (Accent Grave, 2012). Je ne reprendrai pas l’argumentation qui y est présentée, principalement dans l’introduction.

Nos chartes canadiennes et québécoises mentionnent le droit à l’instruction publique, mais pas le droit à l’éducation, du moins au niveau supérieur de l’enseignement. Un droit est dit universel quand il s’applique à tous les citoyens et à toutes les citoyennes. Or, l’éducation supérieure est le choix de certains ou de certaines, mais pas de tous et de toutes. À moins qu’on veuille dire qu’il s’agit d’une liberté pour certains ou pour certaines d’exercer ce droit? Or, personne, ni aucun groupe, pas même l’État, ne souhaite brimer le désir légitime de poursuivre des études supérieures.
 

III

L’égoïsme : «fort» ou «modéré»


         La conception précédente de l’éducation fait appel à une éthique, celle de l’«égoïsme moral», qui fut défendue en particulier par la célèbre philosophe américaine d’origine russe, Ayn Rand (1905-1982). Évidemment, les mots «égoïsme» et «moral» en feront sourciller plusieurs, peut-être même les feront-ils reculer d’effroi et pousser des hurlements de dégoût. Dans notre siècle, « égoïsme » est en fait un mot honni. Comment est-il possible de lier «égoïsme» et «moralité» puisqu’une personne égoïste, ne cherchant que son propre avantage et son intérêt personnel sans se soucier de celui des autres, est le paradigme par excellence de l’immoralité? Un monstre d’égoïsme est tout sauf une bonne personne.

L’égoïsme moral, que je veux défendre ici, constitue une sorte d’oxymore aberrant. Une contradiction dans les termes.

Pourtant, c’est ce que défend Ayn Rand. À l’évidence, lorsqu’elle parle de «selfishness», d’égoïsme, elle n’emploie pas le terme au sens fort, pour qualifier une personne qui a un amour excessif pour lui-même sans aucune considération pour les intérêts d’autrui. Nous condamnons en effet l’égoïsme au sens fort, c’est-à-dire les attitudes ainsi que les conduites qui manifestent l’attachement excessif à soi-même, ramenant tout à soi au détriment des autres. Ayn Rand ne réfère pas à ce type d’égoïsme, constituant, disons-le, le sens courant du terme. Rand prend le mot «égoïsme» dans son acception, disons modéré, au sens où il s’agit de l’d’une personne qui se consacre à satisfaire ses propres idéaux, son propre projet de vie. En ce sens, on ne peut qu’encourager une telle personne, et le pire qui pourrait lui arriver, c’est qu’elle se sacrifie (qu’elle sacrifie son projet de vie) à celui des autres. Le pire des scénarios pour une personne est de se sacrifier pour le bonheur des autres ou de la société. C’est celui d’une sorte d’écrasement ou d’aplatissement de soi au profit des autres, que l’égoïsme s’oppose à l’altruisme – l’altruisme désignant cette espèce d’«aplaventrisme» de la personne. L’altruisme n’est pas un idéal de vie, mais un idéal de mort. Certes, des gens consacrent leur vie au bien-être des autres. Il peut s’agir là, non pas à vrai dire de l’altruisme, mais de l’égoïsme de bon aloi, au sens où, au fond, ces personnes, en faisant du bien aux autres, se font d’abord et avant tout du bien à elles-mêmes.

Quoi qu’il en soit, si l’être humain veut être heureux, il «doit vivre pour son propre intérêt[1]». Voilà ce que l’auteure d’Atlas Shrugged (La grève[2]) entend par «égoïsme».

Agir pour son propre intérêt ne peut évidemment pas vouloir dire agir selon l’intérêt des autres. Ce serait en effet contradictoire, donc irrationnel. Or, l’égoïsme moral de Rand est aussi un égoïsme rationnel.

Toutefois, en choisissant de vivre, on ne choisit pas de mourir. Il n’y a pas d’autre esquive possible au cruel dilemme auquel l’être humain est confronté. Et Rand d’ajouter :

Vivre pour son propre intérêt, signifie que l’accomplissement de son propre bonheur est le plus haut but moral de l’homme.

Si le but moral de l’être humain consiste à vivre selon son propre intérêt et que, de ce point de vue, l’éducation est primordiale pour son bonheur (sa survie), il s’ensuit que l’éducation constitue une activité hautement morale. C’est le devoir de tout homme, de toute femme, en somme. Évidemment, ce n’est pas tout le monde qui souhaite poursuivre des études supérieures. Les choix sont individuels. Ceux et celles qui décident d’étudier au cégep ou à l’université le font sur une base hautement morale en vue de leur bonheur personnel.

         De leur côté, les partisans du « droit à l’éducation » – et à la gratuité scolaire - réclament à grand cris que les autres (l’État en particulier) paient pour eux. Ayn Rand les qualifierait de cannibalistes moraux : pour que certains puissent vivre, d’autres doivent être altruistes, se sacrifier, c’est-à-dire vivre dans le malheur, peut-être même mourir. Le pseudo-droit à la gratuité scolaire est donc immoral, c’est-à-dire anti-vie, anti-bonheur.

         Les partisans du droit à l’éducation (à la gratuité scolaire) exigent des autres qu’ils se sacrifient pour eux. C’est l’altruisme. Or, l’altruisme est le vice consistant à fuir sa propre responsabilité : être heureux.
 
 

IV

Le cannibalisme de l’altruisme «social»

Dans le premier chapitre de mon essai intitulé Le mythe de la «justice sociale», j’aborde l’idéologie dominante qui a cours actuellement dans la société québécoise, à savoir que tout est «social», dont la morale et, bien entendu, l’éducation. L’éducation «sociale», tout comme les politiques «sociales», la grève «sociale» (ainsi nommée par la défunte CLASSÉ et son désormais célèbre leader, Gabriel Nadeau-Dubois), ou toute autre action dite «sociale», dont la fameuse «justice sociale», désigne un farouche parti-pris en faveur de l’égalité entre tous les citoyens. D’où le non moins fameux concept de social-démocratie, auquel le terme «social» confère davantage… de démocratie, ce dont nous doutons.

Le «social» se substitue donc aujourd’hui à la morale. C’est ce que remarquait le penseur autrichien Friedrich Hayek : «l’adjectif social remplace moral[3]». Le «social» tient lieu de moralité, d’idéal moral; bref, il devient la norme du bien.

Les indignés d’Occupons Wall Street, et leurs adeptes dans d’autres villes, sont devenus les chantres du «social», la nouvelle morale à l’ordre du jour. Tous condamnent la cupidité, l’égoïsme et l’individualisme des riches, effrontément riches[4]. Au fond, tous ces indignés vilipendent l’égoïsme et portent aux nues l’altruisme, ce qui est exactement le contraire de ce que je défendais précédemment en faisant appel à Ayn Rand.

