jeudi 22 août 2013

PRÉSENTATION DE QUI A PEUR D'AYN RAIND?


J’aimerais vous dire ce qui m’a séduit chez Ayn Rand et qui m’a conduit à rédiger cet essai. Je dois d’abord dire que ce n’est pas son «libertarisme» - puisqu’elle-même ne se désignait pas du terme «libertarienne» - mais «objectiviste». Sa philosophie, elle l’a baptisé d’«Objectivisme». Alors, voilà ce qui me plaît chez Rand : l’Objectivisme. Évidemment, vous vous demandez ce qu’est l’«objectivisme». Je vous prie d’être patient, car la définition en question mérite quelques détours préalables.
Bon nombre d’entre vous seront sans doute d’accord avec cet énoncé : «L'étude de la philosophie n'a pas pour but de savoir ce que les hommes ont pensé, mais ce que les choses sont en réalité.» L’auteur de l’énoncé en question s’appelle Thomas d'Aquin. Il vécut au Moyen Âge de 1225 à 1275. Il fut moine dominicain. Il enseigna la théologie à Paris. C’était un génie. Il est l’auteur d’une sorte de formidable encyclopédie de la pensée chrétienne, la Somme théologique. L’Église catholique le reconnaît comme son «Docteur commun». Elle le canonisera cent ans après sa mort.
Vous vous demandez avec raison quel rapport y a-t-il entre Saint Thomas d’Aquin et Ayn Rand qui fut pourtant une athée radicale. C’est que Thomas d’Aquin était aristotélicien - sans  aucun doute l’un des plus grands commentateurs d’Aristote qui ait existé. Or, Ayn Rand tient Aristote comme le plus grands de tous les philosophes qui ait existé. Maintenant, quel lien y a-t-il entre Aristote et l’objectivisme de Rand ?
Rand serait parfaitement d’accord avec la définition précédente de l’activité philosophique de Thomas d’Aquin : ce n’est pas l’histoire des idées et de penseurs qui importe, mais ce que les choses sont en réalité. En d’autres mots, ce qui importe en philosophie, c’est la vérité, et non la pensée des philosophes aussi remarquable soit-elle. La vérité existe, assure Thomas d’Aquin, et Ayn Rand d’acquiescer. Il s’agit dès lors de la découvrir, de l’établir et de la reconnaître. Voilà ce qu’enseignait Aristote. Voilà ce que de son côté Ayn Rand - par-delà toute la modernité ayant mis une croix sur la vérité - veut replacer au centre de la philosophie : la vérité. Pour l’essentiel, voilà ce qu’est l’objectivisme de Rand : la vérité existe, il s’agit de la trouver et, pour cela, il faut penser. De plus, penser rend libre ; car lorsqu’on ne pense pas et qu’on laisse les autres penser à notre place, on n’est pas libre. Vient un moment où, pour survivre, il faut à tout prix penser. C’est alors qu’on exige de ceux et celles qui pensent de le faire pour nous. Ayn Rand n’a pas de mot pour condamner cet état de choses lamentable. Si, je me corrige. Elle parle de «cannibalisme moral».
John Galt ne cesse de marteler dans son discours-fleuve dans Altas Shrugged, cette vérité objective : Je suis, donc je vais penser.
Notez bien : John Galt (alias Ayn Rand) ne dit pas : je pense, donc je suis, comme René Descartes le dira au début de la modernité avec son fameux cogito. Ce n’est pas parce que je pense, que je suis, martèle Ayn Rand, mais parce que j’existe que je pense. En d’autres termes, voulant combattre Aristote et Thomas d’Aquin, Descartes est le pionnier de la philosophie subjectiviste qui ouvre l’époque moderne et qui nous marque encore aujourd’hui.
Vous en doutez ?
Considérons l’enseignement de la philosophie dans les collèges au Québec. On n’y enseigne pas la vérité, non ! Car, qui aurait la prétention de la posséder ? Les illuminés et les dogmatiques. Il faudrait bien être dogmatique en effet pour prétendre posséder la vérité et l’enseigner ! Donc, l’enseignement de la philosophie au Québec ne consiste pas à enseigner la vérité. Quoi alors ? Si l'on n'enseigne pas la vérité, on enseigne toutefois l’habileté à penser de manière critique. Voilà le maître-mot de l’éducation philosophique actuelle: la pensée critique.
