Fils
spirituel des Lumières, comme tant d’autres de ses contemporains, disciple de
Bertrand Russell, auteur d’essais à succès, dont le Petit cours d’auto-défense intellectuelle, militant de gauche après
avoir embrassé l’anarchisme, commentateurs dans les médias, Normand Baillargeon
est tenu comme l’un des grands intellectuels au Québec. Le mot de Denis
Diderot, ce héros des Lumières, lui va comme un gant : « Hâtons-nous de rendre la philosophie
populaire.
Normand Baillargeon est aussi un
militant et un penseur athée. Il s’en explique dans un texte « Confidences d’un
mécréant humaniste » paru dans un ouvrage qu’il dirigé en compagnie de Daniel
Baril, paru en 2009, Heureux sans Dieu.
Des incroyants, athées et agnostiques
témoignent[1]. On lit : « Je ne l’ai jamais
caché : je suis athée, athée comme Prévert avoue l’être, je veux dire
absolument, totalement, hermétiquement, étonnamment (du moins, je le présume,
aux yeux de certaines personnes) et entièrement. ». L’année suivante, Baillargeon
publie Là-haut, il n’y a rien. Anthologie
de l’incroyance et la libre-pensée. Il s’agit, comme le sous-titre l’indique,
d’un recueil de la tradition de pensée non-croyante. La même année paraît Stéroïdes pour comprendre la philosophie[2],
dont un chapitre porte sur la philosophie de la religion (chapitre 7, p.
139-168).
Je
ne souhaite pas ici répondre point par point aux objections de Baillargeon
contre la légitimité de la croyance religieuse. Je voudrais plutôt exposer,
pour ensuite la critiquer, la posture épistémologique qu’adopte Normand
Baillargeon rejetant la croyance religieuse.
Le point de départ méthodologique et
épistémologique de Baillargeon vis-à-vis la religion est celui de son mentor et
émule, Bertrand Russell (1872-1970), auteur du célèbre Pourquoi je ne suis pas chrétien (1957).[3] Il
convient alors de se référer au texte « Bertrand Russell, le sceptique
passionné », paru dans un recueil de textes de Baillargeon, Raison Oblige. Essai de philosophie sociale
et politique.[4]
Bien que dans cet essai Baillargeon tente de cerner ce qu’il attribue à
Russell, à savoir la « pensée critique », Baillargeon ne parvient pas à dégager
de manière claire et transparente la position épistémologique de Russell. Dans
le même essai, il cite toutefois au tout début de la section intitulée
justement « Russell et la pensée critique » (p. 32), un passage tiré de l’introduction
aux Essais sceptiques de Russell :
Je désire
soumettre à l’examen bienveillant du lecteur une doctrine qui, je le crains, va
paraître terriblement paradoxale et subversive. La doctrine en question est
celle-ci : il n’est pas désirable
d’admettre une proposition quand il n’y a aucune raison de supposer qu’elle est
vraie.[5]
Quelle
est donc cette doctrine « terriblement paradoxale et subversive » dont parle Russell ? Il s’agit, en réalité, d’un
principe épistémologique légitimant la connaissance, c’est-à-dire la croyance
vraie justifiée. En épistémologie, ce principe a reçu le nom d’évidentialisme. L’évidentialisme nous
enjoint de proportionner nos croyances à l’évidence disponible ou accessible, c’est-à-dire
aux bonnes raisons de croire. Croire par exemple qu’une théière orbite autour
de la terre[6]
alors qu’aucune évidence ne permet de confirmer ou d’infirmer la chose (étant
donnée l’état de notre technologie spatiale), ce n’est ni désirable ni souhaitable.
On constate en somme la dimension morale ou éthique dans le vœu de Russell. Son
principe épistémologique comporte donc une charge morale évidente.