Pourquoi devrait-on être altruiste? Pas pour être heureux, puisque les partisans de l’altruisme ne souscrivent pas au bonheur individuel ou personnel. Vivement, toutefois, le «bonheur collectif» - ou social. En fait, le bonheur a complètement disparu du vocabulaire des défenseurs de l’altruisme.

Nous devrions être altruistes parce que la justice sociale nous y oblige. Le bonheur est secondaire dans cette affaire, selon les altruistes sociaux ; ils font de l’égalité la valeur par excellence. Comme l’écrit joliment Myriam Fahmy : «Et plus d’égalité produit… plus d’égalité[5].» Belle tautologie! Pas plus de bonheur; mais plus d’égalité… Voilà pourquoi nous devrions être altruistes : l’égalité l’ordonne!

Mais pourquoi donc devrions-nous chérir l’égalité? Les altruistes sociaux répondent que les inégalités sociales et économiques sont intolérables. Pourquoi ces inégalités sont-elles si intolérables? Là, le débat risque de s’envenimer et de peut-être mener au pugilat. L’altruiste social laissera conclura finalement que personne ne mérite ce qu’il possède; la société était là bien avant les riches, et c’est à elle qu’ils doivent ce qu’ils possèdent. Donc, il est juste qu’on les dépouille de leurs avoirs pour les redistribuer à ceux qui n’ont rien ou qui ont peu.

Voilà donc pourquoi nous devrions être altruistes : personne ne mérite ce qu’il possède. Celui qu’on considère comme le plus grand philosophe de la politique au XXe siècle, John Rawls (1921-2000), le dit noir sur blanc dans son grand traité Théorie de la justice : «Nul ne mérite sa place dans la répartition des atouts naturels, pas plus qu’il ne mérite sa place départ dans la société[6]

Nous sommes ici au cœur du cannibalisme de l’altruisme social, dont la stratégie consiste à dépouiller les êtres humains de leurs traits de caractère, de leurs talents, de leurs dispositions, bref de leurs qualités humaines qui font qu’ils sont ce qu’ils sont. Ici, le mot de Joseph De Maistre (1753-1821) prend tout son sens : «J’ai vu, dans ma vie, des Français, des Italiens, des Russes, etc.; je sais même, grâce à Montesquieu, qu’on peut être Persan : mais quant à l’homme, je déclare ne l’avoir rencontré de ma vie.» Cela signifie que l’être humain égal à tous les autres est une pure et simple vue de l’esprit. N’empêche que c’est en le dépossédant de ses qualités spécifiques et de ses traits originaux qu’un être humain devient identique à un autre. Il n’existe, par exemple, aucune différence de nature entre moi et Céline Dion; en conséquence, je puis dire que ce que la chanteuse possède, elle ne le mérite pas plus que moi. Née au Québec et éduquée dans ce milieu aux frais de l’État québécois, elle est obligatoirement et « moralement » redevable aux Québécois. Voilà la logique de l’altruiste social.

Le cannibalisme de l’altruisme social, c’est l’abolition des mérites. C’est la raison pour laquelle la justice, selon l’altruisme social, n’est jamais une vertu dont est dotée une personne mais celle d’une société. C’est la société qui est juste; jamais une personne. Belle illusion, car la société est un concept vide; seuls des individus composent le monde humain.

V

Une éducation «égoïste»

Dans la morale égoïste au sens modéré, défini précédemment, il est impératif de rétablir le mérite des gens, c’est-à-dire leurs vertus. Contrairement à l’altruisme social, ce ne sont pas les institutions qui sont justes, mais les personnes. C’est pourtant ce qu’avait compris le philosophe britannique John Stuart Mill (1806-1873):

…la société doit traiter également bien tous ceux qui ont également bien mérité d’elle, c’est-à-dire tous ceux qui ont, de façon absolue, le même mérite. C’est là le principe abstrait le plus élevé de la justice sociale ou distributive; c’est vers cet idéal que doivent converger jusqu’à la limite du possible toutes les institutions et les efforts des citoyens vertueux[7].


         L’éducation est l’une des institutions constituant la société. Aussi évident que cela puisse paraître, il importe de redire qu’une institution n’existe pas sans les personnes qui la composent. L’école vise à former de bonnes personnes, d’excellents êtres humains, des individus qui vont au bout d’eux-mêmes dans le but de leur plein épanouissement, donc, de leur bonheur.

         «Mon métier et mon art, c'est vivre», écrivait Michel de Montaigne (1533-1592). Le métier ou l’art que doit développer l’élève est celui d’être homme (ou femme). Voilà la finalité «humaniste» de l’éducation faisant appel à la morale «égoïste» (au sens modéré du terme). Aujourd’hui, l’altruisme social réduit l’éducation à celle du citoyen ou de la citoyenne, sans aucune référence au bonheur des personnes impliquées. C’est l’éducation à la citoyenneté. Soyez de bons citoyens! Le reste, être une excellente personne, c’est-à-dire l’essentiel, importe peu ou prou.

         À cet égard, le mot du chanteur John Lennon mérite d’être évoqué : «Quand je suis allé à l’école, ils m’ont demandé ce que je voulais être quand je serais grand. J’ai répondu ‘heureux’. Alors, ils m’ont dit que je n’avais pas compris la question. Je leur ai répondu qu’ils n’avaient pas compris la vie.» Le célèbre Beatle avait tout à fait raison : l’éducation, c’est l’éducation à la vie, c’est-à-dire au bonheur. Faire reposer la réussite sur l’obtention d’un diplôme, d’un bout de papier qui officialise le fait que la personne mentionnée a suivi et a satisfait aux exigences du curriculum, c’est se leurrer royalement. Car, au fond, la question essentielle est la suivante : «Es-tu devenu un homme? Es-tu devenue une femme? C’est-à-dire : es-tu vraiment égoïste?» Si la personne ainsi interpellée répond «non», alors c’est qu’elle n’a encore rien compris à la vie.


*



[1] Ayn RAND, La vertu d’égoïsme, Les Belles Lettres, 1993, p. 65.
[2] Ayn RAND, La Grève, Paris, Les Belles Lettres, Fondation Andrew Lessman, 2011.
[3] Friedrich von HAYEK, «Social? Qu’est-ce que ça veut dire?» in Essais de philosophie, de science politique et d’économie, Paris, Les Belles Lettres, Bibliothèque classique de la liberté, 2007, p. 358.
[4] Les auteurs de La juste part. Repenser les inégalités, la richesse et la fabrication des grille-pains, (Montréal, Atelier 10, Documents, 2012), David Robichaud et Patrick Turmel écrivent qu’on peut être «effrontément riche». (p. 12).
[5] Myriam FAHMY, «Le mythe d’un Québec égalitaire», in L’état du Québec 2011, Montréal, Boréal, 2011, p. 38.
[6] John RAWLS, Théorie de la justice, Paris, Seuil, 1997, p. 349.
[7] John Stuart MILL, L’utilitarisme, chapitre V, Paris, Flammarion, 1988, p. 153.

lundi 26 novembre 2012

ENTREVUE SUR LE DEVOIR À L'ÉDUCATION

Jean Laberge interviewé par Mister M et l'équipe d'En Direct De Nulle Part, sur son nouveau livre iconoclaste "Le Devoir à l'éducation".

http://radioego.com/ego/listen/12422



dimanche 21 octobre 2012

mercredi 10 octobre 2012

LA PROMOTION DU VICE

Le collège du Vieux Montréal m'informe qu'il vient d'adopter une «nouvelle signature», dont le slogan est : «ouvert d'esprit». Voici ma réaction.