Le penseur actuel québécois qui se fait le défenseur toute catégorie confondue de l’enseignement de la pensée critique, c’est Normand Baillargeon, professeur en science de l’éducation à l’UQAM. Son Petit cours d’autodéfense intellectuelle (Lux, 2005) a connu un succès phénoménal et un rayonnement international. Or, qu’enseigne le professeur Baillargeon ? La pensée critique. En fait, Baillargeon suit les traces de son philosophe mentor, le britannique Bertrand Russell (1872-1970).[1]
            À la suite de Russell, donc, il ne s’agit pas en philosophie de rendre vrais nos jugements, mais de les justifier de «manière critique». La philosophie est conçue par Russell, et après lui par bon nombre d’autres philosophes, dont Baillargeon, comme une entreprise de justification ou d’argumentation visant à développer le fameux «esprit critique». J’insiste donc sur le fait qu’il ne s’agit tant d’établir la vérité, mais de mettre en œuvre des dispositions et des habiletés de pensée permettant d’établir des jugements raisonnables ou acceptables, éclairés, du moins à la lumière de nos procédures de recherches rationnelles. La vérité est d’emblée évacuée. Rappelons que Russell fut un sceptique en matière de vérité. Comme telle, la vérité n’existe pas. Russell aurait pu faire sien le mot de Diderot à propos de la vérité : «On doit exiger de moi que je cherche la vérité, mais non que je la trouve[2] Quoi qu’il en soit, Russell écrit de son côté :
L’essence de [cette position [sceptique]] ne tient pas aux idées [aux vérités établies] qui sont adoptées, mais bien à la manière par laquelle on y est parvenu : au lieu d’être adoptées dogmatiquement, les idées sont acceptées de manière provisoire et avec la conscience que de nouvelles données pourraient à tout moment conduire à leur abandon.[3]
En somme, si la vérité existe, elle est faillible de sorte que n’existant pas, ce qui compte, ce sont nos démarches rationnelles. C’est cela que doit développer l’éducateur chez l’étudiant en philosophie. C’est le vœu pieux qui animent nos programmes d’enseignement de la philosophie. En fait, pour la vaste majorité d’entre nous, il n’y a pas de distinction entre vérité et justification. L’important, dorénavant, c’est l’exercice de la justification, «l’examen critique», la procédure suivie par opposition à la vérité, indépendante de nous et de nos procédures de recherche. L’école québécoise aussi, par l’enseignement de compétences vise, non pas tant l’acquisition de connaissances, mais surtout l’acquisition de procédures, de divers «trucs», permettant d’acquérir des «idées vraisemblables», des simulacres de vérité, en réalité, quitte à les remplacer par la suite, comme le dit Russell, étant données les informations nouvelles disponibles.
Voilà dans quel univers conceptuel nous vivons, nous dans le monde moderne. La vérité a disparu de nos radars. Ce qui compte désormais, c’est la démarche subjective de chacun-e. On assiste donc au règne du subjectivisme. Ayn Rand a voulu renverser la vapeur en proposant l’objectivisme. Elle était donc à contre-courant de toute la modernité. Il n’est donc pas surprenant que la modernité l’ait ignorée et écartée ; exclue de la communauté des philosophes et des penseurs. C’est davantage cette exclusion de nature métaphysique, voire épistémologique, plutôt que sa divergence au plan politique où elle défend l’indéfendable, à savoir le capitalisme, qui fait qu’Ayn Rand se trouve exclut du panthéon des philosophes.
Qui a peur d’Ayn Rand ? Ma réponse : ce sont ceux et celles qui ont abandonné la vérité. Ceux et celles qui ont oublié qu’ils existaient et, que pour survivre, il faille penser. Ayn Rand a le mérite de nous rappeler certains «faits» métaphysiques élémentaires. Il est en effet toujours plus aisé, mais combien plus périlleux, de laisser penser les autres à notre place. Je salue son courage exceptionnel, et je n’ai pas hésité un seul instant à lui consacrer cet essai. S'attaquer au fondement de la pensée moderne, cela en effet relève de l'héroïsme. Au-delà de ses prises de positons radicales en éthique et en politique, et bien que sa philosophie comporte des failles béantes, il me fallait témoigner de l'excellence philosophique du génie d'Ayn Rand.




[1] Voir son texte «Bertrand Russell, le sceptique passionné», in Raison oblige. Essai de philosophie sociale et politique, PUL, 2009, p. 23-38.
[2] Diderot, Pensées philosophiques # 29.
[3] Cité dans Baillargeon, op. cit., p. 36.

dimanche 18 août 2013

SURPRIS PAR L'AMOUR. COMPTE-RENDU CRITIQUE DE HARRY G. FRANKFURT, LES RAISONS DE L'AMOUR


«Si j’avais à écrire un livre de morale, il aurait cent pages. Quatre-vingt-dix-neuf seraient blanches et sur la dernière j’écrirais : «Je ne connais qu’un seul devoir, c’est d’aimer.»

