vendredi 16 septembre 2011

PEUT-ON PERDRE LA RAISON: UNE ANALYSE ARISTOTÉLICIENNE DE L'AFFFAIRE GUY TURCOTTE. Causerie prononcée le 15 septembre 2011 à la Librairie des Éditions Paulines

INTRODUCTION


Dans cette causerie, je n’entends pas vous parler directement de mon ouvrage, mais indirectement il en sera question, puisque j’aimerais plutôt partager avec vous quelques-unes de mes réflexions sur la triste affaire du docteur Guy Turcotte qui a défrayé les manchettes depuis le jugement prononcé le 5 juillet dernier. On se souvient que Guy Turcotte fut reconnu non criminellement responsable de la mort de ses deux enfants, Olivier, 5 ans, et Anne-Sophie, 3 ans, leur mort étant survenue le 20 février 2009 à Piedmont.

Ce verdict de non responsabilité criminelle pour cause de troubles mentaux en a stupéfié plusieurs, soulevé un tollé dans la population, voire déclenché un débat de société sur la responsabilité criminelle : l’allégation de troubles mentaux justifiant la non responsabilité criminelle ne semble plus faire l’unanimité dans la population.

Un policier arrivé sur les lieux du crime, survenu, je le rappelle, dans la maison de Guy Turcotte à Piedmont le 20 février 2009, constatant le décès des deux jeunes, et après avoir sorti Guy Turcotte sous le lit où il s’était réfugié, lequel avait restitué quantité de lave-glace qu’il avait ingurgité avant d’enlever la vie à ses enfants, déclara: «Tu es un imbécile !».

Évidemment, le jugement du policier était prématuré, puisque le procès n’avait pas encore eu lieu. En fait, nous savons maintenant avec le verdict du jury que Guy Turcotte est effectivement un imbécile, mais un imbécile qui a agit sottement parce qu’il avait «perdu la raison».

Ma question est précisément la suivante : Peut-on perdre la raison ?

C’est ce que j’aimerais examiner ici au plan philosophique. Ma thèse est qu’on ne peut pas perdre la raison si l’on entend par «raison» la disposition acquise à bien se conduire, c’est-à-dire à agir vertueusement. En somme, si par «raison» il faut entendre agir vertueusement, alors «perdre la raison» signifie ne pas se comporter vertueusement. Pour le dire un peu brutalement, Guy Turcotte est coupable de n’être pas vertueux.

Je voudrais, en somme, défendre ici l’éthique de la vertu mise au point par Aristote contre son maître Platon. Lorsque les gens pensent et disent qu’un criminel non responsable de ses actes «a perdu la tête», «la raison», «le bon sens», «les pédales», etc., ils endossent sans le réaliser la philosophie de Platon. Aristote, l’élève de Platon, a, lui, élaboré une philosophie toute autre, essentiellement basée sur l’exercice de la vertu, et qui, comme je l’espère le montrer, à des conséquences importantes dans le débat sur la responsabilité criminelle et sur le verdict donné dans l’affaire Turcotte.

C’est ici que mon propos renvoie à mon essai Plaidoyer pour une morale du bien où je défends l’éthique de la vertu d’Aristote contre, entre autres, la philosophie de Platon. D’où le titre de ma causerie : L’affaire Guy Turcotte : une analyse aristotélicienne.

Un dernier point. Je ne souhaite en aucune manière m'«acharner» sur la personne de Guy Turcotte pour qui j'éprouve une grande sympathie. Pour un aristotélicien comme moi, tout citoyen est d'abord un ami. C'est donc en tant qu'ami que le sort de Guy Turcotte m'interpelle, et c'est aussi en tant qu'ami que je souhaite m'enquérir du malheureux sort de mon ami. Par ailleurs, c'est parce que je le tiens comme mon ami que je lui dois la vérité. Comme disait Aristote: «J'aime Platon, mais j'aime davantage la vérité.»

PLATON ET LA CONCEPTION DUALISTE DE L’ÊTRE HUMAIN
En acceptant la thèse de la défense plaidant l’aliénation mentale dans le procès du Dr Guy Turcotte, le jury accepta donc implicitement la thèse de Platon. Qu’est-ce à dire ? Comment Platon concevait-il l’être humain ?

Pour le savoir, évoquons succinctement la fameuse tragédie, Médée, d’Euripide. Médée trompée par son époux Jason, décida de se venger en tuant ses deux enfants. Selon Platon, la haine et la vengeance, deux passions violentes et négatives, usurpèrent chez Médée la souveraineté de sa raison.