 
Permettez-moi de vous dire que la «nouvelle signature» du collège me consterne.

 
D'abord, «ouvert d'esprit» ça ne veut strictement rien dire. Ça me rappelle trop le slogan de Canadian Tire: «Pour des jours comme aujourd'hui.» «Ouvert d'esprit» doit évi...demment se comprendre par son contraire «Fermeture d'esprit.» Qui veut la fermeture d'esprit? Personne. Ensuite, «ouvert d'esprit» désigne un repoussoir, une posture contre le dogmatisme, l'intolérance, etc. L'objectif d'une institution d'éducation tel que le cégep n'est donc pas de faire des jeunes «cultivés», «instruits», mais surtout des jeunes «ouverts», tolérants, etc. «Cultivés», «instruits», etc., tous ces termes feraient trop dans l'acquisition consumériste. Les étudiants de l'asso - ils sont nombreux et militants au Vieux, vous le savez que trop -répliqueraient que ces épithètes traditionnelles sont l'écho du néolibéralisme, du capitaliste honni, etc.

 
 
Vous avez décidé de notre «signature» sur la base du prêt-à-penser qui circule dans le collège lequel fait partie d'une société déjà trop tolérante. Comme toujours, vous vous êtes écrasés devant l'opinion - la doxa, dirait Platon - qui a le vent dans les voiles et qui a presque force de loi. Jamais vous n'auriez osé brandir un rappel à l'ordre, du genre «Sois responsable!» Pourtant, comme cela aurait été opportun et bénéfique après le fameux conflit étudiant qui a laissé tant de profondes cicatrices dans tout le collège! Mais, tout cela, direz-vous, est derrière nous; regardons par en avant! Je comprends que vous même n'étant pas responsables, il serait incongru de l'exiger des étudiants. Pour le reste, je vous renvoie au fameux livre d’Allan Bloom, L’âme désarmée. Essai sur le déclin de la culture générale, (traduction française de The Closing of the Amercan Mind (1987)). Le premier chapitre, La grande vertu de notre époque, traite justement de la fameuse «ouverture d'esprit» qui n'est justement pas une vertu, mais un vice crasse. Le professeur de philosophie  que je suis doit précisément lutter contre le vice consistant à ne plus croire en la vérité. Car l'effet pervers de «l'ouverture de l'esprit», c'est la complaisance dans le nihilisme.

samedi 22 septembre 2012

LE CONSERVATISME CONTRE LE GOUVERNEMENT MAROIS


Michaël Oakeshott et la philosophie du conservatisme 

 
 



Michaël Oakeshott fut professeur de Science politique 
au London School of Economics de 1951 à 1968.
À peine le nouveau cabinet des ministres formé que la première Ministre Marois annula la hausse des droits de scolarité prévue par l’ancien gouvernement libéral. Les leaders étudiants de la Fédération étudiante universitaire du Québec (FEUQ) et de la Fédération collégiale du Québec (FECQ) crièrent victoire. Radieuse, Martine Desjardins déclara qu’il s'agit «d'une des plus grandes victoires du mouvement étudiant. C'est le triomphe de la justice et de l'équité». Les collèges et les universités crient, de leur côté, famine. Il leur faudra toutefois patienter jusqu’au sommet sur l’éducation présidé par le nouveau ministre de l’Éducation supérieure, Pierre Duchesne. De toute façon, les étudiants contestataires de la hausse n’entendent pas baisser les bras. Non seulement, ils réclament le beurre et l’argent du beurre : ils poursuivront leur lutte jusqu’à la gratuité scolaire! En tout cas, avant que des décisions soient arrêtées suite au sommet, 118 millions de dollars par année devront être pompés des goussets des contribuables. Les «riches» contribuables du Québec, dont le revenu est supérieur à 130 000, représentant 2% de la population des 6.1 millions de contribuables québécois, ont payé en 2009 près du tiers (32.5%) de la facture nette (16,9 milliards) de l’impôt des particuliers. En 2012, les riches passeront encore davantage dans le tordeur péquiste afin qu’ils paient leur «juste part» de la facture étudiante. Voilà le triomphe de la «justice et de l’équité», du moins selon la leader de la FEUQ.

            Ce qu’il y a de plus consternant dans la décision du gouvernement Marois dans le dossier étudiant c’est que «la rue» aura eu raison d’un gouvernement élu démocratiquement. C’est un moment sombre pour la démocratie québécoise. C’est du moins ce qu’aurait pensé Michaël Oakeshott (1901-1990), philosophe britannique de la politique dont, toute la carrière académique, fut consacrée à élaborer et à défendre le «conservatisme».

Évidemment, au seul mot «conservateur», les oreilles d’une vaste majorité de Québécois sillent puisqu’instantanément leur vient à l’esprit le gouvernement de Stephen Harper à Ottawa, honnit par eux. Il convient toutefois de ne pas aller trop vite en affaire en condamnant au pilori sans autre procès le conservatisme. Michaël Oakeshott a peu écrit. Pourtant, deux essais majeurs méritent d’être mentionnés. «Le rationalisme en politique» rédigé en 1947 ainsi que «Du conservatisme» (1956) constituent deux écrits permettant de se faire une bonne idée du conservatisme oakeshottien. En fait, ce «conservatisme» est un scepticisme en politique. Le scepticisme oakeshottien veut que l’homme s’illusionne à vouloir transformer la société afin de l’améliorer ou de la perfectionner. Selon le mot de Montaigne, lui aussi bon sceptique et que prisait particulièrement Oakeshott, «Il n’y a que les fols certains et résolus

            Dans le premier essai mentionné, «Le rationalisme en politique», Oakeshott défend une thèse fort ambitieuse. Il montre que toute la philosophie politique moderne, c’est-à-dire celle qui s’élabore au XVIe siècle en Europe jusqu’à aujourd’hui, est traversée de part en part par le poison du rationalisme. «Libéralisme», «utilitarisme», «marxisme», «socialisme», «communisme», «fascisme», etc., sont toutes des «idéologies» dont l’erreur commune réside dans le rationalisme. Le rationalisme est la doctrine épistémologique voulant que la connaissance et, donc la vérité, s’obtient grâce uniquement à la raison. En politique, le rationalisme est la croyance visant à améliorer la société afin de la conduire vers une sorte de paradis terrestre. Le siècle des Lumières, le 18e siècle en Europe, carbure au rationalisme. René Descartes (1596-1650) fut sans aucun doute le représentant le plus illustre du mouvement rationaliste qui nous marque encore aujourd’hui, surtout en politique. À cet égard, le philosophe américain, John Rawls (1921-2002) est sans aucun doute le représentant le plus achevé du rationalisme en politique.