Dans
Pourquoi je ne suis pas chrétien,
Russell formule ainsi le même principe épistémique éthique : « L’habitude de fonder les convictions sur des
preuves, et de ne leur accorder de certitude que dans la mesure où elles sont
garanties par des preuves, guérirait, si elle devenait générale, la plupart des
maux dont souffre le monde. »[7] Il
s’agit ici d’une recommandation; d’un souhait, en somme, puisque, comme nous le
verrons, Russell est partisan en philosophie morale qu’on appelle le «
subjectivisme moral » voulant qu’il n’y ait aucun fait moral, existant dans une
sorte de réalité morale, qui puisse trancher les débats moraux.
Pour
le moment, notons que le principe éthique de croyance de Russell rappelle à s’y
méprendre celui d’un autre britannique, mathématicien de formation, William
Kingdon Clifford (1845-1879), auteur d’un essai percutant, « The Ethics of Belief
» (L’éthique de la croyance), paru en
1879, dans lequel est énoncé un principe éthique de la croyance, connu sous le
nom de l’auteur, le Principe de Clifford: « Il est mauvais
toujours, partout pour quiconque, de croire quelque chose, sur la base d’une
évidence insuffisante ».[8]
Le Principe de Clifford constitue une prescription morale qualifiée de « déontologique
», au sens où il s’agit d’un devoir incontournable qui ne souffre d’aucune
exception : « Il est mauvais
toujours, partout pour quiconque…», lit-t-on, en effet.
Lorsqu’on fait sien, comme le fait selon toute vraisemblance
Baillargeon, le principe épistémique éthique de Russell, voire celui de
Clifford, il faut être au clair sur ce qu’on prétend ainsi proposer : on
fait de la recherche de la connaissance, une question de nature morale. On
stipule, en somme, comment il faut se
comporter vis-à-vis de la vérité, sous peine d’être vicieux au plan
épistémologique.
Des
philosophes ont fait de remarquer que le Principe de Clifford ainsi que ses
variantes que l’on retrouve entre autres chez Russell, s’inscrivent dans une
perspective épistémologie, l’évidentialisme.
En somme, le principe éthique de la croyance dit « Tu ne croiras pas sans raison théorique suffisante. »[9]
De sorte que les tenants du Principe de Clifford, avec Russell comme second
point d’appui, et Baillargeon le reprenant de manière implicite dans sa quête
des raisons justifiant la croyance religieuse, se croient en mesure d’interpeler
le croyant chrétien en le sermonnant: « Croyant,
tu es un vicieux épistémique ! »[10]
L’évidentialisme en épistémologie
est dit être « déontologique », au sens où il est impératif de proportionner
nos croyances aux évidences. Aucun passe-droit n’est légitime et admissible. D’après
le philosophe français Roger Pouivet :
L’évidentialisme
suppose le principe suivant : Pour toute personne S et pour une proposition p
au moment t, il est permis de croire
que p à t si et seulement si croire que p
repose sur des données suffisantes (une évidence[11])
dont dispose S au moment t.
Pour
illustrer l’évidentialisme épistémologique en matière religieuse, reprenons
l’exemple de la théière de Russell : si je n’ai aucune raison (« évidence
») de croire qu’une théière orbite autour de la terre, ma croyance n’a dès lors
aucune justification. En somme, il est possible de croire en plein de choses
déraisonnables. Or, la croyance en l’existence de Dieu serait semblable à celle
de la croyance en l’existence d’une théière dans l’orbite de la terre. Tout
comme celui qui croit en l’existence d’une telle théière, le croyant n’est pas
épistémiquement fondé de croire en Dieu.
