vendredi 22 octobre 2010

Russell Williams : la lâcheté du militaire

I
Dans un article remarquable, «La vertu et le bonheur», la philosophe britannique Philippa Foot, décédée il y peu, abordait une question redoutable. La voici.

Un nazi, du nom de Gustav Wagner, déclara, lors de son arrestation au Brésil où il s’était exilé : «j’ai été parfaitement heureux, et je ne pensais pas au passé.»(1) Gustav Wagner avait agi comme commandant dans les camps de la mort hitlériens. La question est la suivante : peut-on être heureux après avoir participé activement à l’extermination de milliers d’êtres humains? Le nazi n’éprouvait aucune honte et alléguait qu’il n’avait fait à l’époque que son devoir, celui consistant à épurer l’Europe d’êtres humains inférieurs, c’est-à-dire les juifs.

 Il y a une incompatibilité logique entre la méchanceté et le bonheur : un homme méchant ne peut être heureux. C’est du moins ce que soutient Philippa Foot, et elle a, à mon avis, parfaitement raison. Le problème vient de ce que, d’une part, nous croyons avec raison que ce nazi était une mauvaise personne, bien que, d’autre part, ce sont ses croyances qui l'illusionnaient et en faisaient une mauvaise personne.


Certains rétorquent en effet que le nazi n’était pas une personne méchante car il a accompli excellemment sa «sale» besogne. On ne peut pas le condamner sur ce plan. On admet donc que ce nazi ait pu accomplir parfaitement son devoir mais qu’il se trompait quant à la cause pour laquelle il fit tant de mal. En somme, c’était une bonne personne, mais ses croyances à l’égard des juifs étaient complètement erronées.

Imaginons que Gustav Wagner ait contraint un des prisonniers juifs des camps de la mort à exécuter ses compatriotes captifs afin de sauver sa peau. Clairement, nous qualifierions de lâche ce prisonnier tortionnaire, même s’il exécutait admirablement sa funeste tâche.

Le même jugement s’applique à Gustav Wagner: ce fut un lâche, même s’il a su effectuer de «l’excellente besogne». Son jugement, c’est-à-dire ses croyances nazies, n’était pas fondé; il était naïf, il s’est laissé berner par la propagande nazie. D’autres Allemands comme lui, à l’époque, plus avisés, ont parfaitement compris l’errance du nazisme et ont refusé d'y prendre part, ce, au péril de leur vie.

Une personne courageuse se doit donc d’être aussi avisée, c’est-à-dire prudente. En effet, comme l’écrit Peter Geach : «No courage without the other moral virtues: in particular, no courage without prudence.»(2) Le téméraire, par exemple, évalue mal le danger que comporte la situation; il est imprudent. De son côté, le lâche exagère le péril; lui aussi fait preuve d’imprudence ou de naïveté. Gustav Wagner était naïf et malavisé. C’est pourquoi son soi-disant «courage» n’est que lâcheté. Certes, il manifesta une grande détermination, beaucoup de zèle, de la résolution, tout ce qu’on voudra, mais assurément pas de courage.

L’homme courageux est donc forcément prudent, c’est-à-dire sagace. Aristote tient la vertu de prudence (phronèsis) comme la vertu par excellence. «Dès que l’homme a la prudence, il a toutes les autres vertus», écrit-il.(3)



II

Cela posé, venons-en au cas de l’ex-colonel des Forces canadiennes, Russell Williams. Le courage passe pour la vertu des militaires; à l'évidence, on peut être courageux ailleurs que sur le champ de bataille. L'ex-colonel fut dans sa vie personnelle un lâche.

Lorsqu’on veut comprendre la conduite d’une personne, il convient de se rapporter à ses intentions. Il est difficile, voire impossible, de cerner les intentions de l’ex-colonel si ce n’est qu’il visait à satisfaire des fantasmes de puissance à caractère sexuel. Mario Larivée-Côté, sexologue clinicien, explique


On parle ici d’un sadique sexuel, d’un violeur et d’un tueur en série. Un fétichiste qui se travestit, qui, si l’on en croit les vêtements de jeune fille qu’il affectionnait, a aussi un côté pédophile…(4)

Le sexologue d’ajouter :

Ce qui l’excitait, c’était de tuer, de faire du mal, de sentir qu’il était tout-puissant face à sa victime. De sentir qu’il avait le droit de vie ou de mort sur elle ne faisait sans doute qu’augmenter le plaisir qu’il tirait de ses meurtres.

On pourrait penser que «l’ogre en sous-vêtements», comme l’a si joliment baptisé Nathalie Petrowski (La Presse du mercredi 20 octobre), n’est que le mal pur et simple en chair et en os, ce Kakos dont parle saint Augustin (La Cité de Dieu, livre 19). Pour Augustin, personne ne veut le mal pour le mal. Ainsi, aussi étrange que cela puisse paraître, Russell Williams recherchait quelque «bien» par le biais de ses monstruosités criminelles : désir de puissance, satisfaction sexuelle, fétichisme, etc.