            Le rationalisme en politique est cette conviction que l’organisation du pouvoir dans une société peut être établie sur la base de principes abstraits, universels et rationnels. Ainsi, ceux et celles invoquant soit la Déclaration des droits de l’homme, soit une Charte de la laïcité, voire une Déclaration d’indépendance ou de souveraineté, soit encore une conception «solidaire» où les valeurs de partage et de dignité humaine prédominent, ou au contraire une conception «lucide» où les valeurs de liberté et de responsabilité subordonnent toutes les autres, etc., sont des conceptions rationalistes du politique. Toutes ces conceptions de l’organisation de la société font appel à la technique de l’ingénierie sociale. «L’activité politique est reconnue comme l’imposition d’une condition uniforme de perfection à la conduite humaine.», écrit Oakeshott. La souveraineté de la raison en politique signifie ni plus ni moins que «la souveraineté de la technique». Aujourd’hui, dans le monde moderne, nous vivons sous l’empire des experts de toute sorte et sommes menés par des bureaucrates. Les savoirs traditionnels du peuple sont rejetés comme étant rétrogrades et non-scientifiques. La raison technique c’est par-dessus tout la science qu’appelait de leur vœu, rappelons-le, Francis Bacon (1561-1626) en Angleterre et Descartes ensuite en France. La raison technique en politique c’est principalement le «Programme» des partis politiques. Il faut un plan d’avenir de la société échafaudé selon une méthodologie réputée.

Le rationalisme en politique est donc indissociable de la technique. D’où, entre autres, l’idée de «planification» si chère aux démocraties libérales, de même qu’aux États socialistes et communistes. D’après Oakeshott, de là origine aussi l’idée, voire le dogme, suivant lequel «ce qui est planifié consciemment et exécuté délibérément étant considéré… comme meilleur que ce qui s’est développé et s’est établi spontanément et inconsciemment sur une longue période de temps.»

Par opposition au rationalisme, Oakeshott se fit le défenseur de la tradition, les coutumes, l’habituel, le familier, etc. Évidemment, l’objection progressiste rationalisante veut que la tradition véhicule des préjugés et soit nécessairement oppressive. Le catholicisme d'un Jean Tremblay, par exemple, opprimerait soi-disant non seulement les croyants d’une autre confession religieuse mais également les athées. C’est pourquoi, continu les partisans du rationalisme en politique, il paraît préférable d’opter pour une société parfaitement neutre au plan religieux - comme le souhaite le PQ avec son projet de charte de la laïcité.

Si Oakeshott s’oppose à la conception rationaliste de la politique et de la société, il n’est pourtant pas adepte de l’irrationnel. Il est d’avis que la tradition d’une société telle celle du Québec, nationaliste et catholique, n’est pas en soi oppressive ni exclusive, mais inclusive. C’est le préjugé rationaliste qui fait, par exemple, du catholicisme une religion brimant la liberté des citoyens. Les valeurs chrétiennes que redécouvrent par exemple le cinéma de Bernard Émond, dans sa fameuse trilogie des vertus théologales, le montre éloquemment. Le cinéaste, qui se dit «conservateur de gauche», n’est pourtant pas croyant mais il considère que la tradition catholique québécoise recèle des valeurs inestimables. Le théologien Guy Durand l’a bien montré dans l’un de ses ouvrages, Identité du Québec et laïcité (2011). La position rationaliste d’une laïcité pure et dure, mur-à-mur, presque christianophobe, observe Durand, «est la réaction d’une nation qui ne s’aime pas.» Comment dès lors aimer les autres lorsqu’on ne s’aime pas? Si on ne les aime pas, on peut à tout le moins les tolérer… C’est ce que propose en bout de piste la fameuse charte péquiste sur la laïcité. Elle nous invite, certes, au vivre-ensemble, point à la ligne, mais en oubliant l’essentiel : bien vivre ensemble.

Le dérapage du «drapeaugate» lors de l'assermentation des députés péquistes illustre le rationalisme animant le gouvernement Marois. À ce qu’on sache, le Québec fait toujours partie du giron canadien. La tradition politique québécoise ou canadienne-française est, comme je le disais, nationaliste, et une frange radicale de la population, minoritaire depuis près de quarante ans, est souverainiste.

Lucien Bouchard qui, avec les années, revient à ses anciennes amours, c’est-à-dire le conservatisme, appréhende avec horreur un éventuel troisième référendum. L’échec des souverainistes lors des deux premiers laissa, avoue-t-il, une cicatrice profonde, de sorte que la perte d’un ultime référendum serait rien de moins que catastrophique pour le peuple du Québec. Sage conseil, opinerait Oakeshott. Il est en effet fort imprudent de gruger de la sorte les énergies vives d’un petit peuple. Foncer tête baissée vers l’abîme est toujours funeste.

Voilà l’enseignement d’un sain scepticisme en politique : ne pas prendre ses rêves pour des réalités et, surtout, ne pas contraindre les autres à les adopter. L’histoire regorge de ces radicaux qui entraînèrent des millions d’êtres humains dans la mort et la désolation la plus funeste.

On lit dans «Du conservatisme» : «La charge de gouverner n’est alors pas d’imposer d’autres croyances et d’autres activités à ses sujets, ni de les chaperonner ou de les éduquer, de les rendre meilleurs ou plus heureux d’une autre façon, de les orienter, de les galvaniser à agir, de les conduire ou de coordonner leurs activités afin d’éviter toute occasion de conflit. Elle est simplement de régir.» Un gouvernement inspiré par le conservatisme est un bon gouvernement, point à la ligne, tel un arbitre «dont la tâche est d’appliquer les règles du jeu» - et de s’y tenir.

Lucien Bouchard a enterré l’idée d’un autre référendum, mais il laisse entendre que le Québec souffre d’un vide au plan d’un projet collectif qui rallierait tous les Québécois et les Québécoises. D’après Oakeshott, l’auteur des Lettres à un jeune politicien serait toujours sous l’emprise de l’illusion rationaliste en politique. Encore une fois, l’illusion rationaliste consiste à proposer au bon peuple un projet emballant planifié au quart de tour afin de le conduire au Royaume des cieux. Afin de dissiper l’illusion rationaliste, il convient de rappeler que «gouverner est une activité spécifique et limitée, à savoir une activité qui consiste dans l’apport et en la préservation des règles générales de conduite, comprises non comme des plans pour imposer des activités importantes, mais comme des instruments permettant aux gens de poursuivre les activités de leur choix avec un minimum de frustration. Gouverner est donc un domaine dans lequel il convient d’être conservateur.», écrit Oakeshott.