Albert Camus
 
I
Harry G. Frankfurt
Au moment où est présentement sous presse Qui a peur d’Ayn Rand? (Accent Grave), je prends connaissance de – que dis-je, je fus surpris par la joie de lire - l’essai du professeur de philosophe américain émérite de l’Université de Princeton, Harry G. Frankfurt (1929-    ), The Reasons of Love (Les raisons de l’amour).[1] Il faut savoir que l’auteur du célèbre essai On Bullshit (De l’art de dire des conneries[2]), avait fait paraître en 1988 un recueil d’études, The Importance of What We Care About, d’où fut tiré «On Bullshit», et l’étude portant le nom du recueil développait déjà, dans ses grandes lignes, la thèse de Les raisons de l’amour. L’essai constitue en fait le texte révisé de conférences données en 2000 à Princeton et l’année suivante au Collège de Londres.
            Je fus surpris par la joie en lisant Les raisons de l’amour, car l’ouvrage de Frankfurt vient délier de nombreux nœuds philosophiques dans lesquels j’étais entremêlé depuis en particulier la rédaction de ma petite étude critique sur Ayn Rand. Je ne suis pas randien, mais, comme j’ai l’occasion de m’en expliquer dans l’introduction à Qui a peur d’Ayn Rand?, l’étude de la philosophe américaine mérite le détour. Son bannissement systématique de la communauté «savante» des philosophes m’est toujours apparu parfaitement scandaleux. Comme le lecteur le constate à la lecture de mon essai, je ne suis pas, toutefois - loin de là -, en total accord avec l’auteure d’Atlas Shrugged. Je jauge la philosophie objectiviste de Rand à la lumière d’Aristote, l’aune, selon Rand, de l’excellence en philosophie.
            Je fus donc surpris par la joie, car la lecture de l’essai de Frankfurt a constitué une sorte de révélation. En tout cas, cet essai constitue un coup de tonnerre en philosophie de la morale. Wittgenstein aurait sûrement apprécié lui qui, condamnait, toute tentative de «fonder» la morale, ou de la justifier au plan théorique sur la base de la raison. Aussi, les partisans du «déontologisme» ainsi que du «conséquentialisme» seront déçus et en prendront pour leur rhume à lecture de Les raisons de l’amour.
            L’une des interrogations centrales en philosophie de la morale est celle-ci : Pourquoi doit-on agir moralement? La question est en quête d’une justification, d’un fondement, et les philosophes depuis des siècles ont tenté de répondre en offrant une justification de nature théorique. Or, l’interrogation de fond de Frankfurt est en fait la suivante : Pourquoi attachons-nous de l’intérêt ou de l’importance à quoi que ce soit? La réponse de l’auteur, qui est aussi sa thèse, est que l’amour est la source de raisons qui nous oblige à prendre acte de nos intérêts et à y mettre de l’importance. Sans l’amour, disait déjà l'apôtre Paul, «je ne suis rien et ne vaut rien» (1 Corinthiens 13).
Frankfurt écrit :
Aimer des choses n’est pas nécessairement le résultat de la reconnaissance d’une valeur et de la fascination qu’elle exerce. C’est plutôt parce que l’on aime que ce que nous aimons acquiert nécessaire une valeur pour nous. Celui qui aime perçoit invariablement et nécessairement ce qui est aimé comme précieux, mais la valeur qu’il perçoit dérive et dépend de son amour. (p. 49)
En d’autres termes, ce n’est pas, dit Frankfurt, parce que telle et telle chose est bonne que nous lui attribuons de l’importance, parce qu’elle détiendrait en elle-même telle et elle propriété «aimable», voire adorable, que nous l’aimons et, par conséquent, la désirons comme constituant un bien désirable, mais tout simplement parce que nous l’aimons point à la ligne. Comme l'écrit l'auteur en une note de bas de page (p. 48): «C'est précisément ainsi que l'amour mène le monde.»
Aimer, donc, n’est pas de l’ordre de l’affectif, c'est-à-dire de l’émotion, du sentiment, de l’effect en un mot. L’amour n’est pas non plus de l’ordre du cognitif, c’est-à-dire de l’ordre du jugement, de la raison, bref du domaine de la faculté intellectuelle. Aimer ressort fondamentalement de la volonté. Mieux, c’est une nécessité volitive, soutient Frankfurt.

Que doit-on entendre au juste par «nécessité volitive»? À cet égard, il est utile de comparer la nécessité volitive à la nécessité rationnelle ou logique. Prenons la loi logique de transitivité stipulant: Si A = B et que B = C, alors A = C. La loi de transitivité pour l’égalité constitue une nécessité logique ou rationnelle : si les prémisses sont vraies, alors nécessairement, indépendamment de ma volonté, la conclusion s’ensuit inexorablement. C’est la définition d’un raisonnement déductif.
Contrastons maintenant la nécessité volitive à la nécessité logique ou déductive. Supposons que j’aime mes enfants. Alors, la nécessité volitive m’oblige à veiller à leur bien-être. Que je le veuille ou non, la nécessité volitive (et non plus rationnelle ou logique) m’enjoins de me soucier de mes enfants. Aussi quelqu’un qui dit aimer ses enfants mais les maltraite ou les tuerait, soit souffre de démence, soit ne les aime pas du tout, contrairement à ce que la personne peut bien affirmer par ailleurs. Aussi à la question : Pourquoi aimer mes enfants?, la réponse suivante, selon Frankfurt, coule de source : parce que je les aime.