Tout se passerait comme si, pour Platon, les passions négatives de la personne fomentaient un véritable coup d’État visant le renversement de la raison régissant les actes de la personne.

C’est pourquoi on dit typiquement non seulement de Médée, mais de Guy Turcotte, de Anders Berhing Breivik ou encore de Marc Lépine, le tueur de Polytechnique, qu’ils «perdirent la raison». Si les passions n’avaient pas renversé dans chacun de ces cas la raison – tel un coup d’État où le pouvoir légitime se trouve renversé par des forces illégitimes -, ces personnes n’auraient jamais commis leurs crimes inqualifiables.

L’analyse platonicienne de ces cas malheureux admet donc ce qu’on appelle un dualisme chez tout être humain. L’être humain, en somme, est un composite de deux choses. D’une part, il y la raison, le chef pour ainsi dire guidant ou pilotant la personne dans ses actes visant le bien ou le bon. Ajoutons qu’elle seule, la raison, sait ce qui est bon et bien. D’autre part, il y a chez tout être humain les funestes passions – la colère, l’envie, la haine, etc., qui livrent constamment une guerre sans merci à la raison pour la renverser. Notons que ces passions, puisque contraires à la raison, sont, par nature, irrationnelles, puisqu’elles s’opposent à la raison. Voilà, en gros, le dualisme de l’âme et du corps, de la raison et des passions, chez Platon.

Oui, selon Platon, on peut donc perdre la raison lorsque les passions renversent la raison et prennent le pouvoir sur la personne.

En admettant donc que des criminels soient tenus non responsables de leur crime nous souscrivons à la thèse dualiste de Platon. Car ce qui se produit dans tous ces tristes cas de figure, ce sont les passions qui ont eu le dessus sur la raison. La personne n’étant plus maître d’elle-même, il n’y a dès lors plus de limite aux extravagances des passions. Lui-même, le pauvre Guy Turcotte, ne s’explique pas comment il en est venu à tuer les deux êtres qu’il chérissait tant.

Allons plus loin. En plus du dualisme de Platon, de l’esprit et du corps en conflit, nous admettons implicitement, par ailleurs, la thèse «matérialiste» suivant laquelle la raison a son siège dans le cerveau, de sorte qu’un trouble dans la raison correspond à un disfonctionnement cérébral. Guy Turcotte est excusable du fait qu’il «n’avait pas toute sa tête», c’est-à-dire que son cerveau était «dérangé». Ce qui signifie que, pour nous, le bien et le mal trouvent respectivement leur assise dans le fonctionnement normal et le disfonctionnement du cerveau humain. Dans ce cas, nous libérons les personnes comme Guy Turcotte de toute responsabilité criminelle. (C’est pas sa faute, c’est le mauvais fonctionnement de mon cerveau.)



ARISTOTE ET LA CONCEPTION MONISTE DE L’ÊTRE HUMAIN

Une toute autre conception de l’être humain est possible, voire plausible et même plus crédible, à mon sens, que celle proposée par Platon. C’est celle d’Aristote : le conception non plus dualiste mais moniste de l’être humain.
Ne concevons plus, soutient Aristote, l’être humain comme divisé entre deux parties, la raison, d’une part, et les passions corporelles, de l’autre, tel que le suggère le dualisme de Platon. Il n’y qu’une seule sorte de choses, soutient Aristote, l’âme et le corps ne formant qu’une seule sorte de choses. C’est le monisme.

«L’âme (psuchè) est la forme du corps», écrit Aristote dans son traité sur l’âme (Peri psuchè). Prenez une statue. Elle est un composé de matière et de forme inextricablement lié. Si vous retirez la matière ; il n’y a plus de statue ; si vous retirez la forme, il n’y a également plus de statue.

Même chose pour l’être humain : si vous détruisez le corps, vous détruisez également la forme de celui-ci, c’est-à-dire l’esprit (la psuchè); lorsque l'esprit n'est plus, la personne n'est plus. Notez que, contrairement à Platon, l’esprit ne peut exister sans le corps. Cela peut poser un problème pour les tenants de la vie de l’âme après la mort, mais c’est là une autre histoire sur lequel je ne peux me pencher ici.