Des philosophes ont mis en question
l’épistémologie évidentialiste qui a
cours depuis Platon jusqu’à Russell et ont proposé une autre perspective épistémologie,
celle basée sur la vertu, d’où son nom épistémologie
de la vertu.[12]
Pour y voir plus clair, examinons
succinctement un exemple précis, celui de Jean Valjean dans Les Misérables de Victor Hugo. Jean
Valjean en est le héros du roman qui purgea cinq années au bagne pour avoir
volé un pain… De forçat, Valjean devint ensuite un homme riche et généreux. Le
moment où s’effectua cette transition nous est raconté par sa rencontre avec l’évêque
de Digne, monseigneur Bienvenu. Celui-ci hébergea Valjean après sa sortie du
bagne. Or, à un moment donné, l’évêque Bienvenu dit à Jean Valjean :
Jean Valjean,
mon frère, vous n’appartenez plus au mal, mais au bien. C’est votre âme que je
vous achète; je la retire aux pensées noires et à l’esprit de perdition, et je
la donne à Dieu.[13]
Du point de vue évidentialiste,
monseigneur n’a aucune raison supportant son affirmation. Victor Hugo exprimait ainsi sa foi en Dieu. D’après le Principe
de Clifford, l’énoncé en question est vicieux au plan épistémique et, donc,
condamnable au plan moral. Jean Valjean aurait pu mal tourner, mais il s’avère
qu'il grava dans sa mémoire le geste et les paroles libératrices de l’évêque. Il va de soi que la condamnation épistémique
est elle-même non-fondée. De fait, en disant aux gendarmes ramenant Jean
Valjean en fuite avec, dans son sac, l’argenterie appartenant à l’évêché où il
logeait, l’évêque faisait œuvre de charité en libérant Valjean de sa misérable
existence. Le héros du roman allait prendre cette chance que Bienvenu lui
offrit pour ainsi dire sur un plat d’argent de refaire sa vie en la modelant,
non plus sur le vol, mais sur le bien. L’évêque est ainsi parfaitement justifié à dire ce qu’il a dit à
l’ancien paria. Son geste et sa parole allaient transformer Jean Valjean en un
homme nouveau, radicalement transformé par la « grâce de Dieu ».
Les évangiles regorgent de récits semblables. Le plus proche est sans doute celui dit du « fils prodigue » ou le fils perdu et retrouvé (Luc 15 11-32). Après avoir dilapidé son héritage, le fils revint à la maison vers son père qui lui ouvre les bras et lui dit : « Mon père, j’ai péché contre Dieu et toi, je ne suis plus digne que tu me regardes comme ton fils. » Encore ici, l’évidentialiste soutient que le fils n’a pas raison de dire qu’« il a péché contre Dieu », bien qu’il soit vrai qu’il ait mal agit contre son père. Mais ici, dans le récit, la figure du père qui accueille son fils malgré son écart de conduite, est celle du Dieu de Jésus Christ, le Père.
Les évangiles regorgent de récits semblables. Le plus proche est sans doute celui dit du « fils prodigue » ou le fils perdu et retrouvé (Luc 15 11-32). Après avoir dilapidé son héritage, le fils revint à la maison vers son père qui lui ouvre les bras et lui dit : « Mon père, j’ai péché contre Dieu et toi, je ne suis plus digne que tu me regardes comme ton fils. » Encore ici, l’évidentialiste soutient que le fils n’a pas raison de dire qu’« il a péché contre Dieu », bien qu’il soit vrai qu’il ait mal agit contre son père. Mais ici, dans le récit, la figure du père qui accueille son fils malgré son écart de conduite, est celle du Dieu de Jésus Christ, le Père.
Ce qu’il faut retenir de ces deux
exemples, c’est que le chrétien est en droit de croire en Dieu puisque la vertu
l’engage. C’est parce que l’évêque Bienvenu pardonne à Valjean et en rajoute en
lui offrant les chandeliers que Valjean avait oublié d’emporter, que les mots je donne en échange votre âme à Dieu
trouvent leur justification. Évidemment, ces mots ne démontrent pas l’existence
de Dieu, mais garantissent pour le
croyant sa foi en Dieu.