Évidemment, certains demanderont : pourquoi donc aimer nos enfants? Un croyant répondra : parce que ce sont les créatures de Dieu! Alors, la question se fait pressante : pourquoi le croyant tue-t-il les animaux qui sont réputées être des créatures de Dieu? Notons que ce n’est pas parce que le croyant les déteste qu’il tue des animaux, mais parce qu’il sert ses intérêts. Or, si les animaux servent ses intérêts, comme les nôtres d’ailleurs, c’est d’abord et avant tout parce que nous nous aimons.
            En défendant l’amour, Frankfurt défend-t-il donc l’amour de soi? Est-il partisan en somme de l’hideux égoïsme? Oui, Frankfurt y souscrit, telle aussi Ayn Rand, et en un sens tout à fait légitime. Le chrétien lui-même s’aime d’abord lui-même d’abord et avant tout avant d’aimer son prochain. «…le commandement divin, d’aimer les autres comme nous nous aimons, peut même être compris comme transmettant une recommandation positive d’amour de soi en tant que paradigme spécialement utile – un modèle ou un idéal, qui doit nous guider dans la conduite de notre propre vie pratique.» (p. 92).
Chrétien ou non, personne n’échappe à l’amour et, d’abord, à l’amour de soi. Dans la troisième partie des Raisons de l’amour, intitulé «Le cher moi», l’auteur soutient que sans l’amour de soi, il n’y aurait aucune valeur. «Le fait que nous ne pouvons pas nous empêcher d’aimer, écrit-il, et que donc nous ne pouvons pas nous empêcher d’être guidés par les intérêts de [ce, sic] ce que nous aimons, nous aide à nous garantir que nous ne nous débattrons plus sans but ni ne nous bloquerons devant une adhésion définitive à une ligne de conduite significative.» (p. 80)
            Le grand philosophe de la morale qui est pris à parti en filigrane dans l’essai de Frankfurt, c’est Emmanuel Kant (1724-1804). Ayn Rand, de son côté, n’avait pas de mots assez forts pour condamner le professeur de Königsberg.
D’abord, l’amour de soi, voire des autres, ne constitue jamais, selon Frankfurt, et au grand dam de Kant, un objet de choix (p. 95), et il n’ait jamais basé sur la raison. Comme on sait, Kant pense exactement le contraire. Pour lui, un choix moral, tel aimer ses enfants, satisfait à l’«Impératif catégorique» qui, de manière générique, stipule : Fais ce que tu voudrais que tout le monde fasse! Kant lie la volonté à la raison afin d’aboutir à une sorte de cul-de-sac logique: voudrais-je, rationnellement parlant, que tous et toutes maltraitent leurs propres enfants? Nous vivrions apparemment alors dans un monde misérable. Or, pour Kant, cette éventualité ne constitue pas le type d’impossibilité irrationnelle dont il est à la recherche puisque, selon lui, des conséquences, aussi funestes soient-elles, ne doivent jamais nous inciter à bien agir. Kant n’est pas «conséquentialiste», comme on dit. Il n’est toutefois pas aisé de bricoler des exemples satisfaisant aux exigences rationnelles de la morale selon Kant. Pour le cas qui nous occupe, on pourrait suggérer : «Pour le bien des enfants, maltraitons-les!». À l’évidence, ce commandement répugne à la raison et, par suite, à la volonté. Voilà comment la raison commande à la volonté, de sorte que l’exercice de la volonté serait foncièrement rationnel. Du moins, selon Kant.
            Pourtant Kant avait compris que la bonne volonté est la source de la morale. Toutefois, la bonne volonté ne demeure, selon lui, rien d’autre que l’expression de la raison. Pas pour Frankfurt. La volonté se plie de manière inexorable à l’impératif de l’amour, pas de la raison.
Si l’amour n’est pas de l’ordre de la raison, on pourrait penser qu’il est d’ordre affectif. Un feeling dirait le philosophe d’origine écossaise, David Hume (1711-1776) – celui-là même qui aurait éveillé Kant de son «sommeil dogmatique». Car, enfin, l’amour n’est-il pas une grande émotion, la plus grande et la plus noble qui soit? Non, répond Frankfurt. Non pas que l’amour ne soit pas une émotion, mais cette caractéristique paraît tout à fait accessoire dans l’ordre des causes qui lie la volonté.
