Voici l'introduction d'un essai à paraître chez Liber dont le titre est Plaidoyer pour la transcendance. Une réponse à l'essai de Jocelyn Giroux et Yves St-Arnaud, L'hypothèse Dieu (Liber, 2015).
INTRODUCTION
DE LA SCIENCE À LA MÉTAPHYSIQUE
DE LA SCIENCE À LA MÉTAPHYSIQUE
Il faut d'emblée saluer cette main tendue vers le croyant qu’offrent les auteurs de L’hypothèse Dieu[1],
Jocelyn Giroux et Yves St-Arnaud. Il sera question de cet essai dans les pages
qui suivent, non pas du détail mais principalement
touchant la thèse défendue. Je voudrais plaider pour la transcendance,
Dieu, plus précisément le Dieu de Jésus Christ. Je soutiendrai aussi que ce
Dieu transcendant, le Dieu chrétien, est aussi présent dans l’immanence, de
telle sorte qu’il n’y a pas, malgré les apparences, de dualité entre le
transcendant et l’immanence.
L’Hypothèse Dieu détonne
par rapport aux autres ouvrages qui, depuis Voltaire, défendent les mérites de
l’athéisme, de l’agnosticisme et de la libre-pensée. Ceux-ci ont souvent le
tort de l’agressivité et de la virulence vis-à-vis de la religion, de l’Église catholique en particulier. Leur virulence s’explique sans doute par des siècles de
mépris et d’intolérance à leur endroit. Aujourd’hui, il est admis qu’on puisse
vivre une spiritualité sans Dieu, de sorte qu'aucune religion ne détient le
monopole de la spiritualité. Un catholique comme moi n’a aucune difficulté à le
reconnaître puisque, qu’on le réalise ou non, l’être humain est par nature
spirituel. Pour ma part, je plaide dans les pages qui
suivent que le plein épanouissement spirituel passe obligatoirement par
l’existence et la reconnaissance d’une transcendance, Dieu, le Dieu de Jésus
Christ en particulier. Dans nos sociétés modernes démocratiques, les sujets
humains ont tous les droits. Je suis d’avis que la source de cette « libération
» de l’homme occidental moderne est directement issue pour une large part au christianisme.
Ce
qui m’intrigue et nourri ma perplexité, toutefois, c’est qu’on puisse vivre une
réalité spirituelle tout en étant partisan, consciemment ou non, d’une
métaphysique matérialiste. Je comprends qu’on puisse ne pas croire en Dieu, et
tout de même vivre une spiritualité sans transcendance. J’éprouve cependant une
grande perplexité devant des hommes et des femmes qui se
déclarent athées ou agnostiques et qui prétendent, du même souffle, que tout soit
réductible en dernière analyse à la matière. Non pas que je sois adepte de
l’idéalisme voulant que seul l’esprit existe, et que la seule réalité soit de
nature spirituelle. Partisan de l’aristotélisme ainsi que du thomisme, j’ai
plutôt tendance à penser que l’être humain est un être à la fois corporel et
spirituel.[2]
Après tout, comme catholique, je crois en la résurrection des corps, corps et esprit formant la personne. Le christianisme enseigne non
pas la divinisation de l’homme, mais son humanisation. Ce n’est d’ailleurs pas
un hasard si Dieu s’est fait homme en Jésus Christ. Aussi, il importe de
comprendre que le christianisme n’enseigne pas seulement l’existence d’une
transcendance – Dieu -, mais d’une transcendance indissociable de l’immanence – Dieu incarné.
Cela dit, s’il faut saluer
l’invitation au dialogue que sollicitent les auteurs de l’Hypothèse Dieu, la prudence est de mise. Le titre lui-même recèle,
en effet, un piège devant lequel le croyant ne doit pas céder. Dès le départ,
il convient de signaler le malentendu qui consiste à faire de l’existence de
Dieu une question de type scientifique
mais qui ne l’est pas car la question en est foncièrement une de nature métaphysique. C’est ce que je défends
dans cet essai. Les auteurs de l’Hypothèse
Dieu posent la question de l’existence d’une divinité semblable à une
simple hypothèse émise en science touchant l’existence ou non d’un certain type de
réalité. Ce qui est trompeur, mais bien caractéristique de la manière dont,
depuis le Siècle des Lumières, qui voient les
débuts des triomphes de la science et la rétrogradation de la métaphysique
comme « science », tous les problèmes et énigmes doivent être traités et
résolus.