Un philosophe comme Roger Pouivet,
dans son essai Épistémologie des
croyances religieuses, n’entend pas non plus démontrer ou prouver l’existence de
Dieu, mais justifier que le croyant est parfaitement en droit de croire que
Dieu existe. « … ce livre dévend le droit épistémologique de croire en Dieu. »
(p. 16). Et l’auteur entend le faire sur la base d’une épistémologie de la
vertu, et non plus évidentialiste qui a eu cours jusqu’à présent en
philosophie. Dans un autre ouvrage,
Pouivet pose la question démarquant l’épistémologie évidentialiste de
l’épistémologie de la vertu : « Est-ce nos croyances qui sont justifiées, ou nous qui croyons quelque chose avec
confiance ? »[14]
La réponse est que c’est nous, les personnes
porteuses de croyance, qui importent désormais, pas les croyances elles-mêmes.
L’épistémologie
de la vertu est née du changement consistant à ne plus mettre l’accent sur les
croyances, mais les personnes qui croient, les croyants si l’on veut. On
s’intéresse alors moins aux caractéristiques d’une croyance justifiée
(l’indubitabilité ou la vérifiabilité, par exemple) qu’aux qualités de
caractère de celui qui connaît.[15]
Dans
une épistémologie de la vertu, ce qui compte c’est la vertu de celui ou celle
qui énonce une proposition, en l’occurrence « Dieu existe ». Que ce soit Jésus
ou l’évêque Bienvenu qui déclarent qu’un Dieu (-Père) existe, cela suffit, non
pas pour affirmer que Dieu existe, mais que l’auditeur ait le droit de croire –
avoir foi en… – dans le dire ou le Parole de Dieu. La foi est le témoignage de celui ou celle qui s’engage avec confiance
prenant appui sur le Dire ou la Parole de Jésus Christ, dont les vertus sont
éminentes. La foi n’est pas qu’une
simple « croyance », mais une vertu qualifiée de « théologale » (avec
l’espérance et la charité (grec, agapè),
les deux autres vertus théologales). Elle est dite « théologale » parce que cette vertu vient de Dieu. Or, la vertu suprême, l’amour-agapè (que les latins traduiront par « caritas », ce qui donnera en
français, charité) est la plus éminente. Saint Paul écrit : « Trois choses
demeurent, la foi, l’espérance et l’amour (agapè).
Mais la plus grand des trois est l’amour (agapè).
Ce qui n’a rien de surprenant puisque dans sa première lettre, saint Jean écrit
de son côté : « Celui qui n’aime pas ne connaît pas Dieu, car Dieu est
amour (agapè). » (1 Jean 4 7-8) En
somme, celui ou celle qui aime Dieu croit en Lui, et est en droit de dire que Dieu existe. Celui qui croit en Dieu lui fait
confiance. Jean Valjean cru en la Parole de l’évêque Bienvenu; ce qui
transforma radicalement sa vie. De misérable, il redevint un être humain en
retrouvant sa dignité d’homme.
Examinons à présent l’expérience religieuse dont traite Baillargeon dans son chapitre sur la
philosophie de la religion tiré de Stéroïdes
pour comprendre la philosophie. Baillargeon soutient que l’appel à
l’expérience religieuse n’est pas concluant pour affirmer l’existence de Dieu.
L’objection principale étant que l’expérience, qu’elle soit religieuse ou non,
demeure personnelle ou subjective et ne peut constituer une preuve objective de
la présence de Dieu.
L’évidentialisme épistémologique de
Baillargeon est difficile à contenter. Baillargeon examine (trop) rapidement Les formes multiples de l’expérience
religieuse du philosophe et psychologue américain William James (1842-1910).