David Hume a soutenu avec force que ce n’est pas la raison qui nous pousse au bien, mais la passion; en un mot, le sentiment (feeling). On connaît la célèbre phrase du jeune homme d’à peine 26 ans: «La raison est, et ne peut qu’être, l’esclave des passions; elle ne peut prétendre à d’autre rôle qu’à les servir et leur obéir.», lit-on dans le Traité de la nature humaine (1739). De sorte que, continue Hume, «Il n’est pas contraire à la raison que de préférer la destruction du monde à une égratignure de mon doigt.». Kant fut sans doute révulsé d’horreur en lisant ces lignes. La raison esclave des passions! C’est le monde à l’envers! Depuis Platon, en effet, les philosophes sont plutôt que c’est à la raison de dicter la conduite des passions. Rappelons la merveilleuse image du Phèdre de Platon où la raison humaine est comparer au conducteur de char qui doit, par ses guides, contrôler l’impétuosité de ses chevaux (ses passions) qui tirent en tout sens. On entend déjà Nietzsche dans les propos de Hume.
Qui a raison de Hume et de Kant? Ni l’un ni l’autre, si l’on en croit Frankfurt. En tout cas, Frankfurt se range résolument derrière Hume contre Kant. Il n’adopte pas pour autant la position de Hume. Bien sûr, l’amour est une émotion, mais ce n’est pas parce qu’elle est une émotion qu'elle lui confère son importance. On peut aimer, en effet, beaucoup, peu, ou plus ou moins; selon divers degrés. Aussi, ce n’est pas l’intensité du sentiment qui est en cause. C’est tout simplement que l’amour soit, existe, au sens où il prend la direction de la volonté, tel le conducteur de char. Pour le redire, selon Frankfurt, l’amour est affaire d’abord et avant tout une affaire ayant trait à la direction de la volonté.
Un homme voit sa femme se noyer. On pourrait croire que l’instinct grégaire le pousse à sauver son épouse, la mère de ses enfants. Mais un autre instinct, celui de conservation, cette fois-ci, le pousse au contraire à ne pas tenter de sauver sa femme bien-aimée parce qu’il risque d’y passer lui-même. Il entend son épouse crier à l’aide. Que doit-il faire? Il doit choisir, prendre une décision qui, sera, évidemment, motivé, par conséquent, sur la base de l’amour qu’il éprouve pour son épouse. C’est l’amour qui tranchera, en dernière analyse, entre les deux instincts, lesquels ne dictent pas ce qu’il convient de faire. Les instincts inclinent, mais ne déterminent pas, pourrions-nous dire. Seul l’amour engage, oblige la volonté.
Le penseur chrétien que fut C.S. Lewis (1898-1963), auteur du Monde de Narnia, évoque de son côté la «loi morale» qui dicte ce que nous devons faire.[3] Fort bien. C’était aussi l’avis de Thomas d’Aquin pour qui la «loi naturelle» commande ce qui est bien. Sur la base de quoi? En fonction de la Parole de Dieu? Pas forcément soutenait le Docteur commun de l’Église. La loi naturelle se fonde en réalité sur l’expérience, plus précisément sur ce qui est bon pour les hommes, comme le recommandait bien avant lui Aristote. La loi naturelle commande en effet «ce qui convient», c’est-à-dire ce qui est bon pour l’homme.[4]
La formule de l’Aquinate touchant la loi naturelle est la suivante : «Il faut faire le bien et éviter le mal» (Bonum est faciendum et prosequendum, et malum vitandum).[5] Martin Blais, le spécialiste québécois de la pensée thomasienne, traduit ainsi : Le bien mérite d’être fait, pas le mal. Car le bien est ce vers quoi toutes choses tendent (Bonum est quod omnia appetunt). En somme, faire le bien, c’est faire ce qui va dans le sens de mon épanouissement ou de mon bonheur; faire le mal, tourne à mon détriment. La morale thomasienne est donc bien en un sens «égoïste» car c’est d’abord ce qui me convient, de par ma nature, que je dois réaliser. Évidemment, la morale thomasienne ne prescrit pas de faire tout ce qui me plaît (ou tout ce que j’aime); mais seulement, ce qui, en fonction de ma nature, me convient. C’est là l’expression de l’amour véritable, de l’amour de soi d’abord et avant tout. C’est ainsi que nous sommes.
La loi naturelle chez Thomas d’Aquin ne constitue donc qu’une généralisation de l’expérience humaine. Mieux, elle se veut une rationalisation à rebours de l’expérience commune des hommes. En somme, la loi naturelle n’est pas une donnée a priori précédant toute expérience de vie, toute action, toute décision humaine.