Or, l’âme ou l’esprit, pour Aristote, est le siège des passions, c’est-à-dire des vertus et des vices.Concevons donc, soutient Aristote, l’être humain comme un réseau de passions où l’on trouve à la fois des vertus et des vices – c’est-à-dire, en gros, de bonnes et de mauvaises habitudes.

L’une de ces vertus, la plus importante aux yeux d’Aristote, se nomme phronèsis, que l’on traduit habituellement par «sagacité» ou encore par «sagesse», voire par «prudence».

La phronèsis-sagesse constitue la vertu intellectuelle la plus importante aux yeux d’Aristote, car elle joue, pour ainsi dire, le rôle de la fameuse raison chez Platon, mais sans s’opposer aux passions, les vertus étant pour ainsi dire des passions bien dressées, éduquées.La phronèsis-sagesse, en somme, pour Aristote n’est pas une entité abstraite, flottant quelque part dans le monde merveilleux des Idées de Platon.

Bien qu’essentielle, la sagesse-phronèsis n’est qu’une vertu, c’est-à-dire une disposition acquise volontairement, comme le sont d’ailleurs toutes les vertus selon Aristote. On ne naît pas sage ou courageux, on le devient à force de pratique.

L’éducation, on le comprend, est donc fondamentale pour Aristote. Car c’est au foyer ainsi qu’à l’école qu’on apprend à être heureux. (L’éducation actuelle, «libérale», n’est pas une éducation à la vertu, mais une éducation à la liberté, c’est qui est fort différent.)

Ainsi, pour Aristote, lorsque nous posons un mauvais jugement ou lorsque nous commettons le mal, jamais à ses yeux, nous ne «perdons la raison». Nous manifestons simplement un manque de jugement ou un défaut de jugement; en somme : une carence en la capacité de bien juger. Une telle carence s’appelle un vice. Et, je rappelle au risque de trop le marteler, que toute vertu chez Aristote, s’apprend et se développe. De sorte que lorsque tu n’agis pas sagement, il y a manque d’éducation, c’est-à-dire un défaut au niveau de l’apprentissage de bonnes dispositions ou d’habitudes.


Ainsi, d’après Aristote, tous les Médée, les Breivik, les Guy Turcotte ou les Marc Lépine de ce monde, ne sont pas tant «fous» que vicieux. Ce sont des êtres, en somme, qui n’ont pas adopté de bonnes habitudes ou qui ont nourri de mauvaises habitudes qui, dès lors, ne font que suivre une pente fatale pouvant à mener à des gestes aberrants et inouïs de méchanceté.


VERDICT: COUPABLE

Pour me résumer. La raison ne consiste pas à savoir ce qui est bien et mal et à prendre la décision en faveur du bien. C’est ce que croyaient Platon ainsi que son maître Socrate. On peut en effet savoir ce qui est bien et ne pas le faire. Je sais pertinemment que la cigarette cause le cancer, mais je fume quand même. Au contraire, savoir ce qui est bien, pour Aristote, c’est avoir pris de bonnes habitudes – ce qu’il désignait comme «vertus». Je fume; j’ai alors pris une mauvaise habitude dont il me sera difficile de me départir. J’ai peur des étrangers, de leur différence, de l’Islam mystérieux par exemple à mes yeux d’Occidentaux. Je prends alors de mauvaises habitudes. Je n’ai pas par ailleurs appris à proportionner les moyens à mes fins. Pour tuer une mouche, par exemple, j’use d’un fusil. Et la peur, que je ne contrôle plus, me pousse à commettre l’irréparable. Il me semble que l’auteur des attentats en Norvège, Anders Berhing Breivik manifesta une très sérieuse carence en bonnes habitudes (en vertus).

On ne fait jamais le mal pour le mal. On n’a tout simplement pas appris des bonnes habitudes; nos mauvaises habitudes suivent dès lors une pente fatale. L’éducation aux vertus demeure, en cesens, capitale. Aristote n’a de cesse de le répéter.

Du point de vue d'Aristote, donc, Guy Turcotte doit être tenu criminellement responsable de la mort de ses enfants parce qu'il n'a pas fait montre des vertus nécessaires au bon jugement dans les circonstances dramatiques et douloureuses de la rupture avec sa femme. Ce n’est pas le désir de vengeance qui, comme le croyait Platon à propos de Médée, renversa sa raison. C’est simplement qu’il n’a appris à proportionner ses moyens pour juguler sa terrible peine d’amour.