Je ne sais si Baillargeon a lu intégralement l’essai de James, dont l’important
chapitre de conclusion intitulée Valeur
de la vie religieuse.[16] On
y apprend, ce que tout le monde sait à présent, à savoir que la science moderne
expérimentale, évidentialiste dans son épistémologie, tient la religion ou
l’expérience religieuse sous ses multiples formes, comme un anachronisme, un
mode de survivance d’une pensée
primitive et, donc, rudimentaire, à mille lieux de la pensée scientifique
moderne rationnelle et véridique. En somme, la religion constitue un reliquat
désuet de la pensée primitive. Du moins, du point de vue d’une épistémologie
évidentialiste régnant sans partage dans la science actuelle. Comme le fait
Baillargeon, on ne manque pas alors de réaffirmer les thèses des grands
philosophes « positivisme », dont Auguste Comte. « Avec sa fameuse Loi des trois états, Auguste Comte
invitait pour sa part à considérer la religion comme un moment historiquement
situé, et désormais dépassé d’abord par la métaphysique, puis par la science
positive de la compréhension du monde. », écrit Baillargeon (p. 160), où défile
ensuite les soi-disantes avancées de Marx et de Freud qui déclarent que la
religion est « l’opium du peuple », selon le mot célèbre de Feuerbach.
Étudiant, j’ai entendu dans la bouche de mes maîtres ces formules lapidaires ad nauseam.
La science moderne n’en a que pour l’expérience
impersonnelle, contrairement à la religion dont l’expérience est toute
personnelle. Voilà le clivage entre science et religion, du moins selon William
James. Or, sous l’apparente diversité de
l’expérience religieuse se terre, nous dit James, une constante, voire un
schéma, un passage obligé, dans l’expérience religieuse bien qu’elle demeure
une expérience personnelle. Dans toutes les religions, soutient James, il y a
d’une part
… la même
inquiétude; d’autre part, la même délivrance. L’inquiétude, ramenée à sa plus
simple expression, est le sentiment qu’il
y a quelque chose en nous qui va mal. La délivrance consiste à sentir que nous sommes sauvés de ce mal en
entrant en rapport avec les puissances supérieures.[17]
Le
psychologue que fut James reconnaît le mal être de départ de ces patients qui
viennent le consulter; c’est celui aussi des personnes qui disent vivre une
expérience religieuse. Ce fut celle que décrit Victor Hugo avec le personnage de Valjean. La vaste majorité des conversions religieuses viennent
après un temps obscur de recherche pour sortir d’un malaise persistant et
endémique. C’est une quête de sens. L’existence ne fait plus sens. Vient
ensuite une réponse où la vie misérable bascule, et tout devient alors lumineux
et gorgé de sens. Pour reprendre ici la parole de saint Irénée, Père grec,
évêque de Lyon, mort martyr en 201 après J.-C. : « La Gloire de Dieu,
c’est que l’homme vive, c’est l’homme debout. »[18]
Encore une fois, l’épistémologue évidentialiste
revient à la charge et disqualifie comme irrationnelle la gloire de Dieu et
tout le tralala. Bullshit ! Baliverne !, s’écrira-t-il. Du point de vue de
l’évidentialiste, les « croyants » sont des baratineurs. Or, si l’on en croit l’analyse
que le philosophe Harry Frankfurt a donnée de la « bullshit » (du baratin), la
personne qui la profère, ne ment pas comme tel, c’est-à-dire ne dit pas la
vérité, mais cherche à tromper, voire à bluffer.[19]
Elle serait donc une personne vicieuse
dont les intentions sont malveillantes.
On en revient toujours à la vertu et au
vice; bref, à la valeur ou la vertu des personnes. Dans une épistémologie de la
vertu, la vérité dépend de la qualité des personnes. La vérité est relative à
une personne. Pour le chrétien, Jésus Christ est la vérité. C’est du moins ce
que nous lisons dans l’évangile de Jean : « Jésus lui répondit : Je suis
le chemin, la vérité, la vie » (Jean 14 6). D’ailleurs, l’évangéliste
s’explique lui-même sur ses propres intentions : « Jésus a fait encore,
devant ses disciples, beaucoup d’autres signes miraculeux qui ne sont pas
relatés dans ce livre. Mais ce qui s’y trouve a été écrit pour que vous croyiez
que Jésus est le Messie, le Fils de Dieu. Et si vous croyez en lui, vous aurez
la vie avec lui. » (20 30-31). Il s’agit en somme de montrer que Jésus est
digne de foi, méritant notre
confiance.