On ne peut donc que donner raison à
Étienne Gilson (1884-1978) qui, dans L’athéisme
difficile, écrit : « Il n’y a pas à proprement parler d’athéisme
scientifique, parce que la science n’a pas compétence pour traiter de la notion
de Dieu…»[3] Ce
fut également l’avis de Ludwig Wittgenstein qui, dans le Tractatus logico-philosophicus, déclare que la philosophie, et a fortiori la métaphysique, n’est pas
une science de la nature.[4] «
Dieu », écrit encore Wittgenstein, « ne se révèle pas dans le monde. » C’est en substance ce que soutenaient Gilson et la
tradition métaphysique, dont saint Thomas d’Aquin, qu’il a étudié sa vie
durant. Pour Gilson, comme pour Wittgenstein, Dieu n’est pas un être parmi les
autres êtres qui peuplent le cosmos. En ce sens,
Dieu est transcendant, de sorte que
les méthodes scientifiques sont vaines pour décider de son existence.
Tout
ne se passe donc pas avec Dieu comme s’il s’agissait de savoir si les
extra-terrestres existent ou non. L’existence de Dieu n’est pas, aurait dit
Wittgenstein, logiquement (ou « grammaticalement ») une hypothèse de type scientifique qui viserait soi-disant à expliquer
la cause ultime des phénomènes naturels. Le métaphysicien n’est donc pas
coupable, comme on l’accuse trop souvent, de faire de la mauvaise science. Tel
Javert à la poursuite acharnée de Valjean, Bertrand Russell (1872-1970) s’est acharné à
condamner les théologiens qui ont proposé des « preuves » de l’existence de
Dieu, dont saint Thomas d’Aquin qui, à ses yeux, n’est pas digne du titre honorifique
de philosophe.[5]
La
question de l’existence de Dieu est donc une question par nature métaphysique, concernant l’être en tant qu’être comme le
soutenait Aristote, le fondateur de la discipline, et qu’a fait ensuite sienne
saint Thomas d’Aquin. À cet égard, Aristote parle de la science suprême, la théologie. Évidemment, il ne s’agit pas
pour Aristote de la théologie conçue sur le donné de la Révélation (chrétienne), mais plutôt de théologie naturelle au sens où par le seul recours à la raison naturelle de l’homme, il est possible de
reconnaître la légitimité d’un être divin, cause première du monde. On comprend
que Thomas d’Aquin ait pu trouver chez le maître du Lycée un éminent penseur
qui a pour ainsi dire pavé la voie à la théologie révélée à l’aide de la théologie naturelle.
Il
est intéressant de noter que Thomas d’Aquin n’emploie pas comme tel le terme de
« preuve » dans la Somme théologique.
Il parle plutôt de « voies » (viis).
Il s’agit d’avenues, de chemins; bref, de directions, mieux, de sens. Le terme « preuve » peut susciter,
en contexte métaphysique, un contre-sens car il n’est pas celui qui est d’usage
en science. C’est d’ailleurs ce qui explique que lorsque les modernes
s’emploient aujourd’hui à discuter des « preuves » en faveur de l’existence de
Dieu, ils ont tôt fait de les ridiculiser pour les rejeter, car elles ne
respectent pas les standards de la science expérimentale. Il s’agit alors d’une
sorte de sophisme de la caricature. Ainsi, lorsque Russell daigne jeter son
regard hautain d’homme éduqué à la science moderne, de loin supérieure à la
vieille métaphysique poussiéreuse des médiévaux, sur les pseudos preuves en
question, dont celle de la « cause première » à l’univers, il ne s’y attarde
pas : « Aussi n’est-il peut-être pas nécessaire de passer plus de temps sur
l’argument de la cause première. » En effet, si tout a une cause, alors Dieu
lui-même doit aussi avoir une cause. Qui a créé Dieu, dès lors que tout a une
cause ? se demandait dans sa jeunesse le futur philosophe. Conclusion : il
est certainement faux de croire que Dieu soit la cause première du monde. Les
réflexions du jeune de Russell resteront sur ce point bien puériles.