Si Michaël Oakeshott avait à rédiger une lettre à un jeune politicien, il lui conseillerait prioritairement d’attendre l’âge avancé avant de se lancer au service de la chose publique. Car «Quand nous sommes jeunes, nous ne sommes pas prêts à faire des concessions au monde; nous ne sentons jamais l’équilibre d’une chose entre nos mains, sauf s’il s’agit d’une batte de cricket. Nous sommes incapables de faire la distinction entre ce que nous aimons et ce que nous estimons; l’urgence est notre principal critère; et nous avons du mal à comprendre que ce qui est monotone n’est pas nécessairement méprisable.» À la lumière du récent conflit étudiant qui fut éprouvant et débilitant pour la société québécoise, les lignes précédentes paraissent prophétiques. Les visions de certains leaders étudiants basculèrent en effet dans des visions mystiques du paradis terrestre.

«Le gouvernement doit savoir dire non à la rue», écrit Lucien Bouchard. Michaël Oakeshott aurait applaudi. Lorsque la rue, en effet, se substitue à un gouvernement démocratiquement élu, la démocratie est mise à mal. Ceux et celles qui appellent de leur vœu la désobéissance civile, au nom d’une soi-disante conscience universelle, sont des rationalistes qui s’ignorent et qui représentent le pire ennemi de nos institutions politiques.

Bibliographie
- «Le rationalisme en politique», traduction d'Olivier Seyden, Cités 2/2003, 14, p. 121-157.
- Du conservatisme, Éditions du Félin, 2011.


 

dimanche 2 septembre 2012

CROIRE VRAIMENT

Prions en Église - Editorial du mois de septembre 2012

Croire vraiment

Ce mois-ci, les activités paroissiales reprennent au seuil d’une année qui deviendra, dès le 11 octobre, l’Année de la foi. On reparlera de cette année, mais il est déjà permis de se demander quel rôle la foi joue dans l’engagement des communautés chrétiennes.
J’oserais dire au départ que le simple fait de croire n’est pas ce qui distingue les croyants des incroyants. Parce que la condition humaine est telle qu’on oscille tout le temps entre la foi et le doute. Dans une interview qu’il a accordée sur ce sujet, l’humoriste Raymond Devos raconte ce vertige à peu près en ces termes: «Si je vais dire à mon curé que je viens de voir Dieu, il m’invitera à me reposer un peu; puis il emmènera ma femme dans la pièce d’à côté pour lui dire: ‘Occupez-vous de Raymond: il ne semble pas aller bien, il dit des choses bizarres!’» Mais d’un autre côté, continue Devos, même les gens qui ne croient pas en Dieu tombent un jour ou l’autre à genoux dans un moment de détresse, pour implorer quelqu’un, qui doit bien être Dieu. La condition humaine est terrible, elle laisse notre réflexion sans réponse par rapport aux grandes questions de l’existence: d’où venons-nous, où allons-nous après la mort, Dieu existe-t-il…?
Qu’est-ce qui distingue alors un homme ou une femme de foi d’un incroyant? Ce n’est certainement pas d’avoir une idée claire et toute faite sur Dieu, sur ses interventions, sur ce qui est bien et ce qui est mal à ses yeux, sur ce qu’il faut croire et ce qui est contraire à la foi. Il faut l’admettre, une certitude de foi trop intransigeante est le symptôme d’un manque de foi. Car la foi est littéralement un combat perpétuel. Elle est, selon l’expérience de Georges Bernanos, «vingt-quatre heures de doute moins une minute d’espérance».
Ce qui me semble caractériser la vraie foi, la foi chrétienne authentique, ne se trouve pas ailleurs que dans l’attachement au Christ. Pour traverser l’abîme de la mer sans y sombrer, conseille saint Augustin, «ne saute pas hors du vaisseau du Christ (…). Attache-toi au Christ». Autrement dit, croire, ce n’est pas vouloir croire à tout prix. C’est plutôt avoir le courage de vivre et de s’engager dans la terrible opacité de la condition humaine en faisant confiance au bois qu’est le vaisseau, c’est-à-dire au bois de la croix qui bourgeonne déjà en arbre de vie.
Jacques Lison

jeudi 28 juin 2012

MARTIN BLAIS. PHILOSOPHE QUÉBÉCOIS ÉMÉRITE

Je lis avec ravissement L'oeil de Caïn. Essai sur la justice de celui que je tiens pour le plus grand des philosophes québécois, Martin Blais (1924- ). Son malheur, c'est d'être néo-thomiste. Sa vie de philosophe constitue toutefois un pied de nez à Lord Russell qui ne tenait pas Thomas d'Aquin comme un philosophe (voir Histoire de la philosophie occidentale, Deuxième livre, 2e partie, XIII). Pourtant, jamais dans l'oeuvre de Blais on ne sent le poids monumental de l'Aquinate ainsi que le Magistère de l'Église. Thomas d'Aquin est présenté comme un penseur de  premier ordre qui, encore aujourd'hui, et malgré le discrédit dans lequel est tombé le catholicisme, alimente nos réflexions sur des points litigieux de l'heure. L'équivalent anglais est sans doute Herbert Macbabe qui, lui, à la différence de Blais, fut dominicain comme l'Aquinate et théologien. On lui doit enttre autres: On Aquinas (Continuum, 2008), God Matters (Continuum, 1987), God ans Evil (Continuum, 2010). Ceux et celles qui connaissent la philosophie anglophone apprécieront les liens que le dominicain britannique n'hésite pas à établir entre Thomas d'Aquin et des philosophes contemporains dont Wittgenstein, les époux Elizabeth Anscombe et Peter Thomas Geach, deux catholiques et thomistes. Il ne faudrait pas omettre de mentionner le petit ouvrage du Français, Roger Pouivet, Après Wittgenstein, saint Thomas (PUF, 1997). En anglais, Sir Anthony Kenny, qui a d'abord étudié à Rome pour devenir prêtre, a publié de nombreux ouvrages autour de la pensée thomasienne, dont Aquinas on Mind (Routledge, 1993). Mentionnons pour terminer,  l'étude d'introduction d'Edward Feser, Aquinas (Oxford, 2009), ainsi que celle de Brian Davies, un dominicain lui aussi,  Aquinas. An Introduction (Continuum, 2002).
Non, décidément Bertrand Russell ne fut pas inspiré en écrivant que saint Thomas d'Aquin n'était pas philosophe. Plusieurs sont venus par la suite corriger la bourde de Lord Russell. L'oeuvre de Martin Blais demeure préciseuse car il est le premier québécois à rendre accessible à monsieur-et-madame-tout-le-monde la pensée philosophique qui domina le monde occidentale jusqu'aux Lumières. Écrivain sans émule, Blais a l'art de montrer l'actualité de la pensée du «saint».

mardi 26 juin 2012

FOGLIA TAPE DANS LE MILLE!