Une
des objections de l’évidentialiste veut que ce qui
constitue une vertu pour l’un soit un vice pour l’autre. C’est l’objection du
relativisme moral. Le bien, en somme, dépend de la perception de chacun. En
fait, le relativisme repose sur le subjectivisme moral. Ce fut la position de
Russell en philosophie morale. Il vaut la peine de citer tout au long ce
passage éloquent de Science et religion,
où Lord Russell prend la défense du subjectivisme moral :
Quand un homme dit : « Ceci
est bon en soi », il paraît affirmer un fait, tout comme s’il disait : « Ceci
est carré » ou « Ceci est sucré ». Je pense que c’est là une erreur. Je pense
qu’il veut dire en réalité : « Je souhaite que tout le monde désire ceci », ou
plutôt:« Puisse tout le monde désirer ceci ». Si l’on interprète ses paroles
comme une affirmation, il s’agit seulement de l’affirmation de son désir
personnel; par contre, si on les interprète d’une façon plus générale, elles
n’affirment rien, mais ne font qu’exprimer un désir. Le désir lui-même est
personnel, mais son objet est universel. C’est, à mon avis, ce singulier
enchevêtrement du particulier et de l’universel qui a causé une telle confusion
en matière de morale.
La question deviendra
peut-être plus claire si nous opposons une sentence morale à une phrase qui
affirme un fait. Si je dis : « Tous les Chinois sont bouddhistes », on peut me
confondre en exhibant un Chinois chrétien ou musulman. Si je dis : « Je crois
que tous les Chinois sont bouddhistes», on ne peut pas me confondre par des preuves
venues de Chine, mais seulement par la preuve que je ne crois pas ce que je
dis: car ce que j’affirme ne concerne que mon propre état d’esprit. Si
maintenant un philosophe dit : « La beauté est un bien », je peux interpréter
sa phrase comme signifiant : « Puisse tout le monde aimer ce qui est beau » (ce
qui correspond à « Tous les Chinois sont bouddhistes »), ou « Je souhaite que
tout le monde aime ce qui est beau » (ce qui correspond à « Je crois que tous
les Chinois sont bouddhistes »). La première phrase [« Puisse tout le monde
aimer ce qui est beau »] n’affirme rien, mais exprime un souhait; étant donné
qu’elle n’affirme rien, il est logiquement impossible qu’il existe des preuves
pour ou contre, ou qu’elle soit vraie ou fausse. La deuxième phrase [« Je
souhaite que tout le monde aime ce qui est beau »], au lieu d’être simplement
optative, affirme un fait, mais, ce fait concerne l’état d’esprit du
philosophe, et on ne peut réfuter cette affirmation qu’en démontrant qu’il
n’éprouve pas le désir qu’il prétend éprouver. Cette deuxième phrase n’est pas
du ressort de la morale, mais de la psychologie ou de la biographie. La
première phrase, qui est bien du ressort de la morale, exprime le désir de
quelque chose, mais n’affirme rien.
Si l’analyse ci-dessus est
correcte, la morale ne contient aucune affirmation, vraie ou fausse, mais se
compose de désirs d’un certain genre, à savoir de ceux qui ont trait aux désirs
de l’humanité en général - et des dieux, des anges et des démons, s’ils
existent. La science peut examiner les causes des désirs, et les moyens de les
réaliser, mais elle ne peut contenir aucune sentence morale proprement dite,
parce qu’elle s’occupe de ce qui est vrai ou faux.