Normand
Baillargeon, qui se fait fort d’être disciple de Lord Russell[6],
esquisse lui aussi à l’emporte-pièce la prima
via – la première voie – de la Somme
théologique de l’Aquinate.[7] Le
célèbre auteur du Petit cours
d’autodéfense intellectuelle ne daigne même pas examiner pour elle-même la
première voie de Thomas d’Aquin. Il s’en remet à ce que la tradition
philosophique moderne a reçu et corrigé ensuite de la dite « preuve », en
particulier chez Kant et surtout Hume. En somme, Baillargeon, en bon penseur «
critique », met les lunettes de Hume pour critiquer la première « voie » de
l’Aquinate et, finalement, la rejeter. Chez les modernes, c’est ainsi qu’on
procède. C’est d’ailleurs ce qui explique que, pour Russell, Thomas d’Aquin
n’est pas réellement un philosophe digne de ce nom. C’est peut-être un grand
saint pour les catholiques, mais certainement pas un philosophe digne de ce
nom.
Aucun
des critiques modernes ne daignent citer le texte poussiéreux latin de la Somme thomasienne. Citons-le donc pour une
fois :
Que Dieu existe, on peut prendre cinq
voies pour le prouver.
La première et
la plus manifeste est celle qui se prend du mouvement. Il est évident, nos sens
nous l’attestent, que dans ce monde certaines choses se meuvent. Or, tout ce
qui se meut est mû par un autre. En effet, rien ne se meut qu’autant qu’il est
en puissance par rapport au terme de son mouvement, tandis qu’au contraire, ce
qui meut le faut pour autant qu’il est en acte; car mouvoir, c’est faire passer
de la puissance à l’acte, et rien ne peut être amené à l’acte autrement que par
un être en acte… Or il n’est pas possible que ce même être, envisagé sous le
même rapport, soit à la fois en acte et en puissance… Il faut donc que tout ce
qui se meut soit mû par un autre. Donc, si la chose qui meut est mue elle-même,
il faut qu’elle aussi soit mue par une autre, et celle-ci par une autre chose.
Or, on ne peut continuer à l’infini, car dans ce cas, il n’y aurait pas de
moteur premier, et il s’ensuivrait qu’il n’y aurait pas non plus d’autres
moteurs, car les moteurs seconds ne meuvent que selon qu’ils sont mus par le
premier moteur, comme le bâton ne meut que s’il est mû par la main. Donc il est
nécessaire de parvenir à un moteur premier qui ne soit lui-même par aucun
autre, et un tel être, tout le monde comprend que c’est Dieu.[8]
Russell,
ainsi que la vaste majorité des commentateurs modernes, considèrent que la
notion principale en jeu est celle de cause.
Erreur, car nulle part ne trouve-t-on dans le texte précédent de la Somme cette notion. Comme nous le
disions, Russell est impatient de l’y trouver car David Hume (1711-1776), son
grand prédécesseur, l’a passablement malmenée dans ses œuvres, en particulier
dans son traité posthume célèbre Dialogues
sur la religion naturelle. Ce qui est au cœur de la première voie
thomasienne, c’est le couple métaphysique de la puissance et de l’acte (dunamis/energeia) que Thomas emprunte directement à la métaphysique
d’Aristote. Or, comme Russell exècre le maître du Lycée[9],
ainsi que toute sa métaphysique, Russell conçoit l’argument du Premier moteur
non-mû d’Aristote[10]
en termes de « cause première ».
L’objection
de Russell et consort ne tient pas non plus : « Si tout a une cause, alors
qui est la cause de Dieu ? », car Thomas ne dit pas que tout est mû, mais bien que certaines
choses le sont. L’Aquinate ne dit pas non plus que toute chose est mue par
autre chose, mais seulement que « si quelque chose est mû, il est mû par
quelque chose. » Rien ne laisse deviner donc que Dieu soit en mouvement et,
donc, qu’il est mû par quel qu’être mû à son tour par un autre.
Par
ailleurs, les penseurs modernes contestent l’idée de l’impossibilité d’une
série de causes secondes. Comme l’écrit par exemple Baillargeon : «… on a
fait valoir qu’il n’y avait rien d’incohérent à admettre que la chaîne de
relations de cause à effet puisse remonter indéfiniment. »[11]
Tout se passe donc comme si l’Aquinate concevait la « première cause » (sic) de
l’univers comme ayant eu son point d’impact au commencement, au temps zéro pour
ainsi dire de l’univers, et que s’il était possible de remonter dans le temps
vers ce tout début, en procédant de causes secondes en causes secondes, on
aboutirait finalement au fameux Premier Moteur. C’est là un malentendu funeste.
