mardi 12 juillet 2011

LE TEMPS QUI PASSE

(Sylvia Galipeau, journaliste de La Presse, prépare pour fin août début septembre une page sur le thème le Temps qui passe. Elle m'a récemment contacté pour me poser quelques questions à ce sujet. Voici mes réponses.)


- Pourquoi avons-nous l'impression que le temps file à toute allure?

D’abord, il ne s’agit que d’une impression ou d’une perception subjective, personnelle, du temps. Pour le philosophe, il s’agit de savoir ce qu’est le temps, de savoir en particulier s’il existe objectivement, au-delà de notre conscience. Là-dessus, l’ABC de la réflexion sur le temps commence… par saint Augustin (354-430 de notre ère), celui des Confessions (dont raffole Depardieu…). Au livre 11, chapitre 15, Augustin pose ainsi le problème du temps : «Si personne ne me le demande, je le sais; si on me demande l’expliquer, je ne le sais plus!» Voici maintenant pourquoi, selon Augustin, le temps est si énigmatique. On s’entend pour dire que le passé n’est plus; que le futur n’est pas encore. Qu’en est-il dès lors du temps présent? Est-il ou non? Or, le présent, s’il était toujours présent – l’éternité, en somme -, le passé n’existerait pas. Donc, pour être du temps, il faut que le présent passe; par conséquent, le présent n’est que du temps passé; mais le passé n’est plus puisqu’il est passé. Conclusion : si le temps existe, il faut qu’il n’existe pas… Ouf!!

Bon, voilà pour les débuts un peu aride et rocailleux  de la réflexion philosophiques sur le temps qui dressent pour ainsi dire la table à la réflexion à venir.  (On pourrait dire à la blague que le temps à de l'avenir devant lui...) Augustin concluait que le temps n’a, par conséquent, d’existence que subjective. Le temps n’existerait que dans notre conscience, pas dans la réalité.

Or, pour nous modernes, le temps «file à toute allure». Pourquoi? Parce que le temps, c’est bien connu, c’est de l’argent… L'argent est si utile que nous passons nos vies pressés d'en faire. Donc, la perception que nous avons du temps provient tout simplement de la civilisation dans laquelle nous baignons et suivant laquelle tout doit être utile et mesurable afin qu'il soit profitable.

Même  l’art! Chez les Grecs, par exemple, la musique n’avait aucune utilité si ce n’est que c’était une activité belle et bonne en elle-même. À ce propos, beaucoup de mes étudiants en musique répondent à la question : à quoi sert la musique?, par : pour divertir! Tout doit être UTILE, y compris la musique. Étudier est bien vu parce que c’est UTILE. Mais étudier pour le plaisir qu’il y a à étudier, à connaître pour connaître, est incongru, dénué de sens. Nous tolérons à peine les arts et la philosophie parce que ce sont des pertes de temps alors que le temps est si précieux… C’est là notre condition d’homme et de femme moderne.


- Tout spécialement à la rentrée de septembre, après les vacances d'été, pourquoi nous sentons-nous si bousculés?

Parce que l’important, c’est le TRAVAIL. Nous, modernes, nous ne sommes rien sans le TRAVAIL car le TRAVAIL est foncièrement UTILE. Ainsi va la modernité.


- Objectivement, il y a toujours 24 heures dans une journée, pourquoi ce sentiment d'essoufflement en septembre?

Les vacances nous rappellent la conclusion d’Augustin : le temps n'est qu'une invention humaine. En vacances, nous baignons pour un moment dans un monde fait d’activités en apparence «inutiles»; par exemple, prier, contempler la beauté d’un paysage, admirer une œuvre d’art, savourer une rencontre, lire un roman, connaître une autre culture, etc. Pour celui ou celle qui, en vacances, découvre par exemple les cantates de Bach, le temps n’existe plus. Il est comme pour ainsi dire assis  sur le toit du monde, et comprend que la phrase «Objectivement, il y a toujours 24 heures dans une journée» est un pur non-sens. Comme Augustin qui entend l’incroyant dire que Dieu n’est pas : quelle absurdité! Pour nous modernes, Dieu n’est pas parce qu’il est inutile et vain.


- Est-ce qu'il y en a toujours été ainsi, ou est-ce typique de notre (post, hyper, etc.) modernité?

Typiquement moderne! Tous les philosophes modernes depuis le Siècle des Lumières affirment ad nauseam la réalité du temps. Pour Descartes, par exemple, l’espace et le temps n’existent pas en nous, mais dans la réalité extérieure que cherche à comprendre la science physique. Descartes est le premier à soutenir que la connaissance n’a d’utilité qu’en vue du progrès de l’humanité. Les Encyclopédistes reprendront en chœur ce refrain. Le plaisir de la connaissance pour la connaissance, si précieux pour les Anciens, est depuis disparu comme par enchantement.


- Des trucs pour moins courir après notre queue?

