lundi 4 avril 2016

L'ÉDUCATION RATIONALISTE. À PROPOS DE GEORGES LEROUX, DIFFÉRENCE ET LIBERTÉ (Boréal, 2016)





Georges Leroux, professeur émérite de philosophie, s’est donné corps et âme à la philosophie de l'éducation. En témoigne, sa collaboration au cours Éthique et de culture religieuse (ECR) en place depuis 2008, programme qui replace, au primaire et au secondaire, les défunts cours d’enseignement religieux catholique et de morale. Un an auparavant, il publiait un petit opuscule à la défense du cours ECR : Éthique, culture religieuse, dialogue. Arguments pour un programme (2007). Près de dix ans plus tard, il revient à la charge avec un gros essai Différence et liberté, où il tente de justifier philosophiquement l’éducation au pluralisme.

 


On ne peut douter de l’intérêt marqué et profond que Leroux porte au pluralisme. On sent la passion qu’il l’anime. Leroux est un démocrate dans l’âme pour qui la liberté de conscience et de religion est fondamentale. Comme disait Voltaire (ou ce qu’on aime à lui faire dire) « Je ne suis pas du tout d’accord avec ce que vous dites, mais je me battrai jusqu’à la mort s’il le faut pour que vous ayez le droit de le dire. » C’est, pourrions-nous dire, le credo politique de Leroux. Toute sa démarche s’inscrit dans un courant aujourd’hui omniprésent de la démocratie et de la laïcité. Leroux, comme ses acolytes, est un fils du siècle des Lumières. En fait, il faut faire de Leroux un disciple de Voltaire lequel écrit dans son Dictionnaire philosophique (1764), à l’entrée « Secte » : « Or qui jugera de ce procès [entre deux personnes professant des croyances contraires ou différentes] ? Qui décidera entre ces deux énergumènes ? L’homme raisonnable, impartial, savant d’une science qui n’est pas celle des mots; l’homme dégagé des préjugés et amateur de la vérité et de la justice; l’homme enfin qui n’est pas bête, et qui ne croit point être ange. »[1]

L’homme raisonnable qu’évoque ici Voltaire est celui à qui Leroux aimerait que nos jeunes ressembla. Jusque-là, je pense, tout le monde en conviendra. Sauf que, subrepticement, Leroux nous fait avaler, sans mot dire, la philosophie rationaliste sur lequel repose son projet d'éducation au pluralisme.

Georges Leroux se dit « communautarien » (voir p. 24). Je n’en crois pas un mot. Leroux est plutôt adepte de la philosophie politique rationaliste de John Rawls, auteur du livre fameux Théorie de la justice (1971). Pour Rawls, le pluralisme s’impose, non seulement de fait, mais de droit. Dans la « position originelle sous le voile d’ignorance » nous aurions en effet convenu que tous doivent disposer de la liberté de penser et de croire. Dès lors, peu importe ce que l’un dit croire ou penser, il a la liberté de le faire – dans la mesure, évidemment, où il n’entrave pas l’autre de faire de même. Voilà le « contrat social » assurant le pluralisme de droit. L’éducation doit suivre ce contrat social assurant le pluralisme. C’est ce que propose Leroux ni plus ni moins. Pour se faire, l’éducation doit donc veiller à affiner la raison – « la chose du monde la mieux partagée », écrivait Descartes dans le Discours de la méthode – afin d’évaluer de l’universalité d’une croyance par rapport à une autre, car la raison vise l’universelle.

Le philosophe britannique, Michael Oakeshott (1901-1990), publiait en 1947 un texte percutant « Le rationalisme en politique ».[2] Je crois qu’on peut dire que la philosophie politique au XXe siècle est rationaliste. La philosophie politique de celui qu’on tient comme le plus grand de tous sur le sujet, John Rawls, est donc rationaliste de part en part. Leroux admet que sa réflexion sur le pluralisme fut influencée par celle de Rawls.