Car, de cette manière, on se représente une cause comme précédent temporellement son
effet. C’est là une malheureuse méprise qui
résulte de l’analyse fautive de Hume, que tout le monde par la suite va
reprendre. Il est clair que pour Thomas d’Aquin et Aristote, la cause immédiate
d’un effet n’est pas temporellement antérieure à l’effet, mais simultanée. Lorsque une pierre frappe la
vitre de la fenêtre, la cause n’est dans le vol de la pierre en direction de la
fenêtre, mais lorsqu’elle atteint la vitre volant alors en éclats. L’analyse «
sceptique » de Hume contredit le plein sens commun. Il faut conclure que le
premier moteur meut simultanément
tous les moteurs seconds. Et si Dieu est bien ce Premier moteur toujours en
acte, jamais en puissance, cela signifie que Dieu est constamment présent et
actif dans sa Création. Dieu, en somme, n’est pas le dieu aristotélicien qui
après avoir mis en marche notre monde, s’en retire pour jouir de sa plénitude. Le Dieu de l’Aquinate est celui qui se nomme
lui-même dans la Bible : « Dieu lui-même dit (Ex 3 14), ‘Je suis Celui qui
suis’ »[12]
Évidemment, nous sommes alors en théologie révélée,
et non plus en seule théologie naturelle,
mais celle-ci supporte la première.
Malgré
les errances philosophiques propageant des idées fausses dont les conséquences
sont incalculables, cela n’a pas empêché le grand physicien britannique,
Stephen Hawking, de déclarer sans ambages au tout début de son ouvrage de
vulgarisation scientifique, Y a-t-il un
grand architecte dans l’Univers ?, que « la philosophie est morte, faute
d’avoir réussi à suivre les développements de la science moderne. »[13]
Quoiqu’en pense Gilson, les scientifiques ont aujourd’hui le haut du pavé, et
on peut dire qu’on assiste à un athéisme scientifique fondé sur les résultats
de la science. Les penseurs scientifiques, comme Hawking, balaient donc du
revers de la main la métaphysique comme pseudoscience. Seule la science moderne
expérimentale aurait droit au titre honorifique de science. L’être n’est
plus qu’une lubie, une bigoterie, etc. C’est l’oubli de l’être, dira Heidegger.
Russell
a nourri l’ambition d’éliminer la métaphysique et de la remplacer par la
logique de la science. Le problème, c’est que la science recèle une
métaphysique, et c’est ce que nous tenterons de montrer dans cet essai. Russell a ambitionné le néant.
Déjà
Aristote observait que « La plupart des premiers philosophes considéraient
comme les seuls principes de toutes choses ceux qui sont de la nature de la
matière. »[14]
Le constat vaut encore aujourd’hui. La science souscrit à une métaphysique matérialiste. L’être est
fondamentalement matière. Or, la
question de l’origine de l’être, c’est-à-dire de la matière ne se pose pas, du
moins selon les penseurs adeptes de la science moderne. Tout se réduit à la
matière et se suffit à elle-même. La thèse métaphysique du matérialisme est
devenue un dogme.
C’est
ce qui dit le professeur de biologie québécois, Cyrille Barrette : « La
science est…absolument matérialiste…»[15]
Attention, toutefois, nuance le professeur émérite de Laval, le matérialisme de
la science n’est que méthodologique.
« Ce n’est pas un matérialisme ontologique ou métaphysique, c’est-à-dire que la
science ne prétend pas pouvoir démontrer que le surnaturel, la magie et le
miracle n’existent pas, mais elle n’y croit pas et surtout elle s’interdit de
les inclure, même à dose homéopathique, dans ses explications et ses équations.
»[16]
Bel aveu. Comme si donc la métaphysique ne visait qu’à démontrer le
surnaturelle, c’est-à-dire ce qui est au-delà de la matière. Elle serait vaine
et inutile, comme on le savait. Du « transcendant », le matérialisme n’en a
cure. Quoi qu’il en soit, le matérialisme du scientifique est bel et bien une
position métaphysique selon laquelle
ce qui est, en toute vérité, c’est la
matière, et tout doit s’y réduire. Ce
qu’il faut comprendre, en somme des propos d’un homme de science comme Cyrille
Barrette, c’est que le réductionnisme
est la méthode privilégiée par laquelle opère la métaphysique matérialiste de
la science, de la biologie en particulier.