La théorie que je viens de
présenter est une des formes de la doctrine dite de la “subjectivité” des
valeurs. Cette doctrine consiste à soutenir que, si deux personnes sont en
désaccord sur une question de valeur, ce désaccord ne porte sur aucune espèce
de vérité, mais n’est qu’une différence de goûts. Si une personne dit: « J’aime
les huîtres » et une autre « Moi, je ne les aime pas », nous reconnaissons
qu’il n’y a pas matière à discussion. La théorie en question soutient que tous
les désaccords sur des questions de valeurs sont de cette sorte, bien que nous
ne le pensions naturellement pas quand il s’agit de questions qui nous
paraissent plus importantes que les huîtres. Le principal motif d’adopter ce
point de vue est l’impossibilité complète de trouver des arguments prouvant que
telle ou telle chose a une valeur intrinsèque. Si nous étions tous d’accord,
nous pourrions dire que nous connaissons les valeurs par intuition. Nous ne
pouvons pas démontrer à un daltonien que l’herbe est verte et non rouge. Mais
il existe divers moyens de lui démontrer qu’il lui manque une faculté de
discernement que la plupart des gens possèdent, tandis que, dans le cas des
valeurs, il n’existe aucun moyen de ce genre, et les désaccords sont beaucoup
plus fréquents que dans le cas des couleurs. Étant donné qu’on ne peut même pas
imaginer un moyen de régler un différend sur une question de valeur, nous
sommes forcés de conclure qu’il s’agit d’une affaire de goût, et non de vérité
objective.[20]
Le subjectivisme de Russell en matière
de moralité pose un sacré problème pour son principe de l’éthique des
croyances. S’il faut en effet proportionner nos croyances aux évidences
disponibles, il s’agit, évidemment, d’un simple souhait, fort subjectif, qui ne
vaut pas mieux, du point de vue subjectivisme, que la croyance en une théière
orbitant autour de la terre. Je ne comprends pas, en somme, comment Russell
peut soutenir à la fois un principe éthique de la croyance en soutenant le
subjectivisme moral. Si, en effet, le principe éthique de la croyance n’est
qu’un vœu pieu, voire une fantaisie de Russell, alors il parfaitement
illégitime de rejeter comme irrationnelle la soi-disante fantaisie du croyant.
Lorsqu’on soutient le subjectivisme moral comme Russell, il faut bien
comprendre qu’il est a priori exclut
qu’il puisse y avoir une discussion rationnelle en matière de moralité, puisqu’il ne s’agit en somme
que de préférences personnelles, de sorte qu’aucun argument rationnel ne peut
trancher une question morale, voire religieuse. « Je préfère croire en Jésus »,
dit l’un; l’autre : « Moi, en Bouddha », et un autre « Ni Dieu ni maître », etc.… Et la discussion s’arrête là. Tant
que Russell ne trouvera pas d’arguments à son goût, il n’en trouvera aucun.
Pourtant, de son côté, Baillargeon
critique l’expérience religieuse, celle la foi, comme étant « subjective ». En
bon disciple de Russell, Baillargeon nous doit au moins de nous expliquer ce
tour de passe-passe qui vole allégrement contre une éthique de la croyance.
Un mot pour clore sur l’expression
malheureuse « croyant » comme porteur d’une « croyance ». Dans une éthique de
la vertu, ce qui compte ce n’est pas tant les croyances que le porteur de la
croyance, la qualité de la personne porteur de croyances. Désigné le chrétien
comme étant un « croyant » oriente le débat uniquement vers la croyance. Or, un
chrétien n’est pas tant un « croyant » qu’un témoin – de la présence de Dieu dans sa vie, de Jésus Christ en
l’occurrence. Or, un témoin témoigne de ce qu’il vit ou expérimente, comme un
témoin au tribunal qui vient témoigner. Évidemment, le témoignage reste
personnel. L’expérience religieuse est singulière, personnelle. La science,
elle, ne se repaît que de l’expérience universelle, impersonnelle. D’où le
divorce entre la science et la religion. Quoi qu’il en soit, le croyant subit en quelque sorte la passion de la
foi. La foi s’impose pour ainsi dire à lui. Tels d’ailleurs les divers
passions, comme lorsque nous disons « Surpris par la joie », « sous l’emprise
de la panique », « être honteux », etc. Avoir la foi ne consiste donc pas tant
à décider rationnellement de l’avoir, mais de l’accueillir, de l’admettre, de
la reconnaître, etc., même si cela paraît, de prime abord, parfaitement
incongru, voire ridicule. Comme disait le réalisateur français, Robert Hossein,
« Je n’ai pas la foi; c’est elle qui m’a. » C’est d’elle que témoigne le
chrétien.