On m’accusera sans aucun doute de prêcher pour ma paroisse, comme on dit, mais le  meilleur moyen de s’évader de l’emprise du temps c’est de cultiver la spiritualité, les arts et la philosophie. Or, tout ceci, on se comprend, est inutile. Bien qu'inutile, je recommande vivement Le dictionnaire inutile... mais pratique de Michel Lauzière, (Les Éditions au Carré, 2005). Pour les plus pressés, je signale aussi l'ouvrage de Raymond Devos, Un jour sans moi, (Press Pocket, 1996). Puisque, comme disait Guillaume d'Occam, le rire est le propre de l'homme, le rire est inutile c'est-à-dire qu'il est fort utile pour prendre congé du temps. Devos se demande entre autres: «Être raisonnable en toutes circonstances?!», et de répondre: «Il faudrait être fou...» Il serait opportun à ce propos de relire son monologue «Où courent-ils?», dont voici un extrait:

- Je luis dis: Mais pourquoi les gens courent-ils si vite?
- Pour gagner du temps! Comme le temps, c'est de l'argent... plus ils courent vite, plus ils en gagnent!
- Mais où courent-ils?
- À la banque. Le temps de déposer l'argent qu'ils ont gagné sur un compte courant... et ils repartent toujours courant, en gagner d'autres!
- Et le reste du temps?
- Ils courent faire leurs courses... au marché!
(...)
- Et vous, peut-on savoir ce que vous faites dans cette ville de fous? Où courez-vous là?
- Je cours à la banque!
- Ah!... Pour y déposer votre argent?
- Non! Pour le retirer! Moi, je ne suis pas fou!
- Si vous n'est pas fou, pourquoi restez-vous dans une ville où tout le monde l'est?
- Parce que j'y gagne un argent fou!... C'est moi le banquier!
(Matière à rire, Plon, 2006, p. 37 à 39).

lundi 11 juillet 2011

INDIGNONS-NOUS !

Dans 100 000 FAÇONS DE TUER UN HOMME, notre poète national écrit : «Non vraiment j'y tiens la meilleure façon de tuer un homme / C'est de le payer à ne rien faire.» Le Collège des médecins du Québec semble prendre très au sérieux le célèbre vers de Félix Leclerc. Je m’explique.
            Mon oncle, âgé de 80 ans, médecin généraliste, œuvrant depuis 52 ans dans une clinique médicale de la région de Montréal, a été récemment remercié de ses services par le Collège des médecins. Il quittera ses fonctions d’omnipraticien en décembre prochain. Apparemment, le Collège n’aurait pas eu d'autre choix que d’indiquer à mon oncle la porte de sortie puisque ce dernier a refusé de se soumettre à une formation d’appoint, d’une durée de quarante jours, au coût modique de 10 000 mille dollars. La formation aurait consisté essentiellement en la supervision par l’un de ses collègues-médecins de la pratique de mon oncle en clinique sans rendez-vous, comme on surveille les premiers balbutiements des jeunes novices. Imaginez-vous donc, cet homme d’expérience, dont le travail serait soumis au contrôle d’un tout jeune médecin! C’est proprement scandaleux et indigne!
Mon oncle qui, encore parfaitement lucide, en bonne santé, vaillant et désireux de poursuivre son travail – que dis-je, sa mission – s’est refusé, à juste titre, de n’être plus qu’un chiffon-jetable. En contexte de pénurie des médecins, la décision du Collège étonne. Puisqu'aucune plainte ne fut portée contre la pratique médicale de mon oncle, le Collège souhaite, en somme, s'en débarrasser en raison de son âge. N'est-ce pas là de l'«âgisme»?
On comprend fort bien que le Collège veuille à tout prix éviter les plaintes éventuelles de ses clients et que, pour se faire, il procède périodiquement au contrôle de la «compétence» de ses ouailles. Ah, cette fameuse «compétence» qui hante la vie des professionnels aujourd’hui, tant en santé qu’en éducation! Nous vivons à l’ère de la «compétence-performance», et l’État-comptable - celui dont rêve un François Legault - doit pouvoir mesurer précisément «l’acte» médical. Tout un monde sépare la compétence de l’excellence – ce qu’autrefois on désignait par «vertu». L’excellence d’une personne, c’est bien connu, ne se mesure pas. Par contre, sa «compétence», elle, se mesure en nombre d’«actes» selon une grille critériée d’évaluation-performance.
On se souviendra que, lors de sa nomination comme Ministre de la santé au Québec, le Premier Ministre Jean Charest nous rappelait que le docteur Yves Bolduc avait implanté le «système de gestion Toyota» dans certains hôpitaux du Québec ce qui constituait entre autres mérites au Québec une justification pour cette nomination. Cette philosophie de la gestion, appelée «Lean», triomphe actuellement. Le Collège des médecins applique cette méthode de régime «minceur». Aussi, il ne faut donc pas s’étonner que les professionnels de la santé soient considérés comme de simples chiffons-jetables. C’est là, «la minceur» du système - pour ne pas dire sa petitesse. («Lean» rime d'ailleurs étonnamment bien avec «mean».) En tout cas, avec l'odieux traitement que l'on a réservé à mon oncle, j’ai toutes les raisons de m’en indigner.