Michael Oakeshott montre, de son côté, que la très mal-aimée de la philosophie politique rationaliste, c’est la tradition, plus précisément l’autorité. Le penseur rationaliste, écrit Oakeshott

…défend (il est toujours en train de défendre) l’indépendance de l’esprit en toutes les occasions, la pensée libre de toute obligation envers quelque autorité que ce soit exceptée celle de la « raison ». Les circonstances du monde moderne [et Dieu sait que Leroux sait décrire l’état irrespirable de l’éducation cléricale catholique dans lequel baigna son éducation supérieure] l’ont rendu batailleur : il est l’ennemi de l’autorité, du préjugé, de ce qui est simplement traditionnel, coutumier ou habituel. Son attitude mentale est à la fois sceptique et optimiste : sceptique, parce qu’il n’a pas d’opinion, d’habitude, parce qu’il n’y a rien qui soit fermement enraciné ou largement accepté qu’il n’hésite à mettre en question et à juger par ce qu’il appelle sa « raison »; optimiste, parce que le rationaliste ne doute jamais de la puissance de sa « raison » (lorsqu’elle est proprement appliquée) pour déterminer la valeur d’une chose, la vérité d’une opinion, ou le caractère approprié d’une action. En outre, il est renforcé par une croyance en une « raison » commune à toute l’humanité, faculté commune d’examen rationnel, qui est le fondement et l’inspiration de l’argumentation : sur sa porte est écrit le précepte de Parménide – Juge par une argumentation rationnelle.

Le programme d’enseignement de la philosophie au collégial, dont Georges Leroux fut l’un des concepteurs de premier plan, embrasse le credo rationaliste. La détestable pensée thomiste, soi-disant dogmatique et fermée sur le monde moderne, fut l’objet des attaques et de l’ire des jeunes penseurs rationalistes. Pierre Després, pour l’un, prend fait et cause pour les penseurs « libéraux » (rationalistes) qui revendiquèrent alors une pensée autre que la pensée chrétienne catholique.[3] Ces penseurs, influencés par le siècle des Lumières, revendiqueront, il va sans dire, la raison, en lieu et place de la détestable autorité qu’exerça soi-disant alors l’Église catholique. Georges Leroux sera du nombre. Il mène depuis lors le combat qui a porté ses fruits et dont ses collègues bénéficient aujourd’hui. La philosophie thomiste n’est plus enseignée aujourd’hui, autant au collège qu’à l’université. Elle n’est plus qu’un vestige oublié, abandonné et enterré, en tout cas totalement absent de l’espace publique, réfugié dans les églises qui se vident. Le rationalisme crie sa victoire et poursuit son combat niveleur. C’est le combat de Leroux.

En 1976, j’entrais au cégep du Vieux Montréal, inscrit au programme de philosophie (qui n’existe plus aujourd’hui). Je n’apprenais qu’à lire et à analyser que des discours syndicaux afin de montrer la « déviance » idéologique des syndicats selon une perspective marxiste. J’ai au moins appris que le dogmatisme n’était pas le seul fait de l’Église catholique mais de toute pensée rationaliste, dont le marxisme. Ce fut un temps de ténèbres pour la philosophie et son enseignement. Je n’avais rien appris de la philosophie et des grands philosophes (sauf Descartes avec l’inoubliable Josiane Ayoub, cette bonne adepte des Lumières qui nous apprenait à lire Descartes à l’aide d’une lunette marxiste). Malgré ces temps sombres de vaches maigres, je lisais par moi-même, comme autodidacte, entre autres un livre du Père Antonin-Gilbert Sertillanges (1863-1948), dominicain, La vie intellectuelle. Son esprit, ses conditions, ses méthodes (1944). Je lus également les dialogues socratiques de Platon ainsi que les œuvres de mon philosophe préféré à l’époque, le danois Soren Kierkegaard. Du livre du Père Sertillanges, une phrase m’était restée, gravée en mémoire: « Pour juger vrai, il faut être grand. » (p. 33)

Comment devenir grand dans une éducation qui vous ratatine au lieu de vous élever ? Car, aujourd’hui je le sais, le rationalisme nivelle vers le bas. Au lieu d’élever l’homme à sa dignité, il le rabaisse. Ne suivons pas les avis de ceux et celles qui nivellent vers le bas. Ne suivons pas l’avis de Georges Leroux. Lui, il a reçu une éducation de premier ordre. Aujourd’hui, il tente de nous convaincre que nos jeunes devraient se contenter de la liberté; mais c’est se satisfaire de peu. Faisons-lui un joli pied de nez en revenant à la tradition et à l’autorité.






[1] Voltaire, Dictionnaire philosophique, Paris, GF Flammarion, 2010, p. 489. Je souligne.

[2] Disponible en ligne en traduction française: http://www.cairn.info/revue-cites-2003-2-page-121.htm
 

[3] Cf. Pierre Desprès, « Le rapport Parent. Un changement de paradigme pour la philosophie (1963-1967)», in L’enseignement de la philosophie au cégep. Histoire et débats, PUL, 2015, p. 13-14.