À lire en lettres de feu: «Ai-je rêvé ou le thème de l'accessibilité à des études supérieures n'a été considéré que sous l'angle économique? L'angle académique? Je n'ai entendu aucun des trois leaders étudiants constater et déplorer que n'importe qui peut maintenant accéder à l'université sans avoir lu un foutu livre. Sans être capable de saisir une phrase à deux étages. Ça semble ne déranger personne.» (La Presse, 25 juin)

Et vlan!

Peut-on mieux dire les visées de Profs pour l'éducation! Merci Foglia!

lundi 25 juin 2012

GUY A. LEPAGE PROFITE DE LA FÊTE NATIONALE POUR FAIRE DE LA PROPAGANDE POLITIQUE

Guy A. Lepage s'est permis lors du spectacle de la Fête nationale à Montréal de mousser ses opinions politiques et ce, aux frais des contribuables. Pour la démocratie, on repassera. On l'a vu commencer le concert en frappant sur sa casserole. Le DGE devrait le sanctinonner. Bien sûr, Guy A. Lepage est un citoyen du Québec et il a parfaitement droit à ses opinions. Toutefois, quand des artistes de son envergure prennent ouvertement position dans le conflit étudiant - qui n'a qu'un lien indirect avec la Fête nationale qui célèbre principalement le fait français et la culture québécoise -, on imagine bien que les profs entre autres puissent se sentir justifier eux aussi de faire entorse à leur devoir de réserve. Pourtant, ces mêmes personnes militent farouchement contre tout endoctrinement. N'a-t-on jamais dit qu'au pays des bornes, tous les aveugles sont rois? Consternant.
Bien sûr, il nous répliquera que les jeunes font face à un gouvernement honni des étudiants contestataires. Il est en effet de bon ton de prendre la défense des jeunes. Ça fait dans le populisme.  Quand on s'adresse à tout le peuple québécois, ça devient inexcusable et condamnable.

mercredi 20 juin 2012

LE ROYAUME DES CIEUX EST À EUX

Gerald Allan Cohen 1941-2009
Je me suis toujours demandé pourquoi les étudiants ne revendiquent pas le droit à des traitements psychologiques gratuits puisque ce sont des soins nécessaires à une vie humaine épanouissante. Ne devraient-ils pas réclamer un droit à la santé mentale en plus du droit à la gratuité scolaire? J'en reviens toujours à la pieuse prière des étudiants arborants la cocarde rouge «Payez, payez pour nous, ainsi soit-il!» Car c'est cela que signifie en réalité le carré rouge. Non pas la violence, ni l'intimidation, comme le soutenait la ministre Saint-Pierre ainsi que le premier ministre,  mais la «solidarité» en faisant payer les riches. Pour reprendre le titre de l'essai du  philosophe britannique socialiste, Gerald A. Cohen, lequel professa à la prestigieuse université d'Oxford, Si vous êtes égalitarien, pourquoi êtes vous si riche? Être riche, pour un socialiste, c'est une tare dont l'État devra un jour vous débarasser pour le plus grand bien-être commun.

«Je vous le déclare, c'est la vérité: il est difficile à un homme riche d'entrer dans le Royaume des cieux. Et je vous déclare encore ceci: il est difficile à un chameau de passer par le trou d'une aiguille, mais il est encore plus difficile à un riche d'entrer dans le Royaume de Dieu.» (Mt, 19 23-24) Même si la religion catholique n'a plus aujourd'hui la cote parmi les Québécois, cette terrible parole de l'évangile reste gravée dans le coeur des syndicaleux québécois. Hors du syndicat, point de salut!

lundi 4 juin 2012

LUCIDES OU SOLIDAIRES?

«Après des semaines de débats intenses sur la hausse des droits de scolarité, pas un mot n’a été dit sur l’essentiel : le contenu, la qualité de ce qui est enseigné. On a complètement escamoté ces valeurs qui font si souvent défaut : le travail, l’effort, la persévérance, l’excellence, le sens des responsabilités.» C'est ce qu'écrivait avec justesse la semaine dernière Christian Dufour dans le Journal de Montréal.

Profs pour l'éducation souscrit entièrement aux propos du chroniqueur. Plus que la hausse des frais de scolarité, c'est un débat en éducation.

En réalité, ce débat en éducation est un débat de société. Dans quelle société voulons-nous vivre? Les rouges et les casseroleux veulent vivre dans un société «solidaire». Nous, Profs pour l'éducation, nous voulons vivre dans une société «lucide» où la responsabilité est la valeur première. On reconnaît le débat entre les «Lucides» et les «Solidaires». Or, les personnes responsables ne sont pas, comme le peignent défavorablement les Solidaires, des gens individualistes et a-sociaux. Ce sont des gens qui ont le souci de leur communauté. Selon le mot fameux de J.F. Kennedy, ne demandons pas ce que l'État doit faire pour nous, mais ce que nous, nous devons faire pour l'État.

dimanche 3 juin 2012

LE ROUGE DEVOIR - «LIBRE DE PENSER»

Force m'est de constater, encore une fois, que le quotidien Le Devoir est partisan des rouges. Antoine Robitaille paraît exercer un devoir de réserve, mais je présume que s'exerce sur lui d'énormes pression pour qu'il rejette la publication de textes anti-rouges.

En faisant le décompte des Devoirs de philo, la plupart sont de «gauche» ou de «centre-gauche». Mon Devoir de philo concernant Derek Parfit a reçu de très nombreuses critiques - 49 pour être précis; et seulement 4 votes. Des mauvaises langues diront que mon Devoir de philo était pourri. Au contraire, des partisans verts l'ont porté aux nues. L'idéologie intense du conflit étudiant détermine donc ce que vaut un texte d'opinion. Une fois l'intensité du débat disparue, l'avenir seul nous dira ce que vaut mon Devoir de philo.

On remarquera d'ailleurs que sur ma photo de la page de mon Devoir de philo, publié le 17-18 mars dernier, Le Devoir avait décoloré mon carré vert (ainsi que mon foulard de la même couleur). Le Devoir n'a par ailleurs jamais daigné publier ma réplique à mes critiques, que m'adressait en particulier à M. Hudon, enseignant à la prestigieuse université d'Oxford. On voyait parfaitement, directement d'Oxford, la cocarde rouge de M. Hudon. Récemment, mon collègue Michel Seymour a publié un Devoir de philo pro-étudiants contestataires. Tous encensent le texte de Seymour. Le Devoir n'a pas jugé bon publier mon commentaire critique que l'on retrouve dans le billet précédent. Cela, sans parler des nombreux textes acheminés jamais publiés.