 
II
Lorsqu’on dit que l’amour commande la volonté, comme le soutient si brillamment Frankfurt, bref, que l’amour constitue une nécessité volitive, il faut y voir une sorte de «loi naturelle». C’est ainsi que nous sommes par nature. Frankfurt, pour sa part, est d’avis que ce fait de nature est inscrit dans notre constitution biologique issue de la sélection naturelle visant la survie de l’espèce humaine. Je ne partage pas cet avis. Frankfurt écrit :
Nous reconnaissons le fait qu’une ligne de conduite quelconque pourrait contribuer à notre survie comme une raison de poursuivre seulement parce que sans doute nous sommes constitués pour aimer être en vie de façon innée, grâce encore à la sélection naturelle. (p. 52)
Nous rencontrons ici un point litigieux de l’essai Les raisons de l’amour, celui voulant que la raison de notre amour résulte de la sélection naturelle visant la survie. Frankfurt ne fait que répéter ici ce qu’il est convenu de penser de la manière la plausible et la plus crédible qui soit, c’est-à-dire d’après les explications probantes fournies les sciences biologiques construites à partir de la théorie de l’évolution de Darwin. Comment en effet expliquer l’origine de l’amour sans lequel, selon toute vraisemblance, nous tomberions dans un ennui mortel – c’est le cas de le dire -, ce qui constituerait une grave menace pour notre survie. D’où la nécessité de l’amour comme nécessité naturelle, visant la survie, inscrite («inbuilt» disent les anglais) dans la volonté. Cette nécessité volitive est «innée», bien qu’elle résulte d’un lent processus évolutif.
L’explication de Frankfurt s’inscrit donc dans le cadre générique du naturalisme philosophique. Le naturalisme en philosophie est la conception de l’univers voulant que toute explication en bonne et due forme renvoie en dernière analyse à des phénomènes naturels. Le naturalisme s’oppose au surnaturalisme ou transcendantalisme soutenant que certaines explications cruciales font appel à un être transcendant la nature, existant en dehors de la nature et qui en serait même l’auteur. Cet être transcendant la nature et créateur, serait Dieu. C.S Lewis, et avant lui Thomas d’Aquin (1225-1275), deux penseurs chrétiens, dont il a été rapidement question précédemment, furent des adeptes du surnaturalisme. La vaste majorité des penseurs et des philosophes contemporains demeurent partisans du naturalisme. Bien que Frankfurt ait recours à la théorie de l’évolution de Darwin, il semble admettre par ailleurs l’existence de Dieu. On lit par exemple : «Si Dieu est amour, l’univers n’a pas d’objet, l’univers n’a pas d’objet, sinon simplement d’être.» (p.77). Et un peu auparavant : «Ce que Dieu désire créer et aimer, par conséquent, est juste de l’Être – de chaque et de toute sorte quelle qu’elle soit – autant qu’il est possible.» (p.76)
Le naturalisme est toutefois incompatible avec la croyance en Dieu, parce que celle-ci est surnaturaliste. Par ailleurs, le naturalisme est incompatible avec la foi parce que le naturalisme est un matérialisme, alors que le surnaturalisme défend, disons, le spiritualisme. Le cas d’Ayn Rand est singulier, à cet égard, puisqu’elle était sans aucun doute naturaliste mais pas matérialiste. Pour elle, matière et esprit ne s’opposent pas, mais s’unissent un peu comme le soutenait Aristote et Thomas d’Aquin. Je reviendrai sur Ayn Rand tantôt. Pour le moment, je voudrais démontrer la plausibilité du surnaturalisme de sorte que l’origine de l’amour humain est un don divin.
Lorsqu’on considère la théorie de l’évolution de Darwin, il y a un élément clé qui demande explication mais qui n’en reçoit pas; il est pris tout simplement pour acquis. Cet élément est celui de la lutte pour la survie des êtres vivants. Pourquoi donc les êtres vivants luttent-ils pour leur survie? Pourquoi est-ce ainsi et pas autrement? Ce fait, s’il s’agit bien d’un fait, constitue en réalité un «fait métaphysique» fondamental. Le darwinisme part de ce fait sans l’expliquer. Mais ce fait, «métaphysique» puisqu’il faut le qualifier ainsi en ce qu’il constitue une «cause première» de tout ce qui existe du moins dans la nature, ne peut recevoir d’explication scientifique. C’est un postulat de base du darwinisme: étant donnée au départ que les êtres luttent pour leur survie, il s’ensuit telle et telle chose par sélection naturelle. Or, si les êtres vivants luttent pour leur survie, ce que personne ne conteste (encore qu’aujourd’hui parler de la lutte pour l’existence, du moins pour ce qui nous concerne, paraît un peu grossier, voire ridicule[6]), cela signifie que les êtres vivants tiennent à la vie, que vivre est important pour eux. Bref, les êtres vivants aiment vivre. Ce qui vaut également pour les êtres vivants. Donc, conclusion: la théorie de l’évolution de Darwin, présuppose que les êtres vivants – les êtres humains en particulier – aiment vivre, qu’ils tiennent à rester en vie, etc., de sorte qu’elle ne saurait expliquer ce qu’elle tient pour acquis par ailleurs.
Il faut donc chercher ailleurs l’explication de ce goût, que dis-je de cette soif inextinguible pour la vie, pour l’existence, chez les êtres vivants. Or, l’explication alternative reste celle du surnaturalisme chrétien : le Dieu de Jésus-Christ, qui est un Dieu d’amour, est Dieu créateur qui a créé tout l’univers; l’homme en particulier fut créé à l’image de Dieu (Genèse 1: 27), donc à l’image de son auteur, c’est-à-dire à l’image ou à la ressemblance de l’Amour. Notre concepteur, en somme, nous a réglé ou programmé pour aimer.
Je sais que bon nombre d'incroyants cesseront leur lecture ici. Ils sont adeptes eux aussi sans le réaliser du naturalisme. Ils ne veulent rien entendre de ces sornettes. Ils sont prêts à écouter Frankfurt qui propose ou, à tout le moins, évoque une explication de type naturaliste de l’origine de l’amour comme nécessité volitive. Ils ne voudront toutefois rien entendre de l’explication surnaturaliste. Je les comprends. Ils doivent toutefois admettre, à tout le moins, qu’il n’y a pas d’explication naturaliste du «fait métaphysique» de l’origine de l’amour. Ils me rétorqueront qu’un jour la science expliquera de manière pleinement satisfaisante le «fait» en question. Ce sont les enfants du siècle des Lumières où la raison s’épuise dans la science.
 
III 
C’est ici que nous rejoignons Ayn Rand, cet enfant, elle aussi, du siècle des Lumières. En tout cas, l’auteure d’Atlas Shrugged, conceptrice de l’Objectivisme, vouait un culte sacré à la raison. S’il faut vivre sur terre, comme elle se plaisait à dire, il est impératif d’user de la raison, c’est-à-dire de penser. Pourquoi donc? – Pour survivre! Or, s’il faut penser, c’est-à-dire raisonner, si la raison en somme nous est si chère, c’est que la vie l’est d’abord et avant tout. Nous devons penser, nous, les êtres humains, si nous voulons vivre, voire survivre. C'est notre réalité objective. D'où le nom d'«objectivisme» qualifiant sa philosophie.  

Voilà donc la première valeur indépassable : la vie. Nous aimons la vivons et, pour ce faire, nous nous devons de penser. Fort bien. Il convient d’être prudent, toutefois, car les enjeux sont immenses. Pour Rand, ce qui se trouve au sommet de toutes les valeurs, et d'où découle toutes les autres valeurs, (dont la liberté entre autres), c’est la vie. Pas notre amour de la vie. Par je ne sais qu’elle lien ou tour de passe-passe, Rand pose ensuite que nous aimons la vie, et tout notre devoir alors consiste à penser. Voilà qui est profondément mystérieux pour une philosophe comme Rand vouant un tel culte à la raison. Le petit essai de Frankfurt vient éclairer l'enjeu. Pour Rand, la question : pourquoi aime-t-on la vie?, ne constitue pas une interrogation sensée. Il suffit que nous ayons la vie; par conséquent, nous la chérissons forcément, soutient Rand. La vie veut la vie, en somme! Frankfurt rappelle que pour vouloir (aimer la vie) il faut d’abord aimer. J’aurais beau être en vie que je ne l'aimerais pas pour autant - d'ailleurs, certains s'enlèvent la vie. Rand leur répond que les suicidaires ne pensent pas. Frankfurt lui répond que l’amour de la vie seul dompte la volonté et la guide. Pour se prémunir contre le suicide, il faut donc aimer. Voilà la thèse profonde de Frankfurt qui réfute Ayn Rand.
Pourquoi le bien est ce vers quoi toutes choses tendent (bonum est quod omnia appetunt)?, comme le soutien Thomas d’Aquin qui, lui, tient l’idée d’Aristote. Les choses, les êtres ne tendent pas seulement à demeurer en vie, mais à être. D’où la question la plus générale qui soit, la question métaphysique par excellence, la question portant sur l’être, qui, aujourd’hui, ne présente plus aucun intérêt pour la plupart de nos contemporains. En posant la vie d’êtres vivants comme sommum bonum, Ayn Rand renoue avec une veille discipline discréditée, en bonne partie en raison de la science triomphante actuelle. Elle qui, pourtant, ne limitait pas la pensée à la matière, faisant de l’humain une unité organique composée de matière et d’esprit, pourquoi Rand a-t-elle limité l’être humain à la vie (biologique) et à la vie ici-bas? Une vie dématérialisée dans l’au-delà constituait à ses yeux un pur illogisme. Il est vrai qu’elle a soutenu que ce qui devait nous intéresser, c’est uniquement vivre en ce bas-monde. Certes, l’objectivité du monde, l’objectivité de la réalité hors de notre conscience nous importe. Saluons Ayn Rand d’avoir rappelé au monde moderne la vérité du réalisme. Or, le réalisme philosophique signifie que, même sans nous, sans les hommes, la réalité existe quand même. Nous ne sommes pas les créateurs de la valeur. Notre vie ne vaut pas ce qui importe. Notre amour ne dépend pas de nous. Il nous a déjà précédé en Galilée...
Dans un passage de l’Évangile de Jean (21 :15), se situant après sa résurrection, Jésus demande à trois reprises à Simon Pierre : «M’aimes-tu?», et l’apôtre de répondre invariablement par l’affirmative. Ce texte m’est toujours apparu des plus insolite. Certains doutent même de l’authenticité du passage. Pourquoi Jésus s’acharne-t-il à demander à l’apôtre s’il l’aime, connaissant très bien la réponse? La démarche paraît oiseuse. Bien sûr, le passage fait écho au reniement à trois reprises de Pierre. La compréhension usuelle du passage veut que Jésus s’assure de l’amour de Pierre avant de l’envoyer répandre la Bonne Nouvelle. À mon sens, la question de Jésus à Pierre est radicale : «M’aimes-tu, Pierre, plus que la vie? M’aimes-tu plus que ta vie?» Jésus, en fait, se présente comme étant «le chemin, la vérité et la vie» (Jean 14 :6). Jésus, comme Christ, est la Vie, c'est-à-dire, plus précisément, l'Amour.
Ayn Rand a répondu qu’elle n’aimait rien de plus élevé que la vie. Sa propre vie en tout premier lieu. Tout le reste étant par conséquent secondaire ou inimportant. Au contraire, je suis d’avis que l’amour de la vie, d’être en vie et de le demeurer, etc., est antérieur à la vie (biologique) ou, en tout cas, indépendamment de la vie (biologique). Il aurait pu se faire que la vie soit, mais qu’elle ne présenta aucune espèce d’intérêt, aucune espèce d’attachement, aucun amour de la vie. C’est grâce à l’amour que la vie nous importe tant. La valeur suprême, dans ces conditions, est et demeure l’amour. Ce n’est donc pas un hasard si l’amour au sens grec d’agapè - que les latins traduiront ensuite par caritas, ce qui donnera charité en français -, deviendra la vertu théologale suprême. C’est pourquoi Saint Paul écrit aux Grecs de Corinthe (1 :13): «J’aurai beau tout avoir, si je n’ai pas agapè, alors je n’ai rien et ne suis rien… Maintenant donc ces trois-là demeurent, la foi, l’espérance et l’amour-agapè. Mais l’amour-agapè est le plus grand.» Et Saint Paul est très clair : quand bien même que j’aurais la foi (pistis) la plus grande qui soit, si je n’ai pas l’agapè, je n’ai rien et ça ne vaut rien! Ce qui veut dire entre autres choses que la foi est d’abord un acte d’amour.

Penser que la vertu de foi n’est qu’une croyance puérile superstitieuse, tel croire en une théière roulant en orbite autour du globe (l’exemple grotesque étant de Bertrand Russell dans «Is There a God?»), c’est un exemple de bien mauvais goût. Si l’on suit Saint Paul, la foi d’un chrétien se ramène en somme, à celle de l’amour-agapè. Penser comme le fait Ayn Rand qu’un chrétien est par conséquent quelqu’un qui sacrifie son intellect sur l’autel de l’irrationnel, c’est fort mal comprendre la plus noble des vertus qui soit, l’amour. En cela, Rand est loin d’être la seule à commettre pareille ânerie, car elle n’est pas en reste de tous ces enfants du siècle des Lumières qui sacrifièrent «l’amour qui mène le monde», comme l’écrit Frankfurt, sur l’autel du dieu de la Raison.
D'après Camus, notre seul devoir consisterait à aimer. Je dirais: notre devoir est d'aimer davantage. Car, l'amour, est d'abord et avant une grâce divine. On comprend mieux, après la lecture de Frankfurt, que Saint Thomas d'Aquin faisait de l'amour-agapè, une vertu théologale, car cette vertu par excellence vient de Dieu.




[1] Princeton University Press, 2004. Traduction française chez Circé, Les raisons de l’amour, 2006. Toutes les références sont données à partir de l’édition de l’édition française.
[2] Traduction française chez 10/18, 2006.
[3] Voir C.S. Lewis, Les fondements du christianisme, Éditions L.L.B – Guebwiller, 1985.
[4] Voir Martin Blais, L’autre Thomas d’Aquin, Montréal, Boréal, 1990, chapitre 4 «N’obéir qu’à soi», p. 186.
[5] Thomas d’Aquin, Somme théologique, I-II, questio 94, art. 2.
[6] Voir sur ce point le livre sulfureux de David Stove, Darwinian Fairytales. Selfish Genes, Errors of Heredity, and Other Fables of Evolution, New York, Encounter Books, 1995.