Or, il y a une vieille vertu que notre merveilleux monde moderne a mise au rancart, en chassant le christianisme de nos cités, c’est le pardon qui procède de cette autre vieille vertu théologale, la charité. La charité ne réside pas seulement dans le fait de donner aux pauvres, mais dans le don total d’amour. N’oublions pas que le mot charité vient du latin caritas lequel traduit le grec agapè, signifiant amour au sens de don. Ceux et elles qui connaissent le latin, savent sans doute que le préfixe latin «par» ou «per» signifie aller jusqu’au bout, jusqu’à l’extrême, aller à fond, dirions-nous. Donc, le «par-don» est le don total, extrême, l’amour par excellence. En somme, c’est la vertu par excellence. Or, pardonner s’apprend, puisque toute vertu s’apprend comme le dit Aristote. Il faut donc apprendre à pardonner. C’est l’amour-agapè-charité qui le commande.

La raison qui fait que le pardon est si admirable, louable et grandiose, c’est que pardonner est la chose la plus difficile qui soit. «Car», comme l’écrit Aristote dans l’Éthique à Nicomaque, «la vertu a toujours trait à ce qui est le plus difficile, car le bien est de plus haute qualité lorsqu’il est contrarié.» (1105a 8-9). En effet, lorsque le bien, c’est-à-dire l’amour, est mis à l’épreuve ou affligé - comme le cas de Guy Turcotte - c’est l’amour lui-même qui doit rétablir l’amour.

Ainsi, la morale des vertus, d’inspiration aristotélicienne que je défends, juge sur la base de l’excellence de l’homme, l'homme bon, pas sur celle des règles morales en elles-mêmes. Certes, l’infanticide est toujours condamnable. Toutefois, ce n’est pas cette règle morale elle-même qui condamne Guy Turcotte, mais uniquement la faiblesse de son caractère qui le conduisit à commettre l’infanticide.

En d’autres termes, Guy Turcotte n’a pas su pardonner à sa femme, Isabelle Gaston. Il perdit, si l’on veut, la raison si l’on entend par-là qu’il adapta mal ses moyens à ses fins – tel celui qui tue une mouche avec un bazooka… Guy Turcotte souhaita vivement être délivré de sa peine (sa fin) ; c’est pourquoi il tua ses propres enfants (son moyen). Erreur : la vertu (le moyen) lui commandait de pardonner sa femme. Il ne l’a pas fait parce qu’il n’a pas su le faire. Il est dès lors coupable de son vice.
On ne commet jamais le mal pour le mal ; on est simplement maladroit - sans vouloir faire un horrible euphémisme. Or, la maladresse n’est pas une excuse. C’est un vice, et il doit être puni. La seule sanction dans cette triste affaire devrait consister principalement dans l’apprentissage du pardon. C’est la peine la plus terrible qui soit. Souhaitons un grand courage à Guy Turcotte.

dimanche 11 septembre 2011

LA THÉODICÉE REVISITÉE

L’argument de l’incompatibilité logique de la coexistence de Dieu et du mal a toujours constitué, depuis au moins Épicure, l’argument favori de l’athée. Dans certaines versions de l’argument, on met l’emphase au départ sur l’aspect affectif de la présence de la souffrance dans le monde pour conclure que l’existence d’un Dieu tout-puissant et infiniment bon est à l’évidence incompatible avec cet état de choses déplorable. Par exemple, dans un court texte de Normand Baillargeon, intitulé « Théodicées »(1), le lecteur est prié au départ de se « pénétrer et à ressentir profondément » des multiples situations de l’existence humaine, aujourd’hui comme hier, où la souffrance subie est dévastatrice et horrible. « Appelons, écrit Baillargeon, cet ensemble de faits la souffrance. » Le sophisme connu sous le nom de l’appel au sentiment n’est pas loin. Car, monte alors dans le cœur du lecteur un profond sentiment de haine contre ce Dieu soi-disant tout-puissant et parfaitement bon. L’analyse froide, impartiale, qu’exige l’argument athée devient dès lors fort difficile, voire impossible. Il faut se méfier de cette stratégie purement rhétorique qui fausse le débat.