J'ai donc toutes les raisons de boycotter Le Devoir - «libre de penser». Libre de penser - ce qu'il convient de penser d'après Le Devoir.

lundi 28 mai 2012

LA FAMEUSE «JUSTE PART». RÉPLIQUE À MICHEL SEYMOUR

John Rawls
Nous rejetons tous l’idée que nos universités épousent le modèle de l’entreprise privée. D’après Michel Seymour, la cause philosophique de cet apparent changement de vocation de nos universités vient du fait qu’elles n’obéissent plus à la justice distributive, plus précisément au principe de la juste égalité des chances, l’un des deux principes fondamentaux qui est au cœur de l’œuvre de John Rawls.

Nous sommes si démocrates dans l’âme que le rejet du principe de l’égalité des chances paraît consternant, voire odieux. Les libéraux de Jean Charest l’admettent. Pourtant, une majorité d’entre nous n’acceptent pas la thèse de Seymour selon laquelle l’admission principe rawlsien de l’égalité des chances exige une éducation universellement accessible, c’est-à-dire, en somme, la gratuité scolaire à tous les niveaux.

Le gouvernement libéral de Jean Charest demande aux étudiants leur «juste part». Si l’on suit Rawls-Seymour, cette politique est injuste. Certains n’ont pas les moyens que d’autres possèdent pour aller à l’université. Dans le vocabulaire de Rawls, c’est là la «loterie naturelle», qui doit être corrigée par les institutions politiques «justes» obéissant, entre autres, au principe de l’égalité des chances.

Plus généralement, antérieurement aux institutions politiques, il n’y aurait, d’après Rawls, rien de bien et de mal, de juste ou d’injuste. Le vol, par exemple, ne serait ni bien ni mal, avant l’introduction du système de la propriété privée. Le bien et le mal, la morale en somme, n’est donc relative qu’à des institutions politiques. Rawls a par ailleurs la prétention de nous révéler ce en quoi consiste la justice dans une véritable démocratie libérale, plus précisément dans une social-démocratie.

La «juste part» demandée aux étudiants se révèle donc être injuste du point de vue de la social-démocratie de Rawls-Seymour. Cela signifie qu’il est parfaitement juste de prendre une part des riches et de la redistribuer aux plus démunis, comme le veut l’autre principe rawlsien, celui de «différence». Au Québec, 45% de la population ne paie pas d’impôts, alors que 4% des 55% qui en paie, paie 41% de la note! C’est ainsi que Rawls-Seymour entend corriger la «loterie naturelle». Sur ce point, le «modèle québécois» sait y faire, on ne le sait que trop! C'est la politique du «pas dans mes poches, mais dans celles des autres.»

Personne ne mérite ses talents, ses dispositions, sa richesse, selon Rawls. Comme le veut la blague des Cyniques, l’État veut le bien commun – et il va l’avoir!

Quant à la question de la vocation de l’université dans la vision sociale-démocrate à la Rawls-Seymour, celle-ci ne vise encore une fois qu’à rétablir les égalités sociales. Est-ce là la seule finalité de l’université? Car il ne s’agit là en effet que d’une finalité politique, externe pour ainsi dire à la vocation propre de l’université. On ne peut en effet sortir de la politique puisque, toujours selon Rawls, les institutions politiques déterminent la vocation de toute chose.

Selon Seymour, la finalité de l’université serait désormais axée sur la prospérité économique. Il est tout de même curieux que, dans ce débat, personne ne soutienne l’idée que ce que doit honorer l’université, c’est l’apprentissage de la connaissance pour elle-même. Dans une société où tout se marchande, le savoir lui-même n’échappe pas à la règle et n’est plus tenu comme une fin en soi. Selon le fameux mot d’Aristote, «Par nature, l’homme désire connaître». Nous, au contraire, désirons connaître en vue d’autre chose que la connaissance elle-même, et l’université qui est le lieu du savoir par excellence, n’est plus une fin en soi mais un moyen en vue d’autre chose : la solidarité sociale, pour les uns, la prospérité économique pour les autres. Ce pourrait-il que la connaissance, tout comme sa sœur, la vérité, n’ait pas de prix?

lundi 21 mai 2012

PLATON ET LA LÉGITIMITÉ DE LA LOI 78

Aristoclès d'Athènes -427 à -344
Au lendemain de l’adoption sous le bâillon de la controversée loi 78, l’unique député de Québec solidaire, Amir Khadir, soutenait qu’il avait l’intention de ne pas obéir à cette loi, c’est-à-dire d’exercer la désobéissance civile. Selon lui, tout comme les étudiants contestataires et leurs partisans, la loi spéciale 78 est profondément inique puisqu’elle brime les libertés fondamentales. Au contraire, pour le porte-parole du gouvernement, le ministre de la Justice Jean-Marc Fournier, la loi 78 est parfaitement juste puisqu’elle assure le droit à l’éducation qui fut bafoué par certains étudiants contestataires lesquels bloquaient l’accès aux salles de classes aux étudiants munis d’une injonction leur permettant de poursuivre leurs cours. L’avocat et ancien premier ministre du Québec, Pierre Marc Johnson, allait dans le même sens que la position gouvernementale dans un courriel publié dans La Presse (le vendredi, 18 mai). En réponse au Barreau du Québec qui proposait la médiation tout en rejetant l’idée d’une loi spéciale, Pierre Marc Johnson écrit : «: «Le Québec n'est pas la Syrie ou la Lybie et nous n'avons pas besoin de gouvernement de salut national. Nous avons simplement besoin d'un État de droit qui fonctionne et où les détenteurs légitimes du droit d'agir pour la collectivité sachent mettre les points sur les i...». Le même jour, dans Le Devoir, mon collègue de l’Université de Montréal, le philosophe Christian Nadeau, y allait d’un pamphlet en faveur des étudiants contestataires de la loi 78. Pour mon collègue, cette loi spéciale «n’a rien d’une loi, car elle est profondément injuste. Elle est un décret, un geste autoritaire qui trahit l’esprit des lois

On aimerait, évidemment, savoir en quoi consiste précisément «l’esprit des lois». Or, la Charte québécoise des droits et libertés (1975), en particulier à l’article 9.1, nous dit comment traiter l’exercice des droits fondamentaux. «Les libertés et droits fondamentaux s'exercent dans le respect des valeurs démocratiques, de l'ordre public et du bien-être général des citoyens.», lit-on. Rappelons que cet article reprend l’article 29 de La Déclartion universelle des droits de l’homme des Nations Unies (1948). On comprend, dès lors, que la loi 78 découle du principe énoncé par l’article 9.1 de la Charte québécoise. Ceux et celles qui, comme Amir Khadir, les étudiants contestataires voulant défier la loi 78, défient en somme l'article 9.1 de la Charte. Il faut également noter que les droits individuels énoncés dans la Charte, dont celui de la liberté d’expression (de manifestation, donc) ne sont légitimes qu’au regard d'un État de droit, c’est-à-dire d’un ensemble de droits dont l’exercice se trouve limité par l’article 9.1 qui exprime le plus clairement qu’il soit possible, l’État de droit. Rappelons aussi que l’État lui-même est soumis au droit, d’où le concept d’État de droit. S’il y a une «raison d’État», c’est l’article 9.1 qui la constitue. Les droits individuels s’arrêtent là où commence 9.1 définissant en somme l’État de droit.