Dans
la Métaphysique, au Livre E, Aristote
établit la prééminence de la théologie sur les autres sciences. «…il n’est pas
douteux…que si le divin (ton thêon)
est présent quelque part, il est présent dans cette nature immobile et séparée.
[…] s’il existe une substance immobile, la science de cette substance doit être
antérieure et doit être la Philosophie première... Il lui appartiendra de
considérer l’Être en tant qu’être… »[17]
Ce que fait d’ailleurs le philosophe dans le livre L, où il établit la
nécessité d’un Premier moteur « immobile et séparé », qui est « le dieu » ou «
divin ». C’est la Substance des substances, mais incorruptible. C’est donc dire
que « le dieu » aristotélicien, Acte pur qu’exige le Premier moteur, possède un
corps et, bien sûr, une intelligence supérieure. Il habite « l’éther », le
cinquième élément, la « matière éthérique » dans la cosmologie
aristotélicienne.
Évidemment,
la science moderne réfutera l’existence du fameux « éther » et, avec lui,
l’existence du « dieu » aristotélicien. La matière « terrestre » se répand
depuis lors dans tout l’univers. Voilà, au fond, la nature de « l’immanence »;
toute transcendance étant désormais exclue parce qu’inexistante. On parle
depuis lors du « surnaturel » pour désigner l’aspiration (vaine et illusoire)
d’une transcendance.
Or,
c’est oublié la correction importante que Thomas d’Aquin fera à la théologie «
naturelle » d’Aristote. Car, avec le maître du Lycée, il n’était question que
de théologie naturelle, visant à
établir par les seules capacités de l’intelligence humaine, l’existence d’une
divinité qui, il faut le dire, n’est qu’abstraite et jamais providence comme le
Dieu chrétien. Thomas d’Aquin est lui porteur de la théologie révélée de la Bible. Pour penser l’être
en tant qu’être, Thomas d’Aquin, comme on l’a vu succinctement tantôt à propos
de la première voie menant à l’existence de Dieu, empruntera l’appareillage
métaphysique d’Aristote tout en y insérant la révélation chrétienne, dont Dieu,
le Dieu de Jésus Christ. Surtout, pour résumer succinctement, l’Aquinate ne
fera pas de Dieu une substance parmi d’autres. C’est la Pensée pure en acte
pur, tout-puissant et créateur de l’univers, dont les hommes en particulier. Le
Dieu de saint Thomas d’Aquin est surtout Dieu-trinitaire. En tout cas, c’est le
Dieu de nature spirituelle créateur de la matière, le Vivant par excellence, «
le Père tout-puissant créateur du ciel et de la terre », comme le dit le credo
du croyant.
C’est
ici, il va de soi, que les partisans modernes de la métaphysique matérialiste
de la science décrochent car, au risque de me répéter, il n’y a pour eux que la
matière, l’esprit n’étant qu’une manifestation de la matière et réductible à
elle.
À
cet égard, Richard Dawkins a formulé ce qu’il appelle « l’hypothèse de Dieu ». Nous passerons beaucoup de temps sur
l’hypothèse en question (sans doute davantage que sur l’essai L’hypothèse Dieu), du célèbre biologiste
britannique. Dans son essai, Pour en
finir avec Dieu (God Delusion),
Dawkins écrit :
… je définirai
[…] l’hypothèse de Dieu de façon plus défendable : d’après cette
hypothèse, il existe une intelligence
surnaturelle, surhumaine qui a délibérément conçu et créé l’univers et tout ce
qu’il contient, nous, entre autres. Ce livre défendra une autre
thèse : toute intelligence
créatrice, suffisamment complexe pour concevoir quoi que ce soit, ne vient à
exister qu’au terme d’un grand processus d’évolution graduelle. Étant
produites par l’évolution, les intelligences créatrices apparaissent
nécessairement tard dans l’univers, on ne peut donc leur imputer sa conception.