L’auteur des fameuses Confessions examine la possibilité de l’existence du mal en soi, indépendamment du bien. Impossible, concluait Augustin : le bien existe sans le mal, alors que le mal ne peut exister sans le bien. C’est la doctrine du mal comme absence du bien (privatio boni). Pour étayer sa thèse, Augustin considère l’existence d’un être fictif, Kakos (du grec, le mal (songeons à cacophonie, mieux à… caca)). Imaginons donc, demande Augustin, un être effroyablement méchant «qui peut-être à cause de son insociable férocité est dit ‘à demi-homme’ plutôt qu’homme.» Or, que vise Kakos par sa méchanceté démentielle sinon quelque bien? Il souhaite sûrement un «repos à l’abri de toute importunité, de toute violence, de toute terreur» venant d’autrui. En somme, le plus vicieux des êtres appel de tous ses vœux la jouissance et la tranquilité. Le moins qu’on puisse dire c’est que Kakos est maladroit. Sa vie est misérable et, par suite, malheureuse.

Kakos est l’illustration tout craché de l'infâme Russell Williams. Ce qui s’applique au premier s’applique à l’autre. Le moins qu’on puisse dire, c’est que l’«ogre en sous-vêtements» fut incroyablement maladroit, de sortre qu'il est profondément misérable et malheureux. Il désira le bien; or, le moins qu’on puisse dire c’est qu’il s’y est fort mal pris.  Malgré tous ses soins méthodiques,  Russell Williams était foncièrement imprudent et malavisé. Ne confondons surtout pas l'ordre maniaque qu'il prenait pour ses «trophées» avec la prudence et la sagacité. Il ne mesurait pas la souffrance inouïe qu’il infligeait à ses victimes. La vertu consistant à compatir à la souffrance de ses victimes lui faisait cruellement défaut. En somme, il fut profondément «vicieux», incapable de la moindre vertu. Ce monstre est un demi-homme; en d’autres mot : il est inhumain.

Jouir de la souffrance de ses vicitimes ne veut pas dire en aucune façon que l'infâme filait le parfait bonheur. Si, comme le croit Philippa Foot, le bonheur et l’humanité se mesurent au degré de vertu, Russell Williams est le plus malheureux et le plus inhumain des hommes. Le vice principal de l’ex-militaire reste la lâcheté. Ce vice le conduisit à sa perte car, le vice contraire, la témérité, le mena à perpétrer des crimes allant toujours un cran plus loin. Russell Williams fut un lâche car il n’eut pas le courage de confronter sa déviance. Comme dans tous les cas de lâcheté, Williams exagérait sans doute la difficulté à laquelle il était confronté et ne souhaitait pas se confier à sa femme, un psychiatre, voire à une personne-ressource. Sans doute fuyait-il toute remise en question de lui-même. Il faut en effet du courage pour affronter ses propres monstres et avouer ses faiblesses.

Socrate avait ce courage. Dans Phèdre, Platon fait dire à Socrate ce qui suit: «... m'ignorant moi-même... je veux savoir si je suis un monstre plus compliqué et plus aveugle que Typhon, ou un être plus doux et plus simple et qui tient de la nature une part de lumière et de divinité.» (230a). Pour le maître de Platon, la sagesse consiste à connaître ce qu'est la vertu, car Socrate désirait ardemment savoir qui il était sur ce point crucial, comme l'inscription de Delphes le prescrit: Connais-toi toi-même! (Gnôti seauton)

III

La leçon que l’on peut tirer du funeste Russell  Williams, c’est que la vertu joue un rôle capital dans la quête du bonheur. Aristote n’a de cesse de répéter que l'éducation à la vertu constitue la clé au bonheur le plus désirable qui soit. L'oeuvre de Philippa Foot, relayant pour aujourd'hui la sagesse du maître du Lycée, n'aura pas été vaine. Il faudra sans doute encore bien des drames inqualifiables et innommables pour que nous comprenions enfin l'importance de l'éducation à la vertu. Car nous vivons dans des sociétés libérales où la liberté prime sur tout, sur la vertu en particulier. Tant que «l'ogre en sous-vêtements» pouvait jouir tranquillement et paisiblement chez lui de ses «trophées», sans porter atteinte à qui que ce soit, n'est-il pas, comme Mill l'écrivait, «souverain sur lui-même, son propre corps et son propre esprit»? (De la liberté, Introduction) Il faudra bien un jour que nous ayons le courage de remettre en question ces beaux principes libéraux, et cesser de louvoyer en admettant une fois pour toutes qu'il n'y rien de plus beau et de plus grand que la vertu.
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NOTES

(1) Cité dans Philippa Foot, «La vertu et le bonheur», in M. Canto-Sperber, La philosophie morale britannique, PUF, 1994, p. 134.
(2) Peter Thomas Geach, The Virtues, Cambridge, 1977, p. 160.
(3) Aristote, Éthique à Nicomaque, 1145a2.