L’argument voulant que la désobéissance civile porte atteinte à l’État de droit et qu’elle doit être condamnée fut mis en évidence la première fois par Platon dans son fameux dialogue intitulé Criton. Comme chacun sait, Socrate, après un procès retentissant, relaté par Platon dans Apologie de Socrate, fut condamné à boire la cigüe. Nous sommes en l’an 399 avant notre ère. La veille de son exécution, Criton, un vieil ami du condamné, rend visite à Socrate pour lui proposer l’évasion.

L’ami propose donc à Socrate plusieurs raisons qui auraient dû l’inciter à s’enfuir. Certaines de ces raisons invoquées par Criton sont carrément mauvaises, d’autres tout à fait judicieuses et valables, dont celle voulant que Socrate fût jugé injustement par un jury qui avait décidé de l’affaire bien avant de l’avoir entendu et qui, tout compte fait, n’exprimait que leur dépit devant l’affront du vieux sophiste. En somme, la condamnation de Socrate résultait de la décision d’un tribunal populaire suscitée en particulier par le ras le bol de citoyens athéniens dont plusieurs furent blessés dans leur amour-propre quand Socrate démasquait publiquement leur ignorance. En conséquence, Socrate avait toutes les raisons du monde d’accepter la proposition d’évasion de Criton.

Mais c’est là que Platon surprend son lecteur en défendant, au contraire, que Socrate avait toutes les raisons de résister aux plaidoyers de Criton! À l’objection de Criton voulant que c’est à l’opinion des gens qu’il doit être condamné injustement à mort, Socrate réplique : «C’est vrai, mais je persiste à ne pas me soucier de l’opinion de gens ignorants.» On imagine un Criton médusé devant cette réponse tout autant inattendue que désarmante. Socrate refuse de prendre sa décision sur la base du «qu’en dira-t-on» ou de l’opinion résultant de la simple émotion du moment. Afin de combattre le règne de la doxa - de l’opinion - il convainc son ami qu’il faut au contraire procéder à un examen critique de toute l’affaire afin de prendre une décision éclairée.

Amir Khadir, ne propose pas comme telle, la désobéissance civile; il demande lui aussi de réfléchir à la possibilité de la désobéissance civile. Suivons donc Platon qui, par son porte-parole Socrate, condamne la désobéissance civile. Pourquoi donc Socrate refuse-t-il de s’enfuir alors qu’il a, comme nous l’avons vu, toutes les raisons de s’évader puisqu’il fut victime d’un jugement inique.

Au fond, tout l’argumentaire de Platon repose sur le tort sérieux et grave qu’engendre la désobéissance civile pour la cité-État. Il va de soi que les cités-États démocratiques grecques de l’Antiquité ne reconnaissaient pas de droits de l’homme, comme le feront le nations européennes à partir du 17e et du 18e siècles. Par conséquent, la cité-État grecque possède un droit supérieur pour ainsi dire aux simples citoyens, comme si le droit collectif de l’État l’emportait sur celui des citoyens. C’est la base de l’argumentaire platonicien dans Criton.

Avec l’avènement de la modernité, la priorité changera. Des droits «naturels» seront reconnus à tous les citoyens d’une démocratie libérale. C’est pourquoi les droits individuels de l’homme auront désormais préséance sur les droits collectifs de l’État. Le point d’aboutissement ultime de la conception individualiste ou «libérale» des droits de l’homme - au sens large, philosophique, du terme - sera la fameuse notion de «désobéissance civile» que développera beaucoup plus tard le philosophe américain Henry David Thoreau (1817-1862).

Pour nous modernes, c’est-à-dire pour ceux et celles qui croient en l’existence de droits individuels innés, inaliénables et imprescriptibles, toute interférence de la part de l’autorité, que ce soit l’État ou le peuple dans son ensemble, paraît inadmissible et intolérable. Nous lisons Platon et nous nous objectons à la thèse saugrenue de Platon suivant laquelle que Socrate devait subir la peine capitale, surtout lorsqu’on invoque le fait que l’État athénien ne reconnaissait pas le droit à la liberté de conscience et de croyance. Cela dépasse l’entendement, disons-nous. Un jeune étudiant en philosophie, élevé dans la culture libérale individualiste, ne comprend tout simplement pourquoi Socrate, qui passe pourtant pour le plus sage de l’Antiquité, n’ait pas saisi l’occasion de s’enfuir, son droit inaliénable à la liberté de conscience et de croyance étant carrément bafoué. L’idée d’un État paternaliste qui veille au bien de l’enfant par son éducation, entre autres, paraît pour nous modernes odieux et indigne d’un État légitime. Contrairement à ce qu’affirme Platon dans Criton, nous ne devons rien aux lois; elles ne sont l’expression que de conventions agréées dans le fameux contrat social. Platon errait en pensant que les lois sont justes en elles-mêmes, car elles ne sont que des conventions humaines plus ou moins arbitraires, plus ou moins justes.

Toutefois, si l’on regarde le conflit étudiant actuel du point de vue de la lorgnette de Platon, l’évaluation de la désobéissance civile change radicalement. Le droit collectif de l’État, veillant au bien public, prime sur les droits individuels des citoyens. L’État est là pour assurer le bien commun, l’ordre et le bonheur des citoyens. Aller à l’encontre de ses décisions est périlleux et dangereux pour le bien commun. Lorsque l’intérêt de chacun prime sur celui du bien commun, la tyrannie n’est pas loin. Dans son grand ouvrage de philosophie politique, La République, Platon écrit : «Lorsque les pères s'habituent à laisser faire les enfants, lorsque les fils ne tiennent plus compte de leurs paroles, lorsque les maîtres tremblent devant leurs élèves et préfèrent les flatter, lorsque finalement les jeunes gens méprisent les lois, parce qu'ils ne reconnaissent plus au-dessus d'eux l'autorité de rien ni de personne, alors c'est là, en toute beauté et en toute jeunesse, le début de la tyrannie.» (République, VIII, 562b-563e).

Les étudiants contestataires qui bloquaient l’accès des étudiants munis d’une injonction leur autorisant à recevoir leurs cours conspuaient ces étudiants «verts» en les traitant d’individualistes et de nombrilistes. Des professeurs prenaient leur défense en déclarant que le droit à l’éducation est un droit collectif et non individuel. Pourtant, si Platon a raison, le droit à l’éducation est un bel et bien un droit individuel dont l’exercice doit être protégé et assuré par l’État. C’est ce que vient préciser la loi 78. Les étudiants contestataires doivent réaliser que leurs droits individuels, dont celui de manifester, est subordonné, comme tous les autres droits, au droit collectif qu’assure l’État.