Dans ce sens défini, Dieu est une illusion. Et, comme on le verra dans des
chapitres ultérieurs, c’est une illusion pernicieuse.[18]
Dawkins
rejette donc l’hypothèse de Dieu parce que, selon la théorie de l’évolution
darwinienne, Dieu, comme Intelligence suprême, nécessiterait un processus
évolutif infini et fort complexe. C’est ainsi que le biologiste peut se passer
de cet être transcendant encombrant. Mais qu’est-ce qui EST au départ, selon Dawkins ? À la suite des anciens atomistes
grecs qui posaient l’existence d’atomes, apparus on ne sait comment
(auraient-t-ils existé de toute éternité ?), le célèbre biologiste évoque dans
un autre essai, Le fleuve de la vie,
des espèces de boules de « billards atomiques » absolument simples dont les
collisions dues au pur hasard engendrèrent éventuellement la vie :
…lorsque les
ricochets des billards atomiques se mêlent d’assembler un objet qui présente certaine
propriété apparemment innocente, il se produit dans l’Univers un événement
formidable. La propriété, c’est la faculté de se répliquer; c’est-à-dire
fabriquer d’exactes copies de lui-même, aussi bien que des répliques comportant
les erreurs mineures qui peuvent arriver lors de toute reproduction. De cet
événement singulier, survenu quelque part dans l’Univers, découleront la
sélection naturelle darwinienne et cette explosion baroque que, sur cette
planète, nous appelons la Vie.[19]
La
thèse métaphysique matérialiste coule de source alimentant le fleuve de la vie.
Ce pourrait-il que ce soit le contraire ? C’est-à-dire que Dieu est simple; la matière, complexe ? C’est la
thèse que soutient saint Thomas d’Aquin.[20]
Nous y reviendrons.
Pour
le moment, contentons-nous de rappeler que la métaphysique matérialiste n’offre
aucune espérance, aucun salut, car, comme l’écrit de son côté Bertrand Russell (1872-1970)
dans
un texte percutant « La profession de foi d’un homme libre » : « Tel est
dans ses grandes lignes, mais bien plus dénué de finalité, plus vide de sens,
le monde que la Science présente à notre croyance. »[21]
Inutile
et vain de demander à Dawkins d’où viennent ces « billards atomiques ». Ils
sont là depuis la nuit des temps, et il est oiseux, indigne du scientifique de
s’enquérir de réponses « métaphysiques » qui ne sont que mythes. Le penseur
scientifique n’a aujourd’hui cure de ces sempiternelles questions qui n’ont pas
de réponse. Comme Hawking, il raye d’un trait toute la philosophie « faute
d’avoir réussi à suivre les développements de la science moderne. » Il y a là
une attitude profondément troublante et inquiétante. Avec l’oubli de l’être,
qui suit l’oubli de Dieu, vient l’oubli de l’homme. L’Âge des ténèbres n’est
pas que le titre d’un film.
Il
nous faudra donc dans les pages qui suivent reprendre le bâton du pèlerin afin
de rétablir la transcendance de Dieu. Or, Dieu
est aussi et surtout dans l’immanence. En effet, le Dieu chrétien n’est pas
seulement le « Dieu des philosophes », mais le « Dieu-avec-nous », Emmanuel. Pour le propos du présent
essai, nous nous concentrerons sur le Dieu-transcendance, quitte à ce que, dans
une autre publication, nous aborderons le Dieu-immanence.
[1]
Liber, 2015. Les références à l’ouvrage seront données dans le corps de notre
texte entre parenthèses suivies de la lettre H ainsi que de la page.
[2]
C’est l’enseignement de l’Église : « L’unité de l’âme et du corps est si
profonde que l’on doit considérer l’âme comme la « forme » du corps;
c’est-à-dire, c’est grâce à l’âme spirituelle que le corps constitué de matière
est un corps humain et vivant; l’esprit et la matière, dans l’homme ne sont pas
deux natures unies [comme dans le dualisme], mais leur union forme une unique
nature [ une « personne »] (Cathéchisme
de l’Église catholique, # 365). Cet enseignement dérive de saint Thomas
d’Aquin qui reprend à son compte les idées d’Aristote.
[3]
Étienne Gilson, L’athéisme difficile,
Paris, Vrin, 2014. Paru originellement en 1979 avec une préface de Henri
Gouhier.