Dieu n’a que faire de nos croyances. Ce
qu’il admire, ce sont les personnes que nous sommes avec nos vertus (et nos
vices). La foi, par exemple, de cette Cananéenne qui fit s’exclamer Jésus :
« Oh! que ta foi est grande ! Dieu t’accordera ce que tu désires. » (Mt 15
28). L’excellence de la foi de la dame surprend même Dieu.
[1]
vlb éditeur, aux pages 77 à 98.
[2]
Amérik Média, aux pages 139 à 165.
[3]
Baillargeon a préfacé l’édition chez Lux Éditeur, en 2011, de l’essai de
Russell Pourquoi je ne suis pas chrétien,
aux pages 7 à-30.
[4] Les
Presses de l’Université Laval, 2009, aux pages 23-38. Le moins que l’on puisse
dire c’est que Normand Baillargeon fut un bourreau de travail en 2009 !
[5]
Bertrand Russell, Essais sceptiques, Belgique,
Les Presses du Compagnonnage, 1950, p. 51. Je souligne.
[6]
L’exemple est celui de Russell dans un texte commandé par l’Illustrated Magazine en 1952 mais non
publié, « Is there is a God ? ». Alvin Plantinga définit l'évidentialisme ainsi dans son grand essai Warranted Christian Belief (Oxford, 2000) : « L'évidentialisme est le point de vue selon leque la croyance en Dieu est rationnellement justifiable ou acceptable si seulement il existe de bonne évidence (good evidence) la supportant, où bonne évidence consiste en des arguments construits à partir de propositions qu'on sait. » (p. 70, ma traduction).
[7]
Bertrand Russell, Pourquoi je ne suis pas
chrétien, Lux, 2011, p. 35.
[8] À
ma connaissance, le texte de Clifford, «The Ethics of Belief», n’a pas encore
été traduit en français. L’article est paru dans les Lectures et Essays de Clifford, Macmillan, 1901, aux pages 163-176.
Il est reproduit dans de nombreuses anthologies anglaises, dont celui de R.T. Sample, C.W. Mills et J.P. Sterba, éds., Philosophy : The Big Questions,
Blackwell, 2004, p. 83-87. Je recommande cette édition puisque le texte de
Clifford est suivi de celui du philosophe Peter van Inwagen qui prend le
contrepied de Clifford.
[9]
Voir Roger Pouivet, Épistémologie des
croyances religieuses, Paris, Cerf, 2013, p. 37.
[10]
Ibid., p. 38.
[11]
Le français traduit « evidence » par preuve,
qui limite l’évidence à la preuve formelle de nature logique mathématique ainsi
qu’empirique.
[12] Pour
ne nommer que les principaux initiateurs : Alvin Planting, Warranted Christian Belief (2000), Linda
Trinkaus Zagzebski, Divine Motivation Theory (2004), aux États-Unis; Roger Pouivet, op. cit., en France.
[13]
Victor Hugo, Les Misérables, Pocket,
2013, p. 127.
[14]
Roger Pouivet, Philosophie contemporaine,
Paris, PUF, 2008, p. 184.
[15]
Ibid.
[16]
William James, Les formes multiples de
l’expérience religieuse. Essai de psychologie descriptive, Chambéry,
Éditions Exergue, 2001, pp. 443-475.
[18]
Irénée de Lyon, Contre les hérésies,
Dénonciation et réfutation de la gnose au nom menteur, IV, 20 7, Paris,
Cerf, 1984, p. 474.
[19]
Voir Harry G. Frankfurt, De l’art de dire
des conneries, Paris, 10 |18, 2006.
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