jeudi 23 décembre 2010

DÉBOULLONNAGE DU GRAND MYTHE MODERNE: LE DARWINISME. Compte rendu de lecture de David Stove, Darwinian Fairytales, Selfish Genes, Errors of Heredity, and Other Fables of Evolution, (Encounter Books,1995)

Pour supporter sa propre histoire chacun y ajoute un peu de légende.
Marcel Jouhandeau


Sale temps pour les darwiniens

Un jour, une étudiante m’interpella en pleine classe: «Monsieur, vous qui dites être croyant, pourquoi nous enseignez-vous la théorie de l’évolution de Darwin?» Bien qu'un peu brutale, la question méritait une réponse: «Il n’y a pas incompatibilité entre le darwinisme et le christianisme, le catholicisme en particulier; seuls les fondamentalistes religieux – les «créationnistes» - rejettent le darwinisme; or, je ne suis pas fondamentaliste; donc, pas créationniste. Par «créationnisme», on doit entendre la doctrine religieuse qui admet que le récit de la création que l’on trouve dans la Genèse est littéralement vrai (par exemple, le monde et toutes les espèces animales furent créés en six jours par Dieu il y a environ dix mille ans.)» Ma réponse trop dense suscita plus de questions chez l’étudiante qui, dès lors, me demanda avec insistance: «Pourriez-vous m’expliquez davantage, je ne comprends pas!» Ce que je fis instamment et, en guise de résumer, voici quelle fut ma réponse.



«Chez les catholiques, il y a belle lurette que le récit de la Genèse – le premier livre de la Bible -, comme tout autre texte biblique d’ailleurs, n’est plus lu et compris au sens littéral. Contrairement au protestantisme, qui ne jure que par mot d’ordre de Luther de la Sola Scriptura, le catholicisme n’a jamais privilégié une lecture littérale des textes bibliques. C’est ainsi que, du moins pour un catholique, «l’image» qui se trouve toujours au-delà de la lettre du récit biblique de la création signifie que «Le Créateur n’est pas seulement celui qui agit à un instant initial, mais l’Être dont la volonté créatrice fait exister tout être à chaque instant, l’être qui conduit l’histoire de l’univers et des hommes, non pas nécessairement par des interventions expresses et répétées, mais déjà et surtout par l’existence qu’il donne et qu’il soutient dans sa volonté créatrice, selon les modalités qu’il détermine.» (C. Montenat, L. Plateaux, P. Roux, Pour lire la création dans l’évolution, Cerf, 1988, p. 13.) Cette lecture intelligente, c'est-à-dire «symbolique», du récit de création avait reçu l’aval de Jean-Paul II qui, dès 1981, avait déclaré :

L’Écriture sainte veut simplement déclarer que le monde a été créé par Dieu et, pour enseigner cette vérité, elle s’exprime avec les termes de la cosmologie en usage au temps de celui qui écrit […] Tout autre enseignement sur l’origine et la constitution de l’univers est étranger aux intentions de la Bible : celle-ci ne veut pas enseigner comment a été fait le monde, mais comment on va au ciel. (Cité dans Jacques Duquesne, Dieu, malgré tout, Stock/Plon, Le livre de poche, 2005, note 4, p. 178-179.)

Par cette déclaration, le précédent pape reconnaissait que la Bible ne constitue pas un traité scientifique et, partant, son rôle n’est pas de dire la vérité, mais le sens de la vérité. Tant et si bien qu’en 1996, le même pape déclarait devant l’Académie pontificale des sciences :

De nouvelles connaissances conduisent à reconnaître dans la théorie de l’évolution plus qu’une hypothèse. … La convergence, nullement recherchée ou provoquée, des résultats de travaux menés indépendamment les uns des autres, constitue par elle-même un argument significatif en faveur de cette théorie [de l’évolution]. (Ibid., p.130)

Je ne suis pas créationniste, poursuivais-je, bien que je sois croyant. J’entretiens cependant de sérieux doutes au sujet de la vérité du darwinisme. En somme, je serais sur ce point, comme on dit souvent à la blague, «plus catholique que le pape»! Ces doutes au sujet de la vérité du darwinisme - vérité que le pape semble pour sa part admettre - se sont pour ainsi dire cristallisés à la lecture d’un essai remarquable dû à la plume d’un philosophe australien, du nom de David Stove (1927-1994). L’ouvrage s’intitule Darwinian Fairytales (Les contes de fées darwiniens). Publié un an après la mort de l’auteur, l’ouvrage n’a toujours pas été traduit en français. J’ai vainement espéré qu’il le fut en 2009, année marquant les 150 ans de la publication de l’Origine des espèces (1859), devenu un classique incontournable de la science moderne - «pour comprendre la vie», ajouta un journaliste. Je m’explique mal cette lacune. J’espère qu’on aura le courage de le publier prochainement en français, tout comme d’ailleurs de cette autre critique dévastatrice du darwinisme, What Darwin got Wrong de Jerry Fodor (assisté par M. Piattelli-Palmarini, 2010), philosophe américain de renom.

Encore une fois, je tiens à préciser qu’on peut être anti-darwinien et être croyant, ou non-croyant, et non-créationniste. David Stove et Jerry Fodor ne sont pas croyants; a fortiori, ils ne sont pas créationnistes. Moi, je suis croyant mais pas créationniste. En somme, ce serait un sophisme du faux-dilemme de dire : «si tu n’es pas en faveur de Darwin, t’es forcément un croyant et, pire encore, un créationniste!». Les choses sont parfois plus complexes qu’on ne le croit…

Venons-en donc à l’ouvrage de Stove et à sa critique du darwinisme, vous comprendrez entre autres pourquoi le pape qui, comme moi, n’admet pas le créationnisme, n’a pas raison d’admettre non plus le darwinisme.

L’ouvrage de Stove comporte onze essais. Il m’est impossible d’en faire le compte rendu complet. Chaque chapitre constitue, comme je viens de le dire, un essai autonome en lui-même; il n’est donc pas nécessaire d’avoir lu les dix premiers essais pour comprendre le dernier. Le premier, toutefois, sans aucun doute le plus percutant, est incontournable. Il s’intitule «Darwinism’s Dilemma», qu’on pourrait traduire littéralement par «Le dilemme du darwinisme»; mais cette traduction littérale est fautive car il ne s’agit pas à proprement parler d’un «dilemme», mais d’une contradiction à laquelle est confrontée le darwinisme. Une meilleure traduction serait peut-être «la contradiction du darwinisme» ou, pour faire plus savant – plus kantien -, «l’antinomie du darwinisme».

Quelle est donc la fameuse contradiction à laquelle se voit confronter le darwinisme? Le tout premier paragraphe l’énonce :

If Darwin’s theory of evolution were true, there would be in every species a constant and ruthless competition to survive : a competition in wich only a few in any generation can be winners. But it is perfectly obvious that human life is not like that, however it may be with other species.

Voici, schématiquement, en quoi consiste la «contradiction du darwinisme». Deux prémisses sont nécessaires.

(1) La théorie de l’évolution de Darwin (le darwinisme, pour faire court) affirme qu’à l’intérieur de chaque espèce, dont l’espèce humaine, il existe entre les membres une lutte perpétuelle et impitoyable pour leur survie, dont rare sont ceux et celles qui, à chaque génération, en survivent.

(2) Or, on constate que (1) n’est pas le cas pour l’espèce humaine.

Conclusion : Le darwinisme est certainement faux.


Afin de lever la contradiction du darwinisme, Stove présente trois solutions que les darwiniens ont tenté d’apporter. Il baptise de trois noms pittoresques, dignes des contes de fées, trois solutions qui furent proposées depuis la parution de L’origine des espèces jusqu’à aujourd’hui pour résoudre la contradiction du darwinisme: celle de l’Homme des Cavernes (the Cave Man way out); de l’Homme Radical (the Hard Man); enfin, celle de l’Homme Mou (Soft Man). Chacun de ces types d’Homme caractérise les réponses qui furent offertes pour résoudre la contradiction. Stove montre que chacune de ces solutions, au lieu de remédier à la contradiction, au contraire, la raffermit. Examinons à tour de rôle chaque de ces solution.

1.- L’Homme des Cavernes

Cette solution consiste à admettre que le darwinisme avait cours à une époque reculée, à l’époque de l’Homme des Cavernes. Stove écrit:

In the olden days (this story goes), human populations always did press relentlessly on their supply of food, and thereby brought about constant competition for survival among the too-numerous competitors, and hence natural selection of those organisms which were best fitted to succeed in the struggle for life… But our species (the story goes) escaped long ago from brutal régime of natural selection. We developped a thousand forms of attachment, loyalty, cooperation, and unforced subordination, every one of them quite incompatible with a constant and merciless competition to survive. We have now had for a very long time, at least locally, religions, moralities, laws or customs, respect for life and property… (p. 4)

En somme, la solution avancée par celle de l’Homme des Cavernes est en réalité celle du mythe «libéral» du fameux «contrat social» faisant appel, avant la vie en société, un «état de nature» où l’existence humaine fut «solitaire, misérable, dangereuse, animale et brève», comme le décrivait déjà Thomas Hobbes (Léviathan I, 13).

Malheureusement, la solution de l’Homme des Cavernes ne constitue pas du tout une solution puisqu’au contraire elle met davantage en évidence la contradiction du darwinisme. En effet, le darwinisme «is a universal generalization about all terrestrial species at any time», de sorte qu’en affirmant que le darwinisme n’est pas vrai pour aujourd’hui en ce qui concerne l’espèce humaine (ou pour toute autre espèce), ou depuis la soi-disante sortie de l’Homme des Cavernes de l’état de nature, alors il faut admettre que la théorie de l’évolution n’est pas vraie, point à la ligne. Comme l’écrit très justement Stove : «If Darwin’s theory of evolution is true, no species can never escape from the process of natural selection.» (p. 4)

Par ailleurs, il faut convenir que l’existence de l’espèce humaine dans le fameux «état de la nature», dans sa version hobbesienne ou darwinienne, est hautement exagérée et fort peu probable. Une forêt de pins ou une population de morues peut vivre sans coopération aucune, mais des êtres humains ne sauraient y survivre sans coopération. Le mythe libéral de l’Homme des Cavernes constitue notre mythe chéri. «By now it is enshrined in a thousand cartoons and comic-strips [songeons à la célèbre télésérie Les Pierreàfeu], and it is as immovable as Christmas.» (p. 5)

2- L’Homme Radical

Passons à présent à la seconde solution envisagée par les darwiniens, celle de l’Homme Radical. Alors que l’Homme des Cavernes tergiverse, l’Homme Radical, comme son nom l’indique, prend le taureau par les cornes. Stove écrit :