[4]
Ludwig Wittgenstein, Tractatus
logico-philosophicus, proposition # 4.111, Paris, Gallimard, 1993, p. 57.
[5]
Voir Bertrand Russell, Histoire de la philosophie occidentale,
chapitre XIII, Paris, Les Belles Lettres, 2011, p. 536.
[6]
Voir Normand Baillargeon, « Bertrand Russell, le sceptique passionné » in Raison oblige. Essai de philosophie sociale
et politique, Les Presses de l’Université Laval, 2009, p. 23-38.
[7]
Normand Baillargeon, Stéroïdes pour
comprendre la philosophie, Verdun, Amérik Média, 2010, chapitre 7, p. 143.
[8]
Thomas d’Aquin, Somme théologique,
Question 1, article 3, réponse 2, Paris, Cerf, 1984, Tome 1, p.172.
[9] Dans The Scientific Outlook, publié en 1931, Russell a ce mot terrible à
l’endroit d’Aristote : « Aristotle, it should be said, has been one of the
great misfortunes of the human race. ( The Scientific Outlook, Londres, Routledge, 2001, p. 27.) ( «Aristote,
il faut le dire, fut l’un des grands malheurs de l’humanité. »)
[10]
Voir Aristote, Métaphysique, Livre L,
6, 1071b.
[11] Baillargeon, op. cit., p. 144.
[12] Ibid.
[13]
Stephen Hawking, Y a-t-il un grand
architecte dans l’Univers ?, Paris, Odile Jacob, 2014, p. 11.
[14]
Aristote, Livre A, 983b 6, Paris, Vrin, 1991, p. 13.
[15]
Cyrille Barrette, Aux racines de la
science, Propos
d’un scientifique sur la philosophie de la science, Book-e-book, Sophia Antipolis, 2014, p. 13.
[16]
Ibid., p. 16.
[17]
Aristote, Métaphysique, Livre E,
1026b 20-30.
[18]
Richard Dawkins, Pour en finir avec Dieu,
Paris, Robert Laffont, 2008, p. 39.
[19]
Richard Dawkins, Le fleuve de la vie.
Qu’est-ce que l’évolution ?, Paris, Hachette, 1995, p.11.
[20]
Que, bien sûr, on ne lit plus tant la rumeur publique est entendue à l’effet
que les œuvres de l’Aquinate sont remplies d’erreurs et de sophismes. C’est du
moins l’avis de Bertrand Russell qui rejetait Thomas d’Aquin comme indigne du
nom de philosophe (voir son Histoire de
la philosophie occidentale, publiée en 1945, chapitre XIII)
[21]
Bertrand Russell, Mysticisme et logique,
Paris, Vrin, 2007, p. 66. Citons encore Russell : « Que l’Homme soit le
produit de causes qui ne prévoyaient nullement la fin qu’elles accomplissaient;
que son origine, son développement, ses espoirs et ses peurs, ses amours et ses
croyances, ne soient rien d’autre que le résultat de collisions accidentelles
d’atomes; qu’aucun feu, aucun héroïsme, aucune intensité de pensée et de
sentiment ne peuvent préserver une vie individuelle de la tombe; que tous les
travaux des âges, toute la dévotion, toute l’inspiration, tout l’éclat de midi
du génie humain soient destinés à disparaître dans la vaste mort du système
solaire, et que le temple entier de la réalisation de l’Homme doive
inévitablement disparaître sous les décombres d’un univers en ruines (toutes
ces choses, si elles n’échappent pas à la discussion, sont néanmoins si proches
de la certitude qu’aucune philosophie qui les rejette ne peut espérer tenir
debout). Ce n’est que sur l’échafaudage de ces vérités, sur le fondement ferme
du désespoir inébranlable, que l’habitation de l’âme peut désormais être bâtie
en toute sécurité. » La dernière phrase laisse songeur. Car on peut penser que,
contrairement à Russell, le pessimisme et le « désespoir inébranlable » sont
certainement plus nocifs que l’espérance du salut qu’enseigne la religion
chrétienne. En effet, lorsque tout est dénué de sens, à quoi bon vivre ? À quoi
bon aimer les autres si tout cela ne rime à rien ? À mon avis, c’est là la plus
dangereuse des idées. Face au pessimiste de Russell, le mot de St-Exupéry mis
en exergue décrit notre mal être et nous parle davantage.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire