vendredi 25 septembre 2015

BAILLARGEON SUR LA RELIGION


Fils spirituel des Lumières, comme tant d’autres de ses contemporains, disciple de Bertrand Russell, auteur d’essais à succès, dont le Petit cours d’auto-défense intellectuelle, militant de gauche après avoir embrassé l’anarchisme, commentateurs dans les médias, Normand Baillargeon est tenu comme l’un des grands intellectuels au Québec. Le mot de Denis Diderot, ce héros des Lumières, lui va comme un gant : « Hâtons-nous de rendre la philosophie populaire.
            Normand Baillargeon est aussi un militant et un penseur athée. Il s’en explique dans un texte « Confidences d’un mécréant humaniste » paru dans un ouvrage qu’il dirigé en compagnie de Daniel Baril, paru en 2009, Heureux sans Dieu. Des incroyants, athées et agnostiques témoignent[1]. On lit : « Je ne l’ai jamais caché : je suis athée, athée comme Prévert avoue l’être, je veux dire absolument, totalement, hermétiquement, étonnamment (du moins, je le présume, aux yeux de certaines personnes) et entièrement. ». L’année suivante, Baillargeon publie Là-haut, il n’y a rien. Anthologie de l’incroyance et la libre-pensée. Il s’agit, comme le sous-titre l’indique, d’un recueil de la tradition de pensée non-croyante. La même année paraît Stéroïdes pour comprendre la philosophie[2], dont un chapitre porte sur la philosophie de la religion (chapitre 7, p. 139-168).
Je ne souhaite pas ici répondre point par point aux objections de Baillargeon contre la légitimité de la croyance religieuse. Je voudrais plutôt exposer, pour ensuite la critiquer, la posture épistémologique qu’adopte Normand Baillargeon rejetant la croyance religieuse.
       Le point de départ méthodologique et épistémologique de Baillargeon vis-à-vis la religion est celui de son mentor et émule, Bertrand Russell (1872-1970), auteur du célèbre Pourquoi je ne suis pas chrétien (1957).[3] Il convient alors de se référer au texte « Bertrand Russell, le sceptique passionné », paru dans un recueil de textes de Baillargeon, Raison Oblige. Essai de philosophie sociale et politique.[4] Bien que dans cet essai Baillargeon tente de cerner ce qu’il attribue à Russell, à savoir la « pensée critique », Baillargeon ne parvient pas à dégager de manière claire et transparente la position épistémologique de Russell. Dans le même essai, il cite toutefois au tout début de la section intitulée justement « Russell et la pensée critique » (p. 32), un passage tiré de l’introduction aux Essais sceptiques de Russell :

Je désire soumettre à l’examen bienveillant du lecteur une doctrine qui, je le crains, va paraître terriblement paradoxale et subversive. La doctrine en question est celle-ci : il n’est pas désirable d’admettre une proposition quand il n’y a aucune raison de supposer qu’elle est vraie.[5]

Quelle est donc cette doctrine « terriblement paradoxale et subversive » dont parle Russell ? Il s’agit, en réalité, d’un principe épistémologique légitimant la connaissance, c’est-à-dire la croyance vraie justifiée. En épistémologie, ce principe a reçu le nom d’évidentialisme. L’évidentialisme nous enjoint de proportionner nos croyances à l’évidence disponible ou accessible, c’est-à-dire aux bonnes raisons de croire. Croire par exemple qu’une théière orbite autour de la terre[6] alors qu’aucune évidence ne permet de confirmer ou d’infirmer la chose (étant donnée l’état de notre technologie spatiale), ce n’est ni désirable ni souhaitable. On constate en somme la dimension morale ou éthique dans le vœu de Russell. Son principe épistémologique comporte donc une charge morale évidente.

Dans Pourquoi je ne suis pas chrétien, Russell formule ainsi le même principe épistémique éthique : « L’habitude de fonder les convictions sur des preuves, et de ne leur accorder de certitude que dans la mesure où elles sont garanties par des preuves, guérirait, si elle devenait générale, la plupart des maux dont souffre le monde. »[7] Il s’agit ici d’une recommandation; d’un souhait, en somme, puisque, comme nous le verrons, Russell est partisan en philosophie morale qu’on appelle le « subjectivisme moral » voulant qu’il n’y ait aucun fait moral, existant dans une sorte de réalité morale, qui puisse trancher les débats moraux.
Pour le moment, notons que le principe éthique de croyance de Russell rappelle à s’y méprendre celui d’un autre britannique, mathématicien de formation, William Kingdon Clifford (1845-1879), auteur d’un essai percutant, « The Ethics of Belief » (L’éthique de la croyance), paru en 1879, dans lequel est énoncé un principe éthique de la croyance, connu sous le nom de l’auteur, le Principe de Clifford: « Il est mauvais toujours, partout pour quiconque, de croire quelque chose, sur la base d’une évidence insuffisante ».[8] Le Principe de Clifford constitue une prescription morale qualifiée de « déontologique », au sens où il s’agit d’un devoir incontournable qui ne souffre d’aucune exception : « Il est mauvais toujours, partout pour quiconque…», lit-t-on, en effet.
Lorsqu’on fait sien, comme le fait selon toute vraisemblance Baillargeon, le principe épistémique éthique de Russell, voire celui de Clifford, il faut être au clair sur ce qu’on prétend ainsi proposer : on fait de la recherche de la connaissance, une question de nature morale. On stipule, en somme, comment il faut se comporter vis-à-vis de la vérité, sous peine d’être vicieux au plan épistémologique.
            Des philosophes ont fait de remarquer que le Principe de Clifford ainsi que ses variantes que l’on retrouve entre autres chez Russell, s’inscrivent dans une perspective épistémologie, l’évidentialisme. En somme, le principe éthique de la croyance dit « Tu ne croiras pas sans raison théorique suffisante. »[9] De sorte que les tenants du Principe de Clifford, avec Russell comme second point d’appui, et Baillargeon le reprenant de manière implicite dans sa quête des raisons justifiant la croyance religieuse, se croient en mesure d’interpeler le croyant chrétien en le sermonnant: « Croyant, tu es un vicieux épistémique ! »[10]
            L’évidentialisme en épistémologie est dit être « déontologique », au sens où il est impératif de proportionner nos croyances aux évidences. Aucun passe-droit n’est légitime et admissible. D’après le philosophe français Roger Pouivet :

L’évidentialisme suppose le principe suivant : Pour toute personne S et pour une proposition p au moment t, il est permis de croire que p à t si et seulement si croire que p repose sur des données suffisantes (une évidence[11]) dont dispose S au moment t.

Pour illustrer l’évidentialisme épistémologique en matière religieuse, reprenons l’exemple de la théière de Russell : si je n’ai aucune raison (« évidence ») de croire qu’une théière orbite autour de la terre, ma croyance n’a dès lors aucune justification. En somme, il est possible de croire en plein de choses déraisonnables. Or, la croyance en l’existence de Dieu serait semblable à celle de la croyance en l’existence d’une théière dans l’orbite de la terre. Tout comme celui qui croit en l’existence d’une telle théière, le croyant n’est pas épistémiquement fondé de croire en Dieu.
            Des philosophes ont mis en question l’épistémologie évidentialiste qui a cours depuis Platon jusqu’à Russell et ont proposé une autre perspective épistémologie, celle basée sur la vertu, d’où son nom épistémologie de la vertu.[12]
            Pour y voir plus clair, examinons succinctement un exemple précis, celui de Jean Valjean dans Les Misérables de Victor Hugo. Jean Valjean en est le héros du roman qui purgea cinq années au bagne pour avoir volé un pain… De forçat, Valjean devint ensuite un homme riche et généreux. Le moment où s’effectua cette transition nous est raconté par sa rencontre avec l’évêque de Digne, monseigneur Bienvenu. Celui-ci hébergea Valjean après sa sortie du bagne. Or, à un moment donné, l’évêque Bienvenu dit à Jean Valjean :
Jean Valjean, mon frère, vous n’appartenez plus au mal, mais au bien. C’est votre âme que je vous achète; je la retire aux pensées noires et à l’esprit de perdition, et je la donne à Dieu.[13]
            Du point de vue évidentialiste, monseigneur n’a aucune raison supportant son affirmation. Victor Hugo exprimait ainsi sa foi en Dieu. D’après le Principe de Clifford, l’énoncé en question est vicieux au plan épistémique et, donc, condamnable au plan moral. Jean Valjean aurait pu mal tourner, mais il s’avère qu'il grava dans sa mémoire le geste et les paroles libératrices de l’évêque. Il va de soi que la condamnation épistémique est elle-même non-fondée. De fait, en disant aux gendarmes ramenant Jean Valjean en fuite avec, dans son sac, l’argenterie appartenant à l’évêché où il logeait, l’évêque faisait œuvre de charité en libérant Valjean de sa misérable existence. Le héros du roman allait prendre cette chance que Bienvenu lui offrit pour ainsi dire sur un plat d’argent de refaire sa vie en la modelant, non plus sur le vol, mais sur le bien. L’évêque est ainsi parfaitement justifié à dire ce qu’il a dit à l’ancien paria. Son geste et sa parole allaient transformer Jean Valjean en un homme nouveau, radicalement transformé par la « grâce de Dieu ».
            Les évangiles regorgent de récits semblables. Le plus proche est sans doute celui dit du « fils prodigue » ou le fils perdu et retrouvé (Luc 15 11-32). Après avoir dilapidé son héritage, le fils revint à la maison vers son père qui lui ouvre les bras et lui dit : « Mon père, j’ai péché contre Dieu et toi, je ne suis plus digne que tu me regardes comme ton fils. » Encore ici, l’évidentialiste soutient que le fils n’a pas raison de dire qu’« il a péché contre Dieu », bien qu’il soit vrai qu’il ait mal agit contre son père. Mais ici, dans le récit, la figure du père qui accueille son fils malgré son écart de conduite, est celle du Dieu de Jésus Christ, le Père.
            Ce qu’il faut retenir de ces deux exemples, c’est que le chrétien est en droit de croire en Dieu puisque la vertu l’engage. C’est parce que l’évêque Bienvenu pardonne à Valjean et en rajoute en lui offrant les chandeliers que Valjean avait oublié d’emporter, que les mots je donne en échange votre âme à Dieu trouvent leur justification. Évidemment, ces mots ne démontrent pas l’existence de Dieu, mais garantissent pour le croyant sa foi en Dieu.
            Un philosophe comme Roger Pouivet, dans son essai Épistémologie des croyances religieuses, n’entend pas non plus démontrer ou prouver l’existence de Dieu, mais justifier que le croyant est parfaitement en droit de croire que Dieu existe. « … ce livre dévend le droit épistémologique de croire en Dieu. » (p. 16). Et l’auteur entend le faire sur la base d’une épistémologie de la vertu, et non plus évidentialiste qui a eu cours jusqu’à présent en philosophie. Dans un autre ouvrage, Pouivet pose la question démarquant l’épistémologie évidentialiste de l’épistémologie de la vertu : « Est-ce nos croyances qui sont justifiées, ou nous qui croyons quelque chose avec confiance ? »[14] La réponse est que c’est nous, les personnes porteuses de croyance, qui importent désormais, pas les croyances elles-mêmes.

L’épistémologie de la vertu est née du changement consistant à ne plus mettre l’accent sur les croyances, mais les personnes qui croient, les croyants si l’on veut. On s’intéresse alors moins aux caractéristiques d’une croyance justifiée (l’indubitabilité ou la vérifiabilité, par exemple) qu’aux qualités de caractère de celui qui connaît.[15]

Dans une épistémologie de la vertu, ce qui compte c’est la vertu de celui ou celle qui énonce une proposition, en l’occurrence « Dieu existe ». Que ce soit Jésus ou l’évêque Bienvenu qui déclarent qu’un Dieu (-Père) existe, cela suffit, non pas pour affirmer que Dieu existe, mais que l’auditeur ait le droit de croire – avoir foi en… – dans le dire ou le Parole de Dieu. La foi est le témoignage de celui ou celle qui s’engage avec confiance prenant appui sur le Dire ou la Parole de Jésus Christ, dont les vertus sont éminentes. La foi n’est pas qu’une simple « croyance », mais une vertu qualifiée de « théologale » (avec l’espérance et la charité (grec, agapè), les deux autres vertus théologales). Elle est dite « théologale » parce que cette vertu vient de Dieu. Or, la vertu suprême, l’amour-agapè (que les latins traduiront par « caritas », ce qui donnera en français, charité) est la plus éminente. Saint Paul écrit : « Trois choses demeurent, la foi, l’espérance et l’amour (agapè). Mais la plus grand des trois est l’amour (agapè). Ce qui n’a rien de surprenant puisque dans sa première lettre, saint Jean écrit de son côté : « Celui qui n’aime pas ne connaît pas Dieu, car Dieu est amour (agapè). » (1 Jean 4 7-8) En somme, celui ou celle qui aime Dieu croit en Lui, et est en droit de dire que Dieu existe. Celui qui croit en Dieu lui fait confiance. Jean Valjean cru en la Parole de l’évêque Bienvenu; ce qui transforma radicalement sa vie. De misérable, il redevint un être humain en retrouvant sa dignité d’homme.

            Examinons à présent l’expérience religieuse dont traite Baillargeon dans son chapitre sur la philosophie de la religion tiré de Stéroïdes pour comprendre la philosophie. Baillargeon soutient que l’appel à l’expérience religieuse n’est pas concluant pour affirmer l’existence de Dieu. L’objection principale étant que l’expérience, qu’elle soit religieuse ou non, demeure personnelle ou subjective et ne peut constituer une preuve objective de la présence de Dieu.
L’évidentialisme épistémologique de Baillargeon est difficile à contenter. Baillargeon examine (trop) rapidement Les formes multiples de l’expérience religieuse du philosophe et psychologue américain William James (1842-1910). Je ne sais si Baillargeon a lu intégralement l’essai de James, dont l’important chapitre de conclusion intitulée Valeur de la vie religieuse.[16] On y apprend, ce que tout le monde sait à présent, à savoir que la science moderne expérimentale, évidentialiste dans son épistémologie, tient la religion ou l’expérience religieuse sous ses multiples formes, comme un anachronisme, un mode de survivance d’une pensée primitive et, donc, rudimentaire, à mille lieux de la pensée scientifique moderne rationnelle et véridique. En somme, la religion constitue un reliquat désuet de la pensée primitive. Du moins, du point de vue d’une épistémologie évidentialiste régnant sans partage dans la science actuelle. Comme le fait Baillargeon, on ne manque pas alors de réaffirmer les thèses des grands philosophes « positivisme », dont Auguste Comte. « Avec sa fameuse Loi des trois états, Auguste Comte invitait pour sa part à considérer la religion comme un moment historiquement situé, et désormais dépassé d’abord par la métaphysique, puis par la science positive de la compréhension du monde. », écrit Baillargeon (p. 160), où défile ensuite les soi-disantes avancées de Marx et de Freud qui déclarent que la religion est « l’opium du peuple », selon le mot célèbre de Feuerbach. Étudiant, j’ai entendu dans la bouche de mes maîtres ces formules lapidaires ad nauseam.
La science moderne n’en a que pour l’expérience impersonnelle, contrairement à la religion dont l’expérience est toute personnelle. Voilà le clivage entre science et religion, du moins selon William James. Or, sous l’apparente diversité de l’expérience religieuse se terre, nous dit James, une constante, voire un schéma, un passage obligé, dans l’expérience religieuse bien qu’elle demeure une expérience personnelle. Dans toutes les religions, soutient James, il y a d’une part

… la même inquiétude; d’autre part, la même délivrance. L’inquiétude, ramenée à sa plus simple expression, est le sentiment qu’il y a quelque chose en nous qui va mal. La délivrance consiste à sentir que nous sommes sauvés de ce mal en entrant en rapport avec les puissances supérieures.[17]
Le psychologue que fut James reconnaît le mal être de départ de ces patients qui viennent le consulter; c’est celui aussi des personnes qui disent vivre une expérience religieuse. Ce fut celle que décrit Victor Hugo avec le personnage de Valjean. La vaste majorité des conversions religieuses viennent après un temps obscur de recherche pour sortir d’un malaise persistant et endémique. C’est une quête de sens. L’existence ne fait plus sens. Vient ensuite une réponse où la vie misérable bascule, et tout devient alors lumineux et gorgé de sens. Pour reprendre ici la parole de saint Irénée, Père grec, évêque de Lyon, mort martyr en 201 après J.-C. : « La Gloire de Dieu, c’est que l’homme vive, c’est l’homme debout. »[18]
            Encore une fois, l’épistémologue évidentialiste revient à la charge et disqualifie comme irrationnelle la gloire de Dieu et tout le tralala. Bullshit ! Baliverne !, s’écrira-t-il. Du point de vue de l’évidentialiste, les « croyants » sont des baratineurs. Or, si l’on en croit l’analyse que le philosophe Harry Frankfurt a donnée de la « bullshit » (du baratin), la personne qui la profère, ne ment pas comme tel, c’est-à-dire ne dit pas la vérité, mais cherche à tromper, voire à bluffer.[19] Elle serait donc une personne vicieuse dont les intentions sont malveillantes.
On en revient toujours à la vertu et au vice; bref, à la valeur ou la vertu des personnes. Dans une épistémologie de la vertu, la vérité dépend de la qualité des personnes. La vérité est relative à une personne. Pour le chrétien, Jésus Christ est la vérité. C’est du moins ce que nous lisons dans l’évangile de Jean : « Jésus lui répondit : Je suis le chemin, la vérité, la vie » (Jean 14 6). D’ailleurs, l’évangéliste s’explique lui-même sur ses propres intentions : « Jésus a fait encore, devant ses disciples, beaucoup d’autres signes miraculeux qui ne sont pas relatés dans ce livre. Mais ce qui s’y trouve a été écrit pour que vous croyiez que Jésus est le Messie, le Fils de Dieu. Et si vous croyez en lui, vous aurez la vie avec lui. » (20 30-31). Il s’agit en somme de montrer que Jésus est digne de foi, méritant notre confiance.
Une des objections de l’évidentialiste veut que ce qui constitue une vertu pour l’un soit un vice pour l’autre. C’est l’objection du relativisme moral. Le bien, en somme, dépend de la perception de chacun. En fait, le relativisme repose sur le subjectivisme moral. Ce fut la position de Russell en philosophie morale. Il vaut la peine de citer tout au long ce passage éloquent de Science et religion, où Lord Russell prend la défense du subjectivisme moral :

Quand un homme dit : « Ceci est bon en soi », il paraît affirmer un fait, tout comme s’il disait : « Ceci est carré » ou « Ceci est sucré ». Je pense que c’est là une erreur. Je pense qu’il veut dire en réalité : « Je souhaite que tout le monde désire ceci », ou plutôt:« Puisse tout le monde désirer ceci ». Si l’on interprète ses paroles comme une affirmation, il s’agit seulement de l’affirmation de son désir personnel; par contre, si on les interprète d’une façon plus générale, elles n’affirment rien, mais ne font qu’exprimer un désir. Le désir lui-même est personnel, mais son objet est universel. C’est, à mon avis, ce singulier enchevêtrement du particulier et de l’universel qui a causé une telle confusion en matière de morale.
La question deviendra peut-être plus claire si nous opposons une sentence morale à une phrase qui affirme un fait. Si je dis : « Tous les Chinois sont bouddhistes », on peut me confondre en exhibant un Chinois chrétien ou musulman. Si je dis : « Je crois que tous les Chinois sont bouddhistes», on ne peut pas me confondre par des preuves venues de Chine, mais seulement par la preuve que je ne crois pas ce que je dis: car ce que j’affirme ne concerne que mon propre état d’esprit. Si maintenant un philosophe dit : « La beauté est un bien », je peux interpréter sa phrase comme signifiant : « Puisse tout le monde aimer ce qui est beau » (ce qui correspond à « Tous les Chinois sont bouddhistes »), ou « Je souhaite que tout le monde aime ce qui est beau » (ce qui correspond à « Je crois que tous les Chinois sont bouddhistes »). La première phrase [« Puisse tout le monde aimer ce qui est beau »] n’affirme rien, mais exprime un souhait; étant donné qu’elle n’affirme rien, il est logiquement impossible qu’il existe des preuves pour ou contre, ou qu’elle soit vraie ou fausse. La deuxième phrase [« Je souhaite que tout le monde aime ce qui est beau »], au lieu d’être simplement optative, affirme un fait, mais, ce fait concerne l’état d’esprit du philosophe, et on ne peut réfuter cette affirmation qu’en démontrant qu’il n’éprouve pas le désir qu’il prétend éprouver. Cette deuxième phrase n’est pas du ressort de la morale, mais de la psychologie ou de la biographie. La première phrase, qui est bien du ressort de la morale, exprime le désir de quelque chose, mais n’affirme rien.
Si l’analyse ci-dessus est correcte, la morale ne contient aucune affirmation, vraie ou fausse, mais se compose de désirs d’un certain genre, à savoir de ceux qui ont trait aux désirs de l’humanité en général - et des dieux, des anges et des démons, s’ils existent. La science peut examiner les causes des désirs, et les moyens de les réaliser, mais elle ne peut contenir aucune sentence morale proprement dite, parce qu’elle s’occupe de ce qui est vrai ou faux.
La théorie que je viens de présenter est une des formes de la doctrine dite de la “subjectivité” des valeurs. Cette doctrine consiste à soutenir que, si deux personnes sont en désaccord sur une question de valeur, ce désaccord ne porte sur aucune espèce de vérité, mais n’est qu’une différence de goûts. Si une personne dit: « J’aime les huîtres » et une autre « Moi, je ne les aime pas », nous reconnaissons qu’il n’y a pas matière à discussion. La théorie en question soutient que tous les désaccords sur des questions de valeurs sont de cette sorte, bien que nous ne le pensions naturellement pas quand il s’agit de questions qui nous paraissent plus importantes que les huîtres. Le principal motif d’adopter ce point de vue est l’impossibilité complète de trouver des arguments prouvant que telle ou telle chose a une valeur intrinsèque. Si nous étions tous d’accord, nous pourrions dire que nous connaissons les valeurs par intuition. Nous ne pouvons pas démontrer à un daltonien que l’herbe est verte et non rouge. Mais il existe divers moyens de lui démontrer qu’il lui manque une faculté de discernement que la plupart des gens possèdent, tandis que, dans le cas des valeurs, il n’existe aucun moyen de ce genre, et les désaccords sont beaucoup plus fréquents que dans le cas des couleurs. Étant donné qu’on ne peut même pas imaginer un moyen de régler un différend sur une question de valeur, nous sommes forcés de conclure qu’il s’agit d’une affaire de goût, et non de vérité objective.[20]

Le subjectivisme de Russell en matière de moralité pose un sacré problème pour son principe de l’éthique des croyances. S’il faut en effet proportionner nos croyances aux évidences disponibles, il s’agit, évidemment, d’un simple souhait, fort subjectif, qui ne vaut pas mieux, du point de vue subjectivisme, que la croyance en une théière orbitant autour de la terre. Je ne comprends pas, en somme, comment Russell peut soutenir à la fois un principe éthique de la croyance en soutenant le subjectivisme moral. Si, en effet, le principe éthique de la croyance n’est qu’un vœu pieu, voire une fantaisie de Russell, alors il parfaitement illégitime de rejeter comme irrationnelle la soi-disante fantaisie du croyant. Lorsqu’on soutient le subjectivisme moral comme Russell, il faut bien comprendre qu’il est a priori exclut qu’il puisse y avoir une discussion rationnelle en matière de moralité, puisqu’il ne s’agit en somme que de préférences personnelles, de sorte qu’aucun argument rationnel ne peut trancher une question morale, voire religieuse. « Je préfère croire en Jésus », dit l’un; l’autre : « Moi, en Bouddha », et un autre « Ni Dieu ni maître », etc.… Et la discussion s’arrête là. Tant que Russell ne trouvera pas d’arguments à son goût, il n’en trouvera aucun.
Pourtant, de son côté, Baillargeon critique l’expérience religieuse, celle la foi, comme étant « subjective ». En bon disciple de Russell, Baillargeon nous doit au moins de nous expliquer ce tour de passe-passe qui vole allégrement contre une éthique de la croyance.
Un mot pour clore sur l’expression malheureuse « croyant » comme porteur d’une « croyance ». Dans une éthique de la vertu, ce qui compte ce n’est pas tant les croyances que le porteur de la croyance, la qualité de la personne porteur de croyances. Désigné le chrétien comme étant un « croyant » oriente le débat uniquement vers la croyance. Or, un chrétien n’est pas tant un « croyant » qu’un témoin – de la présence de Dieu dans sa vie, de Jésus Christ en l’occurrence. Or, un témoin témoigne de ce qu’il vit ou expérimente, comme un témoin au tribunal qui vient témoigner. Évidemment, le témoignage reste personnel. L’expérience religieuse est singulière, personnelle. La science, elle, ne se repaît que de l’expérience universelle, impersonnelle. D’où le divorce entre la science et la religion. Quoi qu’il en soit, le croyant subit en quelque sorte la passion de la foi. La foi s’impose pour ainsi dire à lui. Tels d’ailleurs les divers passions, comme lorsque nous disons « Surpris par la joie », « sous l’emprise de la panique », « être honteux », etc. Avoir la foi ne consiste donc pas tant à décider rationnellement de l’avoir, mais de l’accueillir, de l’admettre, de la reconnaître, etc., même si cela paraît, de prime abord, parfaitement incongru, voire ridicule. Comme disait le réalisateur français, Robert Hossein, « Je n’ai pas la foi; c’est elle qui m’a. » C’est d’elle que témoigne le chrétien.
Dieu n’a que faire de nos croyances. Ce qu’il admire, ce sont les personnes que nous sommes avec nos vertus (et nos vices). La foi, par exemple, de cette Cananéenne qui fit s’exclamer Jésus : « Oh! que ta foi est grande ! Dieu t’accordera ce que tu désires. » (Mt 15 28). L’excellence de la foi de la dame surprend même Dieu.