He says that the Darwinian theory of evolution is true without exception, and it is just to bad for any appearances, that there are or may be in human life, which contradict that theory. They must be delusive appearances, that’s all. Underneath the veneer of civilization, the Hard Man says, and even under the placid surface of everyday domesticity, human life us really just as constant and fierce a struggle for survival as is the life of every other species. (p.  10)

On aura reconnu là le «darwinisme social» dont Thomas Henry Huxley (1825-1895) et Herbert Spencer (1820-1903) en sont les figures de proue. Le premier fut surnommé le «bouledogue de Darwin». Huxley ne faisait pas dans la dentelle : la lutte pour la survie n’est pas une lubie théorique car elle se déroule ici et maintenant, sous nos yeux, c’est-à-dire dans l’Angleterre victorienne des années 1890, où près de 5% des plus pauvres anglais luttent alors pour leur survie alimentaire. Stove ironise à peine en faisant remarquer qu’Huxley étend cette lutte à l’espèce humaine dans son ensemble. Cherchant des exemples illustrant le darwinisme, Huxley pointe du doigt entre autres les luttes coloniales auxquelles se livrent les empires britanniques, français et allemands. Passons…

En fait, ce ne sont pas tant les luttes réelles que les hommes mènent à tous les jours qui alimentent la foi d’Huxley dans le darwinisme que les tentatives d’occulter et d’amoindrir ces luttes que constituent les soins de santé, l’éducation et l’assurance-emploi prodigués par l’État-providence. Voilà ce qui est parfaitement déplorable et condamnable, selon Huxley, car il s'agit  «to prevent the inevitable being led astray!» (p. 11). En somme l’État interfère avec le processus de sélection naturelle; ce qui est parfaitement immoral, toujours selon Huxley. C’est là qu’Herbert Spencer entre en scène avec son ouvrage, The Man versus the State (1884), qui devint la bible des grands capitalistes américains, John D. Rockeffeler (1839-1937) et Andrew Carnegie (1835-1919) en tête. C’est aussi à cette même époque qu’apparaissent les premières théories eugéniques sous la plume du cousin de Charles Darwin, Francis Galton. Darwin ne sort nullement blanchi de ce radicalisme triomphant, en particulier touchant l’eugénisme, Stove citant des passages incriminants de la Descendance de l’homme. (p. 16-17)

Ce qui est particulièrement navrant dans la solution préconisée par l’Homme Radical, c’est qu’elle prétend lutter contre tout ce qui s’oppose à l’inévitable! Quelle futilité! Il est en effet parfaitement vain de s’opposer à ce qui, de toute façon, doit se produire. Stove écrit :


…I will say that the inevitable cannot – logically cannot – be led astray. If (for example) hospitals and unemployment relief really do interfere with or negate the processes of competition and natural selection, then those processes are not inevitable. If they are inevitable, then they really are inevitable, and there is not the smallest need for anyone to exert himself to prevent their being interfered with or negated. In particular there is no need for, and indeed no sense in, Hard Men writing books in order to warn us of biological dangers of interfering with those processes. You cannot interfere with inevitable processes. (p. 12)

Stove dévoile une absurdité au cœur de l’Homme Radical que le jeune Popper avait, lui, relevé au sein même de la théorie marxiste. Toutes deux en effet consistent «en une prophétie historique, combinée avec un appel implicite à la loi morale suivante : Appuyez l’inévitable!» (Karl Popper, La quête inachevée, Pocket, 1994, p. 44.)

Si Huxley fut le bouledogue de Darwin, Richard Dawkins en est actuellement sans contredit le rottweiler. Stove consacre de nombreuses pages à ce pitbull darwinien. Il le considère comme l’exemple achevé de l’Homme Radical. Sa tâche ne consiste pas tant à justifier la contradiction du darwinisme qu’à nous la faire entrer de gré ou de force dans la gorge. Les fanatiques ne sont pas toujours ceux à qui l’on pense.



3- L’Homme Mou

La réponse de l’Homme Mou à la contradiction du darwinisme n’en constitue pas véritablement une : c’est l’aveu implicite qu’il n’y a pas de contradiction parce qu’on l’ignore ou feint de l’ignorer. Cette ignorance est celle de la vaste majorité d’entre nous qui admettons sans trop de difficultés l’essentiel de la doctrine darwinienne, et qui condamnons, toutefois, non sans une certaine sévérité, les extravagances de l’Homme Radical, du darwinisme social et de son eugénisme en particulier. Stove dit que l’Homme Mou c’est d’abord Darwin lui-même, ce personnage timide, réservé, sensible, secret en dernier analyse, fuyant la controverse comme la peste, préférant l’étude minutieuse et calme de ses bestioles et de sa flore, loin des furies qu’il a pourtant suscitées.

L’image rassurante qui se dégage de Darwin lui-même, un peu sombre, vieillit, un tant soit peu inquiet, comme désillusionné, est celle de l’Homme Mou que nous sommes, acceptant, comme une lettre à la poste, la contradiction pourtant flagrante que recèle la religion mythique de l’Homme Moderne, la nôtre, celle de l’Homme Mou.»


J’espère que le compte rendu succinct du premier essai de Darwinian Fairytales ne gâchera pas votre Réveillon des fêtes. Mon souhait est que ce conte de fées vous appâte et vous mette en appétit pour dévorer les autres contes de fées darwiniens du fabuleux conteur que fut David Stove.

En tout cas, je puis vous assurer que l’étudiante parue entièrement satisfaite de ma réponse. Par ailleurs, en tant que croyant catholique, je souhaite vivement que Benoît XVI révise les positions de l’Église sur le sujet.

mardi 14 décembre 2010

QUAND LA PHILOSOPHIE SE FAIT SEXY. RÉPONSE À FOGLIA

Les hommes portent leur cœur dans leur sexe, les femmes portent leur sexe dans leur cœur.
Malcolm de Chazal


Gustave Courbet (1819-1877), L'origine du monde (1866)
La premier tableau pornographique?

Dans sa chronique du samedi 11 décembre, Pierre Foglia s’en prend à l’éducation sexuelle à l’école. Le chroniqueur rappelle une lapalissade: la sexualité est devenue une marchandise, et l’école n’a pas à devenir une courroie de transmission du marché. Au fond, «le cul, c’est dans la tête», déclare crument le chroniqueur; «ça» ne s’apprend pas. L’éducation sexuelle conçue comme un cours de «mécanique 101» passe tout droit à côté de la plaque : «c’est des pistions et des cylindres», dit joliment Foglia.

Foglia a à la fois a raison et tort. Comment cela? Il est parfaitement vrai d’affirmer que la sexualité est aujourd’hui devenue une marchandise, et il faut le déplorer. Quiconque vit dans la société d’hyperconsommation qui est la nôtre l’admettra volontiers. Il est faux cependant de croire que la sexualité ne s’apprend pas même s’il est vrai, par ailleurs, que la sexualité n’a rien de mécanique puisque qu’elle «n’est que dans la tête». Que veut-on dire au juste en disant que la sexualité «n’est que dans la tête» ? Foglia n’a rien à dire de précis  là-dessus qui puisse faire l’objet d’une éducation précisément parce que la sexualité, selon lui, est d’ordre personnel ou subjectif. La «science de la sexualité» – la sexologie, en somme – ne serait qu’une contradiction dans les termes; un oxymore. La neurologie fait fausse route en voulant expliquer le fonctionnement de l’esprit humain. Tout comme il ne peut donc y avoir d’étude objective de l’esprit humain, il ne peut non plus y avoir de science étudiant ce qui nous est le plus intime, à savoir la sexualité.

On reconnaît bien là, le lointain dualisme que le philosophe français René Descartes (1596-1650) a mis en place à l’aube de l’époque moderne. L’objectivité de la science, croyait le philosophe, n’aura jamais prise sur le monde subjectif de la pensée. Pourtant, l’histoire aura donné tort à l’auteur du Discours de la méthode, puisque la psychologie est devenue la science que l’on connaît.

Une solution prometteuse consisterait à sortir du dualisme cartésien en tenant la sexualité comme une pratique humaine possédant une logique qui lui est propre. C’est ce que je voudrais montrer ici. Demandons-nous, d’abord : en quoi le plaisir sexuel diffère-t-il du plaisir qu’il y a à manger et à boire? Est-ce le même que celui consistant à relaxer dans un bon bain chaud? Ou à observer un enfant s’amuser?

Le plaisir sexuel ressemble par certains côtés à ces autres plaisirs mentionnés, mais il en diffère de manière importante. Éprouver du plaisir sexuel ne ressemble pas à celui de la table en ce que, bien évidemment, il ne vise pas à consommer son partenaire! Il diffère aussi du plaisir du bain en ce que le plaisir sexuel implique un partenaire (bien qu’on puisse parler à bon droit du «plaisir solitaire»).

Le plaisir sexuel consiste entre autres choses à éprouver des sensations corporelles, à s’enflammer de désir, ce qui n’est pas le cas en voyant s’amuser un enfant. En fait, le plaisir sexuel ressemble, sans y être parfaitement identique, au plaisir éprouvé en regardant une chose ou un être. Les philosophes parlent alors d’une propriété essentielle de la conscience, à savoir l’intentionnalité. Le fondateur de la phénoménologie, Edmund Husserl (1859-1938), a fait de l’intentionnalité le principe fondamental de la phénoménologie. La conscience, en effet, est toujours conscience de quelque chose. Une roche n’est jamais consciente de quoi que ce soit, pas même qu'elle soit une roche. Par contre, ma peur d’une araignée constitue un acte de conscience en tant qu’elle est dirigée vers l’araignée en question. Il se peut bien que l’araignée n’existe pas en réalité et que l’émotion suscitée soit dès lors sans objet, c’est-à-dire fausse ou factice. N’empêche que mon émotion de peur, en tant qu’état de conscience dirigé vers une (soi-disante) araignée, existe bel et bien. Voilà en quoi consiste l’intentionnalité de la conscience humaine. La citation mise en exergue est littéralement fausse; toutefois, d'un point de vue phénomélogique, elle résume bien l'«essence» de nos pratiques sexuelles. Husserl suspendait toute croyance en la valeur de vérité de l’intentionnalité afin de décrire le contenu «essentiel» de la conscience. Voilà le but visé par la phénoménologie, qui eut par la suite un retentissement considérable, principalement dans la philosophie dite «continentale».

C’est toutefois à un britannique, Roger Scruton, que l’on doit une étude phénoménologique de la sexualité humaine. Dans Sexual Desire (1986), Scruton énonce que le plaisir sexuel n’est pas qu’une sensation plaisante, voire titillante. Le plaisir sexuel comporte une pensée dirigée vers une personne réelle ou imaginaire. Comme toute pensée, le plaisir sexuel comporte donc une intentionnalité en ce qu’il est dirigé vers une personne. C’est ce que veut dire Foglia en écrivant vulgairement que «le cul, c’est dans la tête».

Scruton écrit :

[Le plaisir sexuel] est le désir d’une personne : je dis bien d’une personne, non pas son corps, conçu comme un objet physique, mais la personne vu comme un sujet incarné d’où émane une conscience de soi me faisant face, les yeux dans les yeux, un moi devant moi. Le véritable désir constitue également une sorte d’exigence: il commande réciprocité, le partage ainsi que l’abandon mutuel. C’est compromettant et embarrassant. Or, en ce sens, une sensation n’est ni compromettante ni menaçante.


Pour Scruton, le langage de l’intentionnalité de la sexualité s’est considérablement modifié¸ entre autres depuis John Stuart Mill (1806-1873), qui soutenait, en particulier dans De la liberté (1859), que


La seule fin pour laquelle les hommes soient justifiés, individuellement et collectivement, d’interférer avec la liberté d’action de n’importe lequel d’entre eux, est l’autoprotection. La seule raison légitime que puisse avoir une communauté civilisée d’user de la force contre un de ses membres, contre sa propre volonté, est d’empêcher que du mal ne soit fait à autrui. Le contraindre pour son propre bien, physique ou moral, ne fournit pas une justification suffisante… L’individu est souverain sur lui-même, son propre corps et son propre esprit.


Depuis Mill, donc, «anything goes», comme on dit en anglais. Anything goes, évidemment, selon Mill, dans la mesure où les partenaires sont consentants. Avec la débandade de la morale de l’Église catholique, la morale sexuelle libérale règne sans partage. Au Canada, Pierre Elliot Trudeau se plaisait à répéter que l’État n’a pas à «mettre son nez dans les chambres à coucher des citoyens», établissant ainsi le caractère privé de la sexualité. On comprend dans ces conditions qu’un cours d’éducation sexuelle constitue une sorte d’impossibilité dans la mesure où, du point de vue libéral, la sexualité est strictement du ressort personnel à chacun. Foglia ne fait que réitérer le consensus social libéral ayant cours aujourd'hui sur la sexualité : ce n’est qu’une private affair.

La conception libérale de la sexualité vide donc la conscience dans la sexualité de son intentionnalité. Foglia a parfaitement raison de souligner le fait que la sexualité soit devenue une marchandise. Puisque l’intentionnalité a disparu de notre compréhension de la sexualité, celle-ci n'est  plus qu’un objet pour la science, c’est-à-dire rien de plus qu’une mécanique fait... «de pistons et de cylindres». L’obscénité et la perversion ont dès lors beau jeu et les coudées franches. Tout y passe. De la nécrophilie à la zoophilie. La pédophilie reste toujours condamnable cependant parce que le jeune enfant n’est pas (encore) en mesure de donner son consentement. Dans le merveilleux monde libéral dans lequel nous vivons, tout est affaire de consentement, de choix, d’autonomie, etc. Le choix de chacun règne en maître.

Dans la désormais vieille et caduque conception de la sexualité, celle-ci, rappelle Scruton, consistait principalement dans la rencontre de l’autre. Aussi, si je me rends compte que, par un extraordinaire subterfuge, celle (ou celui) qui me caresse n’est pas ma (mon) conjointe mais une autre, ayant tous les traits de ma (mon) partenaire, mon plaisir sexuel cesse sur le champ. C’est comme si on me violait. Le plaisir sexuel comporte donc incontestablement une dimension épistémique puisque le plaisir sexuel peut être erroné au sens où je puis me tromper de partenaire.

Lorsque je caresse mon (ou ma) partenaire, je vise entre autres choses à lui répondre à en tant que je le (ou la) reconnaît comme personne incarnée dans un corps. Voilà l’intentionnalité de la sexualité humaine. Nous nous exhibons comme étant des personnes incarnées dans des corps, et nous savourons, jouissons, à être reconnus de la sorte. Cette conscience d’être des personnes «incorporées» constitue le véritable «point G» de la sexualité. Lorsque notre partenaire ne nous reconnaît pas comme personne incarnée, mais simplement comme «de la viande», un «cylindre ou un piston», une «poupée gonflable», un «cul», nous nous sentons méprisés, avilis, et la jouissance sexuelle devient vite odieuse, coupable, honteuse.  Le viol ne consiste pas en autre chose; c'est pourquoi il peut même conduire au suicide. D'ailleurs, l'usage populaire, le «cul», pour désigner la sexualité, est dégradant et avilissant, parce qu'il concentre la relation sexuelle uniquement sur des parties corporelles, oblitérant du coup la beauté et la grandeur humaine qui en émane.

N'allons pas croire toutefois que la dégradation de la sexualité à laquelle nous assistons date d'aujourd'hui. Déjà Cicéron, dans son traité De la vieillesse, écrivait: «L'accouplement [...] est le frottement d'un boyau et l'éjaculation, avec un certain spasme, d'un peu de morve.» Au contraire, le penseur de l'Église catholique, Thomas d'Aquin - devenu «saint» - affirmait - à la grande stupéfaction de plusieurs aujourd'hui - que «Nul ne peut vivre sans plaisir corporel et sensible.» (Somme théologique, II-II, q 168, art. 2). Ailleurs, le même «saint» soutient que notre pire ennemi, ce n'est donc pas le plaisir - sexuel ou autre - mais la peur - la peur du plaisir, entre autres, sur lequel les religieux les plus rigoristes d'autrefois tonnaient. 

Sommes-nous une âme dans un corps ou un corps sans âme? La question métaphysique ne se pose pas du point de vue de la conscience phénoménologique, puisque ce qui importe c’est «l’objet» de la conscience; que cet objet existe ou non, peu importe. L’éducation sexuelle réside en somme dans l’éducation à l’intentionnalité dans la relation sexuelle, c’est-à-dire dans la prise de conscience de ce qui fait de nous des êtres humains à part entière, digne de respect. Je suis d’avis que la veille vertu de «chasteté» ne consiste pas tant dans l’abstinence sexuelle que dans la jouissance sexuelle libre de toute perversion et obscénité où les partenaires se rencontrent «corporellement et consciemment» en tant que personnes incarnées dans des corps exultant de plaisirs. Puisque toute vertu s’apprend par habitude, l’éducation sexuelle réside dans l’apprentissage de la «chasteté» ainsi comprise.

dimanche 5 décembre 2010

DÉBOULONNAGE DE LA RELIGION: NATURALISME ET ÉVOLUTIONNISME NE FONT PAS BON MÉNAGE! LA GRANDE ILLUSION DE DANIEL BARIL*

On est injuste envers Descartes lorsqu’on qualifie de peu de sérieux son appel à la véracité de Dieu. En fait, c’est seulement en admettant un Dieu moral et toujours égal à lui-même que la «vérité» et la recherche de la vérité sont a priori capables d’avoir un sens et de promettre le succès. Si ce Dieu est mis de côté, il est permis de poser la question de savoir si d’être trompé ne fait pas partie des conditions de la vie.
Friedrich Nietzsche, Fragments posthumes

Il importe peu de descendre du singe; l'essentiel est de ne pas y remonter.
Richard Wagner

En cette période de réjouissance précédant Noël et le Jour de l’An, il convient de se pencher sur le jeu favori des amateurs de déboulonnage de la morale et de la religion. La cible préférée est le christianisme. Déjà en 2008, notre déboulonneur national, Daniel Baril, y allait d’un petit air profane voulant que «Noël n’a rien de religieux, le sapin non plus» (Le Devoir, samedi 4 décembre 2008).

Dans la cité «libérale» où nous vivons, il faut bien reconnaître que les décorations de Noël, avec leur symbolique chrétienne, voire catholique, en laissent plus d’un mal à l’aise. La rectitude politique exige donc qu’on ne souhaite plus «joyeux Noël», mais «joyeuses fêtes». Le sapin de Noël, sous lequel nos ancêtres logeaient la crèche abritant la «sainte famille», est désormais banni de la cité comme étant irrémédiablement «sectaire».

Les déboulonneurs du christianisme se réjouissent puisque, militant pour une société laïque, ils se repaissent de l’état actuel de décomposition avancée du christianisme. En termes de la science écologique, ce sont des «décomposeurs» (ou «détritivores»).

Nos décomposeurs, donc, du religieux font appel à toute la panoplie des sciences pour parvenir à leur fin laquelle consiste à éradiquer la moindre trace du religieux dans la sphère publique afin de constituer une société purement laïque.

Notre décomposeur national, Daniel Baril, ancien président du Mouvement laïque québécois, est l'un des principaux militants en faveur de la laïcité. Il est connu au sein du Mouvement des Brights.(1) L’auteur fit paraître en 2006 un essai, La grande illusion. Comment la sélection naturelle a créé l’idée de Dieu (Multimondes), où, comme l’indique le titre, l’auteur cherche à montrer que la religion est un phénomène social qui s’explique par la biologie évolutionniste : «…la religion apparaît […] comme un ensemble de règles culturelles et morales prenant racine sur les lois biologiques observables et qui maximisent les chances de survie et de reproduction de l’individu.» (p. 41).

L’explication de la religion que propose Baril est de type évolutionniste en ce qu’elle se fonde sur la théorie de la sélection naturelle de Darwin. Évidemment, au départ Darwin ne cherchait qu’à expliquer l’origine des espèces. Beaucoup d’eau a coulé sous les ponts depuis lors, et bon nombre de chercheurs, brandissant le programme de «naturalisation de l'épistémologie» mis de l'avant par Quine, tentent de transposer la sélection naturelle à des phénomènes culturels, telle la religion. Ces chercheurs ont annoncé la mort de la religion, mais la mauvaise herbe est tenace et, aujourd’hui, «Dieu prend du mieux», comme le dit Baril (titre du chapitre 1). Comment expliquer le phénomène de la croyance religieuse qui, malgré le développement de la science depuis les Lumières, demeurent, semble-t-il, toujours vivace et indéracinable?

Daniel Baril a son explication. La religion, en effet, et a fortiori, la croyance religieuse, présente un avantage adaptatif à l’environnement, et suivant en cela Durkeim, la religion apparaît «comme une expression raccourcie de la vie collective toute entière» (p. 41). En somme, «la religion est un épiphénomène de nos dispositions sociales et collectives». (p. 101-102)

Baril s’empresse immédiatement de rassurer ses coreligionnaires athées qu’expliquer ainsi que la religion possède une base biologique fondée sur la sélection naturelle, ne signifie pas pour autant que la croyance religieuse soit vraie.

…si la croyance religieuse est un avantage et qu’elle favorise la survie de l’individu, est-ce à dire que la religion est une bonne chose, voire que Dieu existe ? Qu’on se rassure. L’approche évolutionniste retenue ne soutient aucunement cette logique. Il n’y a pas de religion naturelle, mais des fondements naturels de la morale et de la religion. (p. 5)

Comme on le voit, l’explication du phénomène religieux que propose Baril veut que la religion soit une sorte de voile faisant illusion ; elle nous invite à croire à une réalité «transcendante» illusoire qui cache sa source véritable dans sa fonction sociale adaptative. En somme, le croyant serait victime à son insu d’une sorte d’aveuglement créée de toutes pièces par la biologie afin d’assurer sa survie. Apparemment, Baril déboulonne le mécanisme du «faire-croire».

Dans toutes ses tentatives naturalistes d’expliquer la religion par autre chose qu’elle-même, outre la thèse réductionniste voulant que la religion s'explique autre chose qu'elle-même, il y a cette thèse récurrente suivant laquelle la croyance religieuse n’est pas tant fausse qu’illusoire, chimérique, trompeuse, etc.

Pour Freud, par exemple, «[les croyances religieuses] sont des illusions, la réalisation des désirs les plus anciens, les plus forts, les plus pressants de l’humanité; le secret de leur force est la force de ces désirs.»(2) Par ailleurs, «l’illusion n’est pas nécessairement fausse, c’est-à-dire irréalisable ou en contradiction avec la réalité.», écrit le fondateur de la psychanalyse. La croyance en Dieu viserait, selon Freud, à satisfaire des besoins vitaux et puissants de sécurité, d’affection, de protection : Dieu-Père est l’illusion que le croyant invente pour satisfaire des besoins humains viscéraux. Cependant, on ne peut, dit Freud, prouver que les croyances religieuses sont fausses : «On ne peut pas plus les réfuter que les prouver.» ; on peut cependant expliquer le mécanisme qui fait d’elles des illusions. C’est exactement la même posture épistémologique qu’adopte Baril à l'égard de la croyance religieuse.

Au fond, l’objection qu’adresse Daniel Baril à la croyance religieuse, c’est qu’elle ne serait pas produite par des facultés cognitives fonctionnant adéquatement visant la vérité puisqu’elles seraient pour ainsi dire déviées de leur trame normale, afin d’assurer la vie en groupe. Baril écrit ailleurs :

L’intentionnalité que les croyants voient dans la vie montre que nous percevons et comprenons notre environnement à travers des facultés intellectuelles qui ont été sélectionnées pour gérer des rapports sociaux. Ce prisme déformant nous fait voir du social là il n’y en a pas ; c’est la source de notre anthropomorphisme intuitif difficilement répressible. (3)


En somme, selon Baril, nos facultés cognitives nous joueraient des tours en nous incitant a attribué à Dieu une existence, alors que Dieu n’est pas. Il irait donc de soi que lorsque quelqu’un croit en Dieu ses facultés cognitives ne fonctionnement pas adéquatement. Ainsi, la croyance en Dieu ne présenterait aucune garantie puisqu’elle est le produit de facultés cognitives déficientes dont le but normal consiste à engendrer des croyances vraies.

Baril fait appel à un mécanisme biologique qui nécessairement produit de croyances illusoires, c’est-à-dire fausses. C’est là, cependant, une affirmation gratuite faisant appel à la croyance que Dieu ne peut exister.

Pour pouvoir affirmer en effet qu’il est vrai que Dieu n’est pas, il faut que nos facultés cognitives fonctionnent correctement. Comment, dès lors, Baril peut-il assurer, lui qui adhère à la théorie de l’évolution de Darwin, que ses facultés cognitives fonctionnent correctement? Le problème en effet est que les croyances humaines produites par la sélection naturelle ne visent pas la vérité, mais l’adaptabilité et, donc, la survie, point à la ligne.

«Le cerveau est une machine à générer des croyances», affirme le professeur James Alcock, spécialiste de la psychologie de la croyance à l’Université York, à Toronto. « Le cerveau, poursuit le psychologue, a évolué de façon à favoriser la survie de l’espèce, pas pour chercher la vérité.» (4) 

Darwin fut le premier à s’inquiéter du problème: l’évolution assure-t-elle des croyances vraies? Dans une lettre écrite à un ami, William Graham, le 3 juillet 1881, un an avant sa mort, on lit :

Pour moi, le doute horrible surgit toujours quant au fait de savoir si les croyances de l’homme, qui se sont développées dans l’esprit d’animaux inférieurs, sont de quelque valeur ou fiables. Qui voudrait faire confiance aux croyances d’un singe, à supposer que des croyances existent dans son esprit? (5)


En somme, si l’on adhère à la théorie de l’évolution de Darwin, comme Baril, alors la croyance que le naturalisme est vrai et, donc, que Dieu n’est pas, n’est pas du tout assurée.

Voilà, en gros, l’objection percutante que le philosophe chrétien américain, Alvin Plantinga, a adressée au naturalisme.(6) La conclusion de l’objection de Plantinga veut donc que quiconque admet le naturalisme, il devrait l’abandonner s’il admet également l’évolutionnisme de Darwin. Il s’ensuit donc que le naturalisme «s’auto-défait» et, par conséquent, il ne peut être rationnellement admis.

L’alternative, pour le philosophe chrétien, c’est de croire que les facultés cognitives humaines résultent d’un processus évolutionnaire régi par Dieu de telle manière que leur fonction garantit que ces facultés produisent des croyances non seulement adaptatives mais véridiques. En somme, dans une épistémologie fiabiliste auquel adhère Plantinga, la croyance religieuse est plus fiable que celle du naturalisme parce qu’elle offre une garantie que l’autre n’a pas.(7)

On peut, si l’on veut, s’amuser à déboulonner (ou «décomposer») la religion chrétienne (ou une autre) en montrant qu’elle repose sur des mécanismes faisant illusion. Cependant, comme on vient de le voir, l’amalgame de la théorie de l’évolution et du naturalisme tire sur le tireur. Les adeptes de ce jeu à double-tranchant devraient y songer deux fois avant de poursuivre leur entreprise, et commencer par répondre à l’objection puissante de Plantinga. Bien sûr, les adeptes de l’évolutionnisme à la Darwin tiennent cette théorie comme la mieux fondée qui soit en science. Sans être pour autant partisan du créationnisme ou du dessein intelligent, on a élevé des objections très sérieuses contre la théorie de l’évolution de Darwin. Je pense en particulier au philosophe australien, David Stone, qui, dans Darwinian Fairytales (1995) (autre ouvrage percutant sur lequel je reviendrai dans un prochain billet), s’est amusé avant sa mort à déboulonner ce qu’il convient de considérer comme la «religion» de l’homme d’aujourd’hui, à savoir l'évolutionnisme darwinien. L’entreprise de déboulonnage, comme on le voit, se joue à deux. Sur ce, Joyeux Noël!

NOTES

* Ce texte reprend une communication soumise à la Société de philosophie du Québec pour son congrès de l'ACFAS en 2010 portant sur le naturalisme. Mon texte fut refusé. On se demande souvent pourquoi la vie philosophique au Québec est si pauvre. L'évidence saute pourtant aux yeux. Je me console en n'attendant rien de nos «grands frères» universitaires qui empoisonnent l'exercice libre de la philosophie.
(1) Ce mouvement regroupe des individus qui adoptent une posture « naturaliste », c'est-à-dire libre de tout élément surnaturel ou religieux; les brights fondent leur éthique et leur comportement sur une conception naturaliste de l’univers. Le sérieux problème auquel est confronté l'adepte du naturalisme c'est précisément de savoir ce qu'est le «naturalisme». Voir Normand Baillargeon, Là-haut, il n’y a rien. Anthologie de l’incroyance et de la libre-pensée, PUL, collection Quand la philosophie fait pop !, 2010, p. 49-53. Voir aussi mon compte-rendu de l'ouvrage de Baillargeon dans ce blogue.
(2) Sigmund Freud, L’avenir d’une illusion, PUF, 1971, p. 43. Publié originalement en 1927.
(3) Daniel Baril, «Darwin et l’immortalité (de l’idée) de Dieu», Le Devoir, 28-29 avril 2007. Je souligne «prisme déformant».
(4) Cité dans Québec Science, Noémi Mercier, «Pourquoi on croit», avril 2008, p. 22.
(5) Cité dans James Beilby. Naturalism Defeated? Essays on Plantinga’s Evolutionary  Argument against Naturalism, Cornell University Press, 2002, p.3. 
(6) L’argument de Plantinga est paru en 1991 dans la revue Logos sous le titre «An Evolutionary Argument against Naturalism». Il est repris dans le recueil de Beilby cité dans la note précédente.
(7) Voir Alvin Plantiga, Warranted Christian Belief, Oxford University Press, 2000. Cette oeuvre est majeure, mais personne n'en parle et ne veut en parler.

vendredi 26 novembre 2010

SOCRATE FEIGNAIT-IL D'ÊTRE CROYANT OU ÉTAIT-IL ATHÉE ?

On peut certainement dire que la dimension religieuse de la pensée Socrate intéresse aujourd’hui très peu de philosophes. Cela s’explique en bonne partie parce que nous vivons dans une société laïque libérale prônant la tolérance religieuse. Bien que la religion ait été sous le contrôle de l’État à l’époque, l’Athènes de Socrate condamnait sévèrement les «crimes d’impiété». Vers 430 avant notre ère, suite au décret de Diopeithès, tous ceux qui ne croyaient pas aux dieux, ou qui enseignaient des doctrines relatives aux phénomènes célestes, étaient condamnés pour impiété. Anaxagore de Clazomène, entre autres, le maître et le protégé de Périclès, sera banni d’Athènes pour avoir déclaré que le soleil est une pierre brûlante. Ces attitudes intolérantes, que d’aucuns qualifieraient aujourd’hui de «rétrogrades», sont bien loin de nous. Pour nous, donc, Socrate représente le penseur laïque qui s’est héroïquement opposé aux dictats de la volonté de la majorité, à l’opinion du grand nombre, à la doxa, pour défendre, jusque dans la mort, l’activité philosophique, l’expression ultime de la «liberté de conscience» (= le «Connais-toi toi-même»). Socrate représente donc le modèle du citoyen libéral éclairé. Si vous enseignez Socrate, il est fort à parier que ce soit ce modèle du citoyen laïque et libéral que vous présentez à vos élèves. Il n’y a rien d’étonnant à cela, chaque époque ayant eu son propre Socrate.

Il y eut même un «saint Socrate» puisque jusqu’à la Renaissance les chrétiens feront de Socrate un «proto-chrétien», une sorte de prophète du Christ avant la lettre, un pont en somme entre le paganisme et la chrétienté. En tout cas, pour nous, Socrate reste un athée, au pire un agnostique, qui, lorsqu’il parle de son fameux daimôn, ce n’est qu’ironie de la part de ce grand maître. Au fond, pour bon nombre d’entre nous, Socrate est coupable des accusations portées contre lui, car Socrate feignait simplement de croire aux dieux de la cité; puis, il ne proposait en somme que de remplacer les divinités excentriques de la cité par pour ainsi dire le culte de la Raison. Mais si c’est là le Socrate que vous enseignez, vous avez sans doute du mal à expliquer certains passages-clés de l’Apologie où Socrate affirme très catégoriquement croire aux dieux (par exemple en 35d: « Mais, messieurs les juges, je n’ai sollicité aucune faveur parce que, plus fermement sans doute qu’aucun de mes accusateurs, je crois que les dieux existent. C’est à eux que je m’en remets pour décider, par votre intermédiaire, la meilleure sentence, pour moi comme pour vous. »)

Ailleurs, Socrate tient à se disculper des accusations d’athéisme du fait que les Athéniens l’aient assimilé à tort aux sophistes ainsi qu’aux philosophes de la nature (Apologie 18b-c) qui, eux, affirment ne pas croire aux dieux, ou ne pas tenir compte d'eux. On peut chercher à mettre tout cela sur le compte de l’ironie socratique, mais le prix à payer devient onéreux puisqu’alors l’ironie devient une forme de malhonnêteté, contraire donc à la vertu. Il faut rappeler à cet égard que Socrate dit à ses juges qu’ils doivent juger justement et qu’ils n’entendront de sa part que la vérité (18a et 17b), de sorte que, si effectivement Socrate ironisait systématiquement, il irait à l’encontre du processus judiciaire qu’il tient pour juste; agir de la sorte serait, en somme, parfaitement incohérent. Il faut donc prendre au sérieux le texte de l’Apologie de Socrate.

Cette prémisse étant admise, il faut admettre que Socrate croyait aux dieux, du moins au «dieu» de Delphes, Apollon, lequel lui aurait confié une «mission divine». On pourrait penser que Socrate est à la fois un «traditionaliste» et un «réformateur» en matière de religion. Comme religieux «traditionaliste», Socrate souscrirait aux thèses suivantes: (1) les dieux existent; (2) les dieux sont bienveillants et se soucient du bien-être des humains; (3) ils communiquent avec nous aux moyens d’oracles, des rêves et d’autres signes; (4) la piété exige que nous répondions à leur bienveillance aux moyens de prières, de sacrifices, de fêtes, etc. Par ailleurs, Socrate est un réformateur en ce que sa pratique philosophique (A) devient un exercice de piété; (B) car, comme toute vertu, la piété exige un examen philosophique; de sorte que (C) personne ne peut être pieux à moins de savoir ce qu’est la piété. Comment Socrate est-il parvenu — s’il y est effectivement parvenu — à résoudre l’apparent conflit qui consiste à admettre à la fois les propositions (1) à (4) et (A) à (C)? Comment, en d’autres termes, Socrate a-t-il réussi à concilier la religion traditionnelle et sa démarche «rationaliste»? Les prières, les rites sacrificiels, etc., sont des composants nécessaires de la piété, mais ils demeurent insuffisants. Pour Socrate, donc, la vaste majorité des Athéniens ne respectent pas leurs obligations envers les dieux malgré le fait qu’ils se conforment apparemment aux pratiques religieuses traditionnelles. Il était impérieux, d’après Socrate — qui se faisait le porte-parole «du dieu» — que chaque Athénien procède à un examen critique sur la vertu (la piété n’étant qu’une partie de la vertu). Socrate, condamné pour impiété par ses juges, n’a pas réussi à les convaincre que sa pratique philosophique que lui dictait le dieu était pieuse et qu’elle n’entrait pas en conflit avec la religion de la cité.

Pour ma part, si j’avais été un des 500 (ou 501) juges, j’aurais sans doute reconnu Socrate coupable d’impiété. Dans un article percutant, «The Impiety of Socrates» (Ancient Philosophy, 17, 1997, p. 1-12), le philosophe britannique, spécialiste de la philosophie ancienne, Myles Burnyeat, a dressé des objections sérieuses devant quiconque voudrait disculper Socrate des accusations de Mélétos, Anytos et Lycon, en particulier celle voulant que Socrate ne croit pas aux divinités de la cité. Voici quelques-unes des raisons qui justifient, aux yeux de Burnyeat, la condamnation de Socrate pour impiété.

Supposons donc que nous sommes citoyens athéniens consciencieux qui prenont à cœur notre rôle de citoyen et, donc, de juge. Nous cherchons à déterminer si Socrate a porté préjudice à la cité comme le prétendent ses accusateurs. D’abord Burnyeat fait remarquer un fait en apparence anodin suivant lequel Socrate ne mentionne jamais nommément qu’il croit à Athéna, Zeus, Apollon, etc., les divinités auxquelles croit la cité d’Athènes. Certes, dit Socrate, «... plus fermement sans doute qu’aucun de mes accusateurs, je crois que les dieux existent» (35d), mais il ne nomme pas de manière explicite et précise qui sont ces dieux auxquels il croit de manière plus convaincue que n’importe quel athénien. Certes, Mélétos va trop loin en affirmant que Socrate ne croit en aucun dieu (26b). Mais la question reste de savoir à quel(s) dieu(x) au juste va l’allégeance de Socrate. Certes, Socrate affirme croire sincérement à son daimôn - dont personne ne conteste la légitimité, pas même Mélétos - Socrate croyant en l’existence des dieux (27c). Mais cela ne prouve quand même pas qu’il croit précisément aux divinités de la cité athénienne. Par ailleurs, lorsqu’il est question de l’oracle de Delphes, Socrate ne parle jamais nommément d’Apollon, mais de la Pythie, ou encore il en parle en utilisant l’expression impersonnelle au singulier: «le dieu» (o theos). Cela suggère que peut-être que Socrate a des inclinaisons, non pour le polythéisme de la religion athénienne, mais pour une forme de monothéisme. Par ailleurs, il est très clair que, dans sa défense, par obéissance «au dieu», Socrate défend une nouvelle «pratique religieuse» — c’est-à-dire la philosophie comme examen critique — fort différente de la religion traditionnelle constituée, somme toute, de rites sacrificiels. Au nom encore une fois «du dieu», il accuse même ses concitoyens ainsi que sa cité d’être dans un état déplorable sur le plan moral (29c). Socrate ne se rend pas compte qu’en critiquant la moralité de la cité, il critique en même temps les dieux de la cité. Il semble que le dieu de Socrate caressait un projet systématique de «relèvement moral». La «mission divine» que reçoit Socrate, le service «au dieu», consiste à améliorer la vertu de ses citoyens (30a). Or, il n’y a rien de semblable sur le plan de la rigueur morale chez les divinités grecques. Socrate épouse donc une toute autre divinité que celles des divinités athéniennes. Puis, si la religion traditionnelle était transformée en «pratique philosophique», elle disparaîtrait tout simplement. Il paraît donc impossible de concilier la pratique religieuse nouvelle de Socrate et la pratique traditionnelle.

Les accusateurs avaient donc raison d’accuser Socrate d’introduire de «nouvelles divinités» dans la cité, et que Socrate formait bel et bien la jeunesse à cette nouvelle pratique religieuse et, de la sorte, les «corrompaient». D’ailleurs, quand Socrate déclare que «… plus fermement sans doute qu’aucun de mes accusateurs, je crois que les dieux existent», ce que veut dire Socrate ce n’est pas tant qu’il est plus pieux que ses accusateurs, mais qu’il croit d’une manière différente en autre chose que ce en quoi croient ses mêmes accusateurs.

Enfin, Socrate ne fait-il pas montre d’orgueil (hubris) en disant que seule la vertu conduit au bonheur: «C’est en devenant vertueux que peut naître la prospérité, pour les particuliers, comme pour la cité.» (30b)? Il est clair que Socrate s’attaque ici aux divinités nationales, celles-ci n’étant pas en mesure de permettre aux citoyens de devenir vertueux. En fait, Socrate n’a pas besoin des dieux. Seul l’effort compte à ses yeux. Le seul rôle laissé «au dieu», c’est de protéger le juste en l’informant au moyen de «signes» que certaines situations sont préjudiciables. En réalité, tout compte fait, l’homme vertueux n’a peur de rien, même s’il est mis à mort (29a, 30d). De plus, la cité doit craindre qu’un malheur rejaillisse sur elle advenant qu’elle condamne Socrate-le-juste. Socrate est un cadeau «du dieu». Ne pas l’accueillir, serait funeste pour la cité et ses dieux. Devant cette accumulation de preuves accablantes, on n’a aucune peine à imaginer que les juges du tribunal de l’Héliée ont pu condamner Socrate.

mardi 23 novembre 2010

ROGER SCRUTON À PROPOS DE LA LÉGALISATION DE L'EUTHANASIE

 Il est ridicule de courir à la mort par dégoût de la vie,
surtout quand la mort est devenue nécessaire par le genre de vie qu'on mène.
Épicure


Roger Scruton

Dimanche, 20 novembre 2010. L’agence de sondage Crop révèle que 83% des Québécois se disent favorables à la légalisation de l’euthanasie. Toujours ces fameux sondages… J’ai rédigé ici une lettre ouverte à la Commission spéciale sur la question de mourir dans la dignité qui est demeurée, comme il fallait s’y attendre, lettre morte. Je prédis dans ma lettre que la dite Commission va statuer en faveur de la légalisation de l’euthanasie. Le sondage précède le corbillard où repose le cadavre de l'article 241 du Code criminel canadien.

Or, au hasard de mes lectures, je suis tombé sur un texte remarquable du philosophe Roger Scruton, «Dying Quietly».(1) J’ai pensé d’abord le faire parvenir à la Comission puisqu’il ne s’agit que d’un tout petit texte, mais dense, très dense, ce qui - me disais-je - n’allait tout de même pas faire mourir personne.

Ils se comptent sur les doigts d’une main les auteurs qui, sur le sujet, ne répètent pas à satiété ce qu’on trouve partout ailleurs et qui ne font en réalité qu’alimenter les sondages. Le philosophe britannique, bien connu pour ses positions «conservatrices» en art comme en politique, jette un singulier regard sur la question qui nous turlupine tant actuellement. Qu’on soit ou non d’accord avec ses positions de «droite», «Dying Quietly», est un bijou de philosophie et mérite une lecture lente et méditative. D’emblée, j’annonce qu’il n’est pas question pour moi d’en faire le résumé. Toutefois, afin de vous mettre en appétit, je voudrais commenter un ou deux points particulièrement signifiants.

D’abord, face à des cas patents de souffrances innommables en fin de vie, nos mentalités – que sondent les sondages – endossent, sans hésitation aucune, une conception «utilitariste». Plus précisément, une vaste majorité d’entre nous – non seulement au Québec, mais ailleurs également, dans toutes les démocraties libérales en bonne partie – adoptons une posture «libérale», c’est-à-dire qu’une loi doit être neutre quant aux diverses conceptions de la vie bonne qu’adoptent les citoyens. Ainsi, dans le cas du suicide-assisté, l’article 241 du Code criminel canadien est perçu par bon nombre d'entre nous comme discriminatoire parce que l’article va à l’encontre du droit à la liberté de conscience et de croyance inscrit dans la Charte canadienne des droits et libertés. Aussi, devant cet état de choses, bon nombre en faveur de l’abolition de l’article 241 défendent une «analyse coût-bénéfice», de facture nettement utilitariste, en faveur de l’euthanasie.

L’analyse gestionnaire de type «coût-bénéfice» peut sembler parfaitement justifiée dans le cas de l’euthanasie. Attention, toutefois, nous met en garde Scruton, puisqu’on risque gros à long terme en épousant une telle analyse. En effet, l’abolition de l’article 241,

...will change our collective perception of death. It will instil a habit of calculation where previously only absolutes guided our conduct; and in general it will make death and dying both easier to deal with and easier to bring about. (p. 68)


On pourrait objecter à Scruton qu’il n'évoque qu'un épouvantail, en l'occurrence le sophisme de la pente glissante. Peut-être. Toutefois, prétendre que les seules conséquences sont celles prévues par l’analyse coût-bénéfice – en gros, le patient est soulagé ainsi que ses proches -, c’est faire preuve d’une grave naïveté, pour ne pas dire d’un aveuglement total.

En somme, nous dit Scruton, la conception utilitariste et libérale à laquelle nous semblons souscrire reconfigurerait considérablement à long terme le sens que nous donnons à la vie et à la mort. Or, traditionnellement, la philosophie cherche à comprendre le sens des choses, dont la mort qui oriente nos vies. Scruton écrit :

The task of philosophy is to discover a meaning in death, and to derive from that meaning some guidance as to how we might live our mortality and cease to despair at the thought of it.

Nous n’acceptons plus la mort comme faisant partie intégrante de la vie, dit Scruton.

The first thing that a philosopher is likely to remark upon is the great difference that exists, between a society in which death is accepted and the dead duly catered for, and one in which death is taboo and the dead put out mind. (p. 72-73)

Scruton évoque la perspective à la « première personne» distincte de celle à la «troisième personne». Ma mort est toujours celle d’un autre, jamais la mienne, créant l’illusion de l'inexistence de la mort. La science médicale et ses avancées spectaculaires viennent renforcer cette illusion.

Scruton ne l’aborde pas, mais l’illusion en question est celle produite par le «je», la première personne. L’illusion actuelle de l'inexistence de la mort, celle du «je», fut renforcée - pour ne pas dire créée de toutes pièces- par ce que les philosophes appellent «la modernité» et l’avènement du «sujet». Nous concevons en effet le monde qui nous entoure à la troisième personne ainsi que notre propre mort, jamais à la première personne pour qui la mort est inconcevable. La science décrit l’univers et ce que nous sommes, au plan biologique et physique, toujours à la troisième personne. C’est le «il» ou «lui» qui souffre, qui se dégrade et meurt, pas «moi»; le «je» décide en dernier instance qu'«il» doit cesser d'exister. Nous sommes dualistes comme Descartes l’était, le père de la philosophie moderne. La science, comme le rêvait l'auteur du Discours de la Méthode, nous promettait le bonheur, c’est-à-dire, entre autres, nous délivrer de la mort. Mais le Messie tant attendu ne se pointe toujours  pas à l’horizon.

Malgré ses avancées spectaculaires, qui prolongent la durée de la vie humaine, la science médicale reste impuissante à procurer l’immortalité, de sorte que la mort reste toujours aux aguets, prête à frapper sans coup férir. La sagesse des religions, celle du christianisme en particulier, exhorte à nous préoccuper de la mort dès maintenant. De son côté, la philosophie, Montaigne en tête, nous invite à philosopher, c’est-à-dire à apprendre à mourir. Or, donner un sens à la vie et à la mort, c’est apprendre à mourir.

Quel sens donc donnons-nous aujourd'hui à la mort? C’est d’abord un événement qui ne fait pas partie de la vie, qui appartient à la perspective de la troisième personne, du «il» et non du «je». Il est inconcevable que «je» meurt. Il est aussi intolérable que «il» souffre. Le droit de mourir serait, en somme, le droit respectant les dictats du «je». L’illusion du «je» commande donc le droit illusoire à la mort.

Comme on le voit, Scruton n’est pas un fervent adepte du droit de mourir. Ses arguments me paraissent probants, bien qu'utilitaristes dans leur facture - ce qu'il dénonce par ailleurs. Il y en a un qui me rejoint plus particulièrement, celui concernant l’amour, qui échappe, me semble-t-il, à l'accusation d'être utilitariste puisqu'il porte sur la vertu d'amour. Scruton écrit :

We should not allow the law to shield us from our mortality, or from the fragility without which we could hardly be loved. (p. 77)


Qu’est-ce à dire? L’amour humain est le seul véritable «remède» devant la perte, la dégénérescence et la mort. En prolongeant la vie, comme la science médicale nous y en entraîne, on risque de se retrouver dans une situation pire que la mort, à savoir «the living death of the loveless». (p. 76). En remettant tout entre les mains de la science et du droit, on court le risque de sacrifier, en le vidant de tout son sens, l’amour entre humains. Il n’est pas question de dire que certaines des personnes qui réclament pour leur proche l’euthanasie ne les aiment pas. Il ne s’agit pas de cela. La question est celle de modifier la législation, ce qui risque de modifier notre conception de l'amour des proches en fin de vie. Scruton appréhende que la légalisation de l’euthanasie ou du suicide-assisté ait des conséquences graves par la suite quant à l’affection que nous témoignons vis-à-vis nos proches en fin de vie. Mourir dans la dignité, c’est d’abord et avant tout, mourir tout en sachant que nous sommes éminemment précieux aux yeux de nos proches. Être aimé au-delà de la mort, et malgré elle, voilà qui est beau et grand. (Songeons à l'amour qu'a témoigné et que témoigne encore Chloé Sainte-Marie pour Gilles Carle. L'État québécois devrait honorer sa grande vertu en aidant davantage les «aidants-naturels».) Voilà l'amour. Il est plus fort que la mort. Voilà qui est sublime, sacré.

Sans le réaliser expressément, Scruton en appelle en fait à ces vieilles vertus théologales que sont la foi, l’espérance et la charité, que nous avons – à tort, à mon avis – bannies des affaires de la cité moderne où la science tient désormais le haut du podium. On traduit indifféremment le mot grec agapè par charité ou amour. Saint Paul écrit : «Quand j’aurais la foi (pistin) la plus totale, celle qui transporte les montagnes, s’il me manque l’amour (ou la charité) (agapèn), je ne suis rien.» (1 Corinthiens 13 2). C’est pourquoi Thomas d’Aquin fait de l’agapè – la charité ou l’amour – la vertu théologale par excellence, supérieure aux deux autres, et, à ce compte, à toutes les vertus dites cardinales. (2)

Socrate disait que ce qui importe, ce n’est pas de vivre mais de bien vivre.(3) Si Thomas d’Aquin, reprenant Saint Paul, a raison, alors si je n’ai pas cultivé, au cours de mon existence, l’amour (ou la charité), je suis le plus méprisable des êtres et mon existence a peu de valeur. Dans ce cas, la mort m’apparaîtra comme la pire des calamités. Mais devant les affres aussi terribles de la fin de vie, je réclamerai, en désespoir de cause, le droit de mourir – un peu comme ces malheureux qui, le 11 septembre 2001, n’avaient d’autre choix que de se précipiter du haut des Tours Jumelles. Au contraire, si j’ai cultivé l’amour (agapè), alors j’ai bien vécu et la mort ou la fin de vie n’ébranleront en rien la vertu si chèrement acquise.

NOTES


(1) Roger Scruton, A Political Philosophy. Arguments for Conservatism, Continuum, 2006, le chapitre 4, p. 64-80.
(2)
Thomas d’Aquin, Somme théologique, 2a-2ae, Question 4 article 3.
(3) Platon, Criton, 48b.

dimanche 14 novembre 2010

L’HOMME AUX ABAT-JOURS ET L'ÉTHIQUE DE LA VERTU

Quelqu’un - dont je tairai le nom et que je désignerai comme étant «l’homme aux abat-jours» - m’invita un jour chez lui dans son domicile de Westmount. Je fréquentais le cégep à l'époque. Il possédait des abat-jours fabriqués par les nazis à l’aide de la peau de Juifs tués dans les camps de concentration! Voyant ma stupéfaction et ma consternation, il me rétorqua: «Qu’y a-t-il de mal à disposer chez soi des abat-jours qui m’ont été offerts en cadeau par une amie dont le père fut un ex-nazi? Je n’ai pourtant pas tué aucun de ces Juifs dont la peau servi à garnir ces abat-jours. Par ailleurs, l’aimable donatrice m’a assuré que ces Juifs furent pelés une fois mort, et non lorsqu’ils étaient encore vivants. Sachez enfin que je n’ai pas du tout l’intention d’exposer ces abat-jours au grand public; je vous les montre pour vous témoigner de mon amitié..

Je fus glacé d’effroi et demeuré sans voix. Bien que l’homme aux abat-jours fut fort sympathique et courtois, je ne pouvais que le condamner comme étant parfaitement immoral. Certes, l’homme aux abat-jours ne contrevient à aucun devoir quant au respect de la vie humaine puisqu’il ne fut pas l’auteur des crimes horribles dont sont issus les abat-jours. À strictement parler, l’homme aux abat-jours ne contrevient donc pas à une éthique des devoirs. Apparemment, il ne diminue pas non plus la somme du bonheur pour le grand nombre, ni le l’accroît pas, même si on puis dire, non sans un certain cynisme, que les abat-jours en question trouvèrent une certaine utilité comme mobilier. Un utilitarisme serait donc d’accord avec le fait que l’homme aux abat-jours puisse jouir de ces pièces troublantes pour son mobilier dans l’intimité de son foyer.

Un partisan de l’éthique des vertus resterait fort perplexe, voire indigné, comme je le fus même si je n'étais qu'un jeune adulte. L’homme aux abat-jours est foncièrement immoral, c’est-à-dire vicieux. Pourquoi? C’est qu’une bonne personne aurait refusé catégoriquement les odieux présents de la petite fille de l’ex-nazi, sachant pertinemment leur provenance. En effet, en les acceptant l’homme aux abat-jours avalisa et en les cautionnant les monstruosités innommables des nazies. Il faut être ou bien naïf ou bien hypocrite pour accepter gentiment ces odieux «présents». Même si l’homme aux abat-jours n’est pas un criminel, ni un sadique de la pire espèce, on peut certainement dire que c’est un être pervers. C'est du moins, ce que je pensai à l'époque, et le pense toujours.

Je sais qu’il est politiquement incorrect de proférer un «jugement de valeur» comme celui qui précède. Le plus vicieux des hommes n’était-il pas un citoyen comme tout le monde possédant à ce titre les droits et libertés depuis le moment où il sort du sein maternel? Si je l’accuse de pervers ou de vicieux, il pourra sans doute me poursuivre en justice pour libelles diffamatoires...

L’une des critiques sérieuses que l’on adresse régulièrement à l’éthique des vertus, c’est que le bien et le mal semblent avoir une existence indépendante de la vertu. Ainsi, pense-t-on, la personne «bonne», c’est-à-dire «vertueuse», condamne sans appel l’homme aux abat-jours comme étant vicieux parce que le bien consiste à ne pas dépecer la peau des gens pour en confectionner des abat-jours. Au fond, il semble que la «bonne personne» ne fait qu’entériner une règle morale admise au départ énonçant ce qui est bien. Il faut, donc - toujours selon l’objection à l’éthique des vertus -, au préalable savoir ce qui est bien, avant de déterminer la vertu et le vice. En somme, l’éthique des vertus présupposerait une certaine conception du bien existant indépendamment de l’exercice de la vertu. L’objection veut donc que si la vertu détermine ce qui est bien, c’est une certaine conception du bien qui détermine la vertu.

L’éthique des vertus déclare qu’il faut agir comme agirait l’homme «bon». Or, l’homme bon vise ce qui est bien. Puisque l’on doit viser ce que vise l’homme bon, nous semblons viser une réalité indépendante, objective, à savoir, le bien, indépendant en quelque sorte de l’homme bon. Ainsi, il semble qu’on se retrouve ici dans une sorte de cercle-vicieux. D’ailleurs, affirmer que l’homme «bon» vise le «bien», n'est-ce pas déjà assumer ce qu'est «le bien»? Au mieux, il s’agirait d'une plate tautologie que présuppose l'éthique des vertus. Je vais montrer plus loin qu'il n'en est rien, et que l'objection de circularité contre l'éthique des vertus ne tient pas.

Pour sa part, le partisan du relativisme fera valoir que, du point de vue nazi, les abat-jours en question constituaient une bonne façon de «recycler» les cadavres juifs. Nous, qui ne partageons pas l’idéologie nazie, nous percevons ces formes de récupération comme des horreurs pures et simples, aussi innommables et inqualifiables. Il faut simplement savoir, rétorque le relativisme, que les Juifs n’étaient pas considérés par les nazis comme des humains mais comme des sous-hommes – un peu comme de la vermine. Où est le bien et le mal, sinon dans l’œil de celui qui juge?, demande le relativisme.

Le problème avec la position relativiste, c’est que les nazis se trompaient sur les Juifs. Ceux-ci ne sont pas de la vermine qu’il fallait exterminer à tout prix; ce sont des êtres humains, tout comme les Allemands les sont, comportant leur part de torts et leurs qualités. Les nazis se trompaient donc sur ce qui est bien et mal.

Il en va de même chez l’homme aux abat-jours. Il y a quelque chose qui ne tourne pas rond chez lui au plan moral. En acceptant les abat-jours, il approuve indirectement, sans trop le réaliser, les crimes horribles des nazis commis à l’endroit des Juifs. Il manifeste un manque patent de jugement; en somme, il manque de jugement de manière flagrante. Voilà la source principale de son vice.

Dans le langage d’Aristote, l’homme aux abat-jours est imprudent. Au mieux, il n’est pas un modèle de sagacité. Il lui manque ce qu’Aristote tient comme la vertu par excellence, la phronèsis : la sagacité. Aujourd’hui, nous dirions qu’il ne fait pas preuve d’esprit critique ou encore de discernement, de finesse de jugement. Il sait pertinemment, comme nous tous, – à l’exception des misérables «négationnistes» -, que six millions de Juifs ont perdu la vie dans les camps de la mort nazis sous prétexte qu’ils étaient Juifs.

Nous convenons tous en effet que l’Holocauste est l’une des pires calamités humanitaires commises par les hommes. Nous savons donc tous que la Shoa était mal, et que ceux qui la nient se trompent et sont irrationnels. Nous savons donc qu’il est mal de faire ce que les nazis ont fait subir aux Juifs. Nous savons donc ce qui est bien et mal - du moins pour ce qui concerne l’Holocauste. L’homme aux abat-jours le sait lui aussi. Il connaît donc ce qui est bien. En un sens, les détracteurs de l’éthique des vertus ont raison de souligner le fait que le bien existe d’une certaine façon indépendamment de la vertu. Mais ce n’est pas aussi simple, car le bien ne se laisse pas ainsi réduire qu’à un simple savoir. Le bien, en effet, est surtout une action coordonnée de manière appropriée à un savoir. Voilà la vertu de «phronèsis», de sagacité, qui fait si cruellement défaut à l’homme aux abat-jours.

Si on lui demande si l’Holocauste est mal, il répondra sûrement oui, c’est mal; ce fut une calamité, etc. Or, en acceptant comme il l’a fait les abat-jours, en les utilisant pour son bon usage personnel, en les exhibant à certains comme il le fit pour moi, il agit comme s’il ne le sait pas que l’Holocauste est condamnable. Sa conduite est donc incohérente et, donc, irrationnelle. Malgré qu’il n’existe pas de règle énonçant expressément qu’il n’est pas bien de confectionner des abat-jours avec de la peau humaine, savoir que ce n’est pas bien et ne pas agir en conséquence, c’est manquer de jugement, c’est faire preuve d’aveuglement; en somme, c’est être, d'une certaine façon, hypocrite et vil. Pour tout dire, c’est être vicieux. L’homme bon n’aurait jamais accepté un tel «présent», où si, malgré tout, il l’accepte, il le remettrait sur le champ aux autorités juives compétentes visant à assurer la mémoire de la Shoah.

Les critiques de l’éthique des vertus objectent qu’elle est vague et n’offre aucun guide quant à ce que nous devrions faire dans des situations particulières et urgentes. Aristote n'a de cesse de répéter que les situations de la vie où nous nous retrouvons sont si variées et différentes qu’aucun règle générale ou principe ne peut spécifier ce qu’il faut faire dans chaque cas. Certes, on peut toujours formuler des règles simples telles que «Soyez courageux!» ou «Soyez justes!». Ces règles sont toutefois d’une telle généralité qu’elles ne sont franchement d’aucun secours. Ce serait le grand défaut de l’éthique des vertus. Mais ce défaut est aussi celui des grandes éthiques modernes, le déontologisme et le conséquentialisme. Le problème vient de ce que l’on croit qu'en formulant des règles stipulant ce qui est bien, on résoudra toutes les difficultés qui se présenteront. Malheureusement, c'est une illusion.

On peut connaître ce qui est bien - ou le bien -, mais c’est une toute autre histoire que de savoir le mettre en pratique dans des circonstances et des contextes particuliers, avec des personnes déterminées, au moment qu’il convient, etc. L’un des problèmes, à cet égard, est celui posé par ce qu’on appelle la faiblesse de la volonté (akrasia): je puis savoir - comme Socrate et Platon le soutenaient - ce qui est bien, mais je suis souvent incapable de le mettre en pratique. Saint Paul, dans l’Épître aux Romains (7, 15-21), exprime ainsi la difficulté: «Ce que je veux, je ne le fais pas ; ce que je ne veux pas, je le fais.». Pour Aristote, la connaissance du bien est donc intimement liée à la volonté,  ce que n’aurait pas compris ses illustres devanciers, Socrate et Platon. Sans le nommer, Aristote rejette en ces termes la conception de l’éthique de son maître qui prévalait à l’Académie :



On a donc bien raison de dire que c’est à force d’exécuter ce qui est juste qu’on devient juste et à force d’exécuter ce qui est tempérant qu’on devient tempérant. Et sans agir de la sorte, nul n’a la moindre chance de devenir bon.
Mais voilà! La plupart n’agissent pas ainsi et cherchent refuge dans la théorie, croyant se consacrer à la philosophie et ainsi pouvoir être vertueux. Ils font un peu comme ces malades qui écoutent attentivement les prescriptions de leur médecin, mais ne font rien. (Éthique à Nicomaque, Livre II 1105b7-18.)

C’est pourquoi Aristote fut conduit à définir le bien comme inextricablement lié à la vertu. Les platoniciens peuvent bien croire que l’Idée du Bien existe indépendamment des hommes, dans le Monde Intelligible. L’homme aux abat-jours peut parfaitement connaître le Bien en soi, mais cela ne fait en rien de lui un homme bon.

mardi 9 novembre 2010

SUS À L'INFÂME ! Compte rendu de lecture: Contre Harper. Bref traité philosophique sur la révolution conservatrice par Christian Nadeau (Boréal, 2010)

To criticize popular taste is to invite the charge of élitisme, and to defend distinctions of value – between the virtuous and the vicious, the beautiful and the ugly, the sacred and the profane, the true and the false – is to offend against the only value-judgement that is widely accepted, the judgement that judgements are wrong.

Roger Scruton, Philosophy: Principles and Problems (Continuum, 1996. p. 12)


À lire l’essai du professeur Christian Nadeau, on se prend à se demander si les «libéraux», au sens large, philosophique, du terme, ne seraient pas plutôt de véritables conservateurs. Par ailleurs,  l’oxymore de «révolution conservatrice» dans le sous-titre de l’ouvrage a de quoi laisser perplexe.

Il faut préciser au départ les camps politiques en litige. En philosophie politique, «libéraux» et «conservateurs» désignent deux membres d’une même grande famille, le libéralisme politique, qui ne partagent pas les mêmes vues sur la place de l’État dans la vie sociale ainsi que son rôle. Comme le dit Nadeau, alors que les libéraux souhaitent une intervention importante de l’État, les conservateurs veulent «limiter au strict nécessaire le contrôle de l’État» (p. 14).

La définition précédente est sommaire, voire incomplète, car le conservatisme porte son nom en raison de son opposition sytématique à toute forme de changements, de réformes, et encore plus à toute forme révolution dans les institutions politiques.

Or, selon l’analyse que fait Nadeau des visées du parti conservateur canadien dirigé par Stephen Harper, les conservateurs seraient, au contraire, en train de saper «lentement mais sûrement… les institutions du pays pour s’assurer la plus grande marge de manœuvre dans le domaine de la liberté citoyenne et de la sécurité, de la liberté de conscience et de la justice sociale…» (p. 16). D’où l’impression, qu’au fond, les véritables conservateurs, ce sont les libéraux pour qui l’auteur n’hésite pas à prendre fait et cause. Donc, toujours selon l’auteur, les conservateurs de Stephen Harper seraient en réalité des «réformistes» des institutions politiques canadiennes. Et l’auteur de déchirer sa chemise: «Nous sommes indignés, car nous voyons dans leurs actions une entreprise réfléchie et très bien organisée contre la justice et la démocratie telles que nous avons conçues jusqu’ici.» (p. 21)

Nadeau n’y va pas de main morte puisque, selon son analyse, le parti conservateur constituerait rien de moins qu'un nouveau Léviathan : «Stephen Harper et les conservateurs ont une conception hobbesienne de la politique» (p. 39). L’auteur établit sa thèse en accumulant bon nombre d’actions politiques troublantes et consternantes du gouvernement Harper. De fait, le gouvernement conservateur apparaît tel un rouleau compresseur, laminant la vie démocratique canadienne. Sur ce point, je partage les vues de l’auteur. Il convient, cependant, de toujours manipuler avec circonspection de le sophisme de la pente fatale, car, de dire que l'élection du parti conservateur conduit tout droit à la sombre perspective d'un État Big Brother, paraît nettement exagérée.