(4) Cité dans La Presse du mercredi 20 octobre, p. A7.

mardi 19 octobre 2010

L'athéisme de Foglia

À l’occasion de la canonisation du frère André, Foglia revient sur l’athéisme, le sien en particulier, dans sa chronique du mardi 19 octobre (Autour du frère André). Sincèrement, j’avoue avoir été estomaqué d’apprendre que le réputé chroniqueur de La Presse ne s’est jamais posé la question de l’existence de Dieu! Que Foglia soit athée, là n’est pas la question puisque ce n’est pas un secret de Polichinelle pour personne. Que, toutefois, Foglia affirme qu’il ne se soit jamais posé la question de l’existence de Dieu, là, j’avoue tomber de ma chaise. Comment un homme de sa trempe peut-il ne jamais s’être posé pareille question? Je rencontre beaucoup de jeunes adultes dans mes cours au collège, et ils sont rares, très rares, ceux et celles qui se soient posés ce genre de question «existentielle». Que, cependant, un homme de lettres et de culture comme Foglia ne se soit jamais posé la question de Dieu, me renverse littéralement! J’ose penser qu’il ne s’agit encore une fois que d’une boutade comme Foglia en maîtrise si bien l’art. Je ne doute pas un seul instant que le chroniqueur s’est posé la question si Dieu existe et il a sans doute répondu par un non catégorique à telle enseigne que tout s’est passé pour lui comme si cette question ne lui avait jamais effleuré l’esprit. En somme, c’est une manière d’affirmer un athéisme pur et dur. Foglia reste, à l’évidence, un homme de «foi» - celui de la «non-foi».

Ce qui me trouble dans la boutade de Foglia, c’est que, indépendamment du fait qu’on soit ou non croyant, il me semble que la question de l’existence de Dieu représente une question importante que tout homme digne de ce nom doit se poser un jour ou l’autre et être en mesure d’en apprécier toute la richesse de sens. L’enseignant de philosophie que je suis se fend  l'âme à faire apprécier à des jeunes adultes les questions de sens qui taraudent l’homme depuis la nuit des temps. Si la question paraît si gênante ou embarrassante pour l’homme de non-foi scrupuleux qu’est Foglia, qu’il considère celle que soulève Leibniz dans ses Principes de la Nature et de la Grâce fondés en raison (1714) : «…pourquoi il y a plutôt quelque chose que rien ?... suppposé que des choses doivent exister, il faut qu’on puisse rendre raison, pourquoi elles doivent exister ainsi, et non autrement.» De l’avis de plusieurs, c’est là la question philosophique par excellence. Ainsi, si Dieu existe, pourquoi doit-il exister? Quelle est la raison d’être de son existence? Pourquoi Dieu existe-t-il? Voilà ce que recèle la question de Leibniz, et elle mérite tout notre attention et notre respect. Il me semble que celui ou celle qui pose cette question et tente d’y répondre réalise sa véritable nature qui est celle d’être un homme ou une femme.

Lorsque les jeunes, que je côtoie, m’apprennent, sans éprouver la moindre honte, qu’ils n’ont jamais écouté du Bach ou du Beethoven, et que jamais ils ne souhaitent en écouter, je me dis qu’il y a là la perte immense d’un pan de la culture qui façonne les êtres que nous sommes et qui en donne la valeur. Cela me désole profondément. Les prisonniers de la caverne de Platon sont loins de n’être que des fictions. Lorsqu'un journaliste patenté, du haut de sa tribune, livre ses états d'âme sur une question qu'il n'a jamais eu l'audace de se poser et d'examiner à son mérite, et que le bon peuple acquiesce docilement à ses fadaises, on ne peut que constater l'état de dégénérescence de la culture générale.

André Pratte a par ailleurs parfaitement raison: le miracle d'une résurrection de l'Église catholique au Québec n'aura pas lieu (éditorial de La Presse du lundi 18 octobre). Non pas parce que, comme le croit Pratte, le frère André «appartient à une autre époque» et que «la philosophie de vie prônée par le 'thaumaturge du mont Royal' trouve peu d'échos de nos jours». Tout simplement parce qu'il y a des questions qu'on ne veut plus se poser car on s'avise désormais qu'elles sont désuètes, obsolètes. Pratte et Foglia font partie de ces fossoyeurs de l'Église.

Voltaire, qui passe pour le sceptique des Lumières, écrivit: «L’univers m’embarrasse et je ne puis songer / Que cette horloge existe et n’ait point d’horloger». Mais les Lumières sont derrière nous. L’homme d’aujourd’hui va bien au-delà de tout ce qu’aurait pu imaginer Voltaire - dont l’oublie des grandes questions philosophiques. L'Âge des Ténèbres n'est pas que le titre d'un film.