[1] vlb éditeur, aux pages 77 à 98.
[2] Amérik Média, aux pages 139 à 165.
[3] Baillargeon a préfacé l’édition chez Lux Éditeur, en 2011, de l’essai de Russell Pourquoi je ne suis pas chrétien, aux pages 7 à-30.
[4] Les Presses de l’Université Laval, 2009, aux pages 23-38. Le moins que l’on puisse dire c’est que Normand Baillargeon fut un bourreau de travail en 2009 !
[5] Bertrand Russell, Essais sceptiques, Belgique, Les Presses du Compagnonnage, 1950, p. 51. Je souligne.
[6] L’exemple est celui de Russell dans un texte commandé par l’Illustrated Magazine en 1952 mais non publié, « Is there is a God ? ». Alvin Plantinga définit l'évidentialisme ainsi dans son grand essai Warranted Christian Belief (Oxford, 2000) : « L'évidentialisme est le point de vue selon leque la croyance en Dieu est rationnellement justifiable ou acceptable si seulement il existe de bonne évidence (good evidence) la supportant, où bonne évidence consiste en des arguments construits à partir de propositions qu'on sait. » (p. 70, ma traduction).
[7] Bertrand Russell, Pourquoi je ne suis pas chrétien, Lux, 2011, p. 35.
[8] À ma connaissance, le texte de Clifford, «The Ethics of Belief», n’a pas encore été traduit en français. L’article est paru dans les Lectures et Essays de Clifford, Macmillan, 1901, aux pages 163-176. Il est reproduit dans de nombreuses anthologies anglaises, dont celui de  R.T. Sample, C.W. Mills et J.P. Sterba, éds., Philosophy : The Big Questions, Blackwell, 2004, p. 83-87. Je recommande cette édition puisque le texte de Clifford est suivi de celui du philosophe Peter van Inwagen qui prend le contrepied de Clifford.
[9] Voir Roger Pouivet, Épistémologie des croyances religieuses, Paris, Cerf, 2013, p. 37.
[10] Ibid., p. 38.
[11] Le français traduit « evidence » par preuve, qui limite l’évidence à la preuve formelle de nature logique mathématique ainsi qu’empirique.
[12] Pour ne nommer que les principaux initiateurs : Alvin Planting, Warranted Christian Belief (2000), Linda Trinkaus Zagzebski, Divine Motivation Theory (2004), aux États-Unis; Roger Pouivet, op. cit., en France.
[13] Victor Hugo, Les Misérables, Pocket, 2013, p. 127.
[14] Roger Pouivet, Philosophie contemporaine, Paris, PUF, 2008, p. 184.
[15] Ibid.
[16] William James, Les formes multiples de l’expérience religieuse. Essai de psychologie descriptive, Chambéry, Éditions Exergue, 2001, pp. 443-475.
[17][17] Ibid., p. 461.
[18] Irénée de Lyon, Contre les hérésies, Dénonciation et réfutation de la gnose au nom menteur, IV, 20 7, Paris, Cerf, 1984, p. 474.
[19] Voir Harry G. Frankfurt, De l’art de dire des conneries, Paris, 10 |18, 2006.
[20] Bertrand Russell, Science et religion, Gallimard, Idées NRF # 248, 1971, p. 175-177.

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