Je salue aussi le but de l’ouvrage qui se veut un exercice de philosophie politique appliquée (p. 10). Il est primordial que les philosophes se fassent entendre dans les affaires de la cité. L’essai de Nadeau demeure, à cet égard, un modèle du genre. On attend vivement d'autres essais de l'auteur sur des questions d'actualité.

Cela dit, je ne partage pas du tout les vues «libérales» de Christian Nadeau. Longtemps, j’ai cru à tort que je fus un bon libéral, partisan de Rawls. Ceux et celles qui ont la hardiesse de lire mon blogue savent que je défends désormais une position résolument antilibérale; que le libéralisme politique de Rawls constitue mon ennemi déclaré. Peut-être que le vocable de «conservatisme» me convient-il. Je n’en sais rien. En tout cas, si le conservatisme constitue une forme de libéralisme «de droite», je ne suis pas conservateur, car je rejette le libéralisme, point à ligne, qu’il soit de «droite» ou de «gauche», voire de «centre-droite-ou-de-gauche». Ce qui est certain, c’est que je me réclame de la pensée politique d’Aristote que l'on peut qualifier de «conservatisme». Le philosophe américain de la politique, Michael J. Sandel, dans son dernier ouvrage Justice. What’s the Right Thing to Do? (Farrar, Straus and Giroux, 2009) - dont j’ai fait le compte-rendu ici - me paraît tracer la voie à suivre. Enfin, je mentionne Roger Scruton qui dans, A Political Philosophy. Arguments for Conservatism (Continuum, 2007), va dans le même sens. Je serais enclin à définir le conservatisme en inversant la formule que Rawls a donné de l'essence du libéralisme: la priorité du juste sur le bien. Si être «conservateur», c'est adhérer au principe voulant que le bien ait priorité sur le juste, alors j'en suis.

Ce qui horripile au plus haut point Nadeau, c’est qu’avec les conservateurs canadiens «Il n’y alors plus de place pour le pluralisme : les différences d’opinion sont découragées par ceux-là mêmes qui doivent les protéger.» (p. 23). En effet, pour un libéral, les principes de pluralisme et de neutralité en matière d’opinions morales sont sacro-saints. Aussi, un État libéral, qu’il soit gouverné par les libéraux ou les conservateurs, voire par les néo-démocrates, doit rester neutre sur toute question de nature morale. L’indignation de Nadeau vient de ce que l’interventionnisme du gouvernement Harper soit «fondée largement sur une morale, ou sur une conception de la vie bonne…» (p. 28). Voilà le cœur vibrant qui anime tout l’essai de Nadeau car, ici, le conservatisme à la Harper pique droit au coeur du libéralisme. 

Les premières phrases de Contre Harper évoquent l'indignation qui est à la source de l'essai:

Comme bon nombre de gens vivants au Canada, j’ai honte du gouvernement actuel. J’ai honte, et je suis consterné par toutes les actions qui ont été commises en notre nom et qui continueront de l’être. Je n’ai jamais eu la fibre patriotique, mais jusqu’à nouvel ordre je dispose d’un passeport canadien et je paye mes impôts à l’État canadien. (p. 9)

En dépit de l'indignation, ce qu’on remarque dans cette ouverture, c’est le caractère «formel», détaché, désengagé pour ainsi dire, à l’égard du pays. Le libéral, en effet, définit son identité par son adhésion à des institutions politiques démocratiques, point à la ligne. La fibre patriotique et autres flonflons du genre ne l’intéressent guère. Comment pourrait-il en être autrement, puisque ce sont là des «valeurs» touchant la vie bonne; cela en effet ne concerne absolument pas l'auteur en tant que citoyen libéral. C’est le «moi politique» qui parle, le seul en réalité qui ait de l’importance aux yeux d'un citoyen libéral. Aussi, l'auteur ne comprend pas comment on puisse vouloir mêler politique et moralité, comme le souhaite vivement les conservateurs. C’est proprement scandaleux! clame-t-il haut et fort.

À l’entendre, toutefois, lui qui appelle de ses vœux la neutralité, on ne peut s’empêcher de penser qu’il n’est en aucune façon neutre. C’est pourquoi l’accusation de parti-pris moral lui revient comme un boomerang en pleine figure, et il s’en étonne avec stupéfaction.

Concernant la fameuse neutralité libérale, je voudrais terminer en montrant qu’elle est un leurre au moyen de deux exemples. (Pour d’autres exemples, je renvoie le lecteur à l’ouvrage cité de Michael Sandel.)

Prenons le cas du mariage de conjoints de même sexe. On ne peut pas juger du mariage homosexuel sans se prononcer sur ce qu’est le but ou la finalité du mariage. Le débat concernant le mariage gai est fondamentalement un débat de nature morale quant à savoir si les unions gaies et lesbiennes méritent la même reconnaissance étatique que le mariage hétérosexuel. La question morale est donc celle de savoir si le mariage homosexuel mérite la reconnaissance honorifique que l’État confère au mariage hétérosexuel.

Les libéraux, évidemment, contournent la question faisant valoir qu’il ne s’agit pas de se prononcer sur le sens ou la finalité du mariage, mais de juger si les droits des personnes en cause sont lésés. En interdisant le mariage de conjoints de même sexe, l’État semble exercer de la discrimination envers certains de ses citoyens. Leurs droits à l’égalité devant la loi et celui de la liberté de choix paraissent en effet brimés. En somme, les gens devraient avoir le droit de se marier avec qui ils veulent.

À bien y réfléchir, toutefois, ce raisonnement n’est pas valable. De la prémisse disant que les gens doivent exercer leur autonomie et leur libre choix, on ne peut conclure de manière suffisante qu’ils devraient se marier avec qui ils veulent. À ce compte, en effet, on pourrait tout aussi bien admettre que les gens peuvent se marier avec plusieurs conjoints ou même avec des membres de leur propre famille, ou encore avec des animaux, voire des végétaux ou des minéraux, dans la mesure où il ne s’agit que d’exercer leur libre choix.

La question morale demeure donc entière: le mariage homosexuel est-il légitime, ce type d’union mérite-t-il la reconnaissance de l’État ? Pour se sortir de cette impasse, le libéral invoque l’idée que le mariage est une institution qui change en fonction des temps et des lieux. Ils en appellent donc au relativisme moral. Pas étonnant que les conservateurs accusent les libéraux de «relativisme». Les libéraux font valoir que le mariage peut aussi être envisagé comme un engagement de fidélité entre deux partenaires – homosexuels ou hétérosexuels, peu importe. Or, notons-le bien, par ce type de raisonnement, le libéral prend au fond position sur la finalité ou le but du mariage, c’est-à-dire qu’il sort de sa neutralité apparente pour affirmer la légitimité morale du mariage homosexuel.

Pour terminer, considérons le nouveau cours d’Éthique et de culture religieuse (ECR). Ce cours origine du Rapport Proulx sur la place de la religion à l’école. Encore là, on pose que l’éducation publique doit respecter les droits de la personne, notamment l’égalité fondamentale des citoyens et citoyennes devant la liberté de conscience et de religion. La conclusion du dit Rapport coule, semble-t-il, de source: l’État doit s’abstenir de prendre position en faveur ou en défaveur de l’une ou l’autre des religions il ne doit pas favoriser l’enseignement d’une quelconque confession religieuse.

Encore une fois, notons-le, nous sommes devant une question morale que contourne pourtant le libéral en se rabattant sur la fameuse neutralité de l’État. Mais il n’échappe pas à la question morale touchant la finalité de l’éducation religieuse publique. En proposant que l’école n’enseigne pas des croyances religieuses mais uniquement des connaissances religieuses, sans engagement ni du professeur ni des élèves, l’État libéral quitte sa neutralité apparente établissant en bout de piste la finalité de cet type d’enseignement. La forme austère et rigoureuse du Rapport Proulx laisse croire qu’il s’agit d’une décision objective établie sur la base de règles de l’art, et qu’aucune position morale n’est adoptée. Toute baigne dans la neutralité la plus trompeuse. Aussi, au nom de l’absolue égalité de tous devant la loi, depuis septembre 2008, tous les jeunes du Québec doivent suivre les cours ECR.

Quelle est la position morale adoptée par le rapport Proulx ? - Que la finalité de l'éducation religieuse doive respecter le droit à la liberté de croyance et de conscience des jeunes. En somme, un autre but à l'éducation religieuse, autre que celui de l'éducation à la foi, est imposé sur la base du droit à la liberté de conscience et de croyance. De sorte que, l'éducation à la foi n'est désormais plus souhaitable. Voilà bien un jugement moral! Adieu neutralité!


Il faudrait désormais faire figurer le type de raisonnement libéral parmi la liste des sophismes. Je propose le vocable de «sophisme libéral» pour désigner ce type de raisonnement fallacieux.

Comme aimait dire Voltaire, dans le mot célèbre qu'on lui attribue: je ne crois pas un mot de ce que vous dites, mais je ferai tout en mon pouvoir pour que vous puissiez l'exprimer. C'est la profession de foi libérale. À strictement parler, le libéral fait voeu de respecter la liberté de conscience de chacun, pas leurs croyances. Il ne respecte pas la religion, seulement le choix de la personne en matière de religion. En effet, pour le libéral, la capacité de choisir définit ce qu'est la personne humaine. C'est pourquoi le libéral pense que la valeur de vérité de la croyance du croyant doit être mise entre parenthèses. Au contraire, la vérité de sa croyance est centrale pour le croyant car, sans elle, la croyance perd tout intérêt. C'est comme dire je crois en la souveraineté du Québec mais jamais le Québec ne sera souverain; ou encore, je crois en la résurrection après la mort, mais ce n'est qu'une croyance parmi d'autres tout aussi (ou peu) valables les unes que les autres. Comme disent les philosophes analytiques, croire que p implique que je crois que p est vrai. Étranglé par le souci de neutralité, le libéral occulte cette vérité logique élémentaire.

Au fond, l'infâme qu'il faut décrier, c'est tout autant le conservateur que le libéral.