Il est significatif, à cet égard, que Baillargeon préfère l’expression « problème de la souffrance » à celle, plus traditionnelle, du « problème du mal ».(p. 64) L’auteur n’explique cette préférence, mais on peut avancer sans trop se tromper que la « souffrance » constitue à ses yeux un donné empirique indiscutable, contrairement au « mal » qui demeure, selon l’opinion courante, subjectif. Qui dit « mal», songe immédiatement à son contraire, le « bien ». Le « problème du mal » aurait semble-t-il le tort de nous plonger dans l’arène morale où tout est soi-disant relatif, contrairement à la « souffrance » qui, elle, se présente comme étant neutre et exempt de tout débat. Des êtres souffrent, tout le monde l’admet volontiers; et ce, indépendamment de nos conceptions du « bien et du mal ».

Je persiste pour ma part à comprendre l’argument athée de l’incompatibilité entre Dieu et l’existence de la souffrance comme un problème moral ayant trait à la nature du mal, plus précisément à celle du bien. Qu’est-ce à dire?

Je soutiens, a contrario, que Dieu est la source de tout bien et que le mal dans le monde ne provient pas de lui, du moins pas directement. Mon plaidoyer disculpant Dieu de toute accusation d’impuissance ou de malveillance repose sur la logique des concepts du bien et du mal.

Que voulons-nous donc dire lorsque nous parlons du « mal »? Mon ordinateur fonctionne mal, par exemple. J’entends par là que mon ordinateur ne fonctionne pas comme il le devrait, comme un bon ordinateur est supposé fonctionner. Ainsi, « mal » désigne un état de choses négatif. Il désigne un défaut, une anomalie, une défectuosité, une imperfection, une déficience, etc. De plus, ce défaut, cette anomalie, etc., est toujours relatif à quelque bien. Mon ordinateur fonctionne mal, car il est défectueux au sens où, serait-il en bonne condition, il fonctionnerait bien. Ainsi, « mal » constitue l’absence d’un certain bien. En d’autres termes, le mal est toujours pour ainsi dire parasitaire du bien. C’est l’absence du bien, comme le soutenait déjà saint Augustin dans sa fameuse doctrine de la privatio boni.

L’axiome ontologique de la doctrine augustinienne est celui-ci : le bien existe sans le mal, alors que le mal ne peut exister sans le bien. En d’autres termes, s’il y a du mal, c’est qu’il y a d’abord du bien. Le bien a «ontologiquement» — pour utiliser le vocabulaire philosophique — préséance sur le mal. La seule réalité qui existe est donc le bien, c’est-à-dire Dieu, du moins selon l’évêque d’Hippone. Un être maléfique — Satan, Belzébuth, Méphistophélès, Adramelech, etc. —, opposé à Dieu, antérieur ou contemporain de Dieu, est donc logiquement impossible. C’est d’ailleurs pourquoi le diable ou le démon est conçu en christianisme comme un être (un ange) déchu devant son existence, comme tous les êtres, de Dieu, le Bien par excellence. Le christianisme n’est pas un manichéisme.

Dieu n’est pas directement la source du mauvais fonctionnement de mon ordinateur. La cause directe est la surchauffe ayant détruit certains des circuits électroniques laquelle surchauffe fut engendrée par une légère augmentation du débit de l’alimentation électrique. On convient que l’électricité est un bien en soi ; l’ordinateur également. Ces biens ne sont pas équivalents au sens où l’électricité peut détruire l’ordinateur comme lorsque la foudre s’abat sur lui. La force électromagnétique est également un bien encore plus grand car elle rend possible l’existence même de l’électricité et, évidemment, des ordinateurs sinon les pièces de mon ordinateur, ainsi que les électrons produisant l’électricité, flotteraient librement pour ainsi dire dans l’espace. (D’après la physique actuelle, en effet, sans les forces nucléaires, électromagnétiques et faibles, il n’y aurait pas de matière assemblée en particules, puis en atomes et en molécules.)

Donc, tous les biens forment une hiérarchie selon leurs degrés d’être. Voilà ce dont Dieu est imputable. Il n’est pas directement imputable du mal qui, comme on l’a vu, n’a pas d’existence en lui-même mais relativement à un bien qui se trouve dégradé. Saint Augustin écrit :

Par conséquent, tous les êtres sont bons, puisque le créateur de tous, sans exception, est souverainement bon. Mais, parce qu’ils ne sont pas, comme leur créateur, souverainement et immuablement bons, le bien peut diminuer ou augmenter en eux. Or la diminution du bien est un mal, quoique, pour autant qu’il diminue, il en reste nécessairement, si c’est encore un être, quelque peu qui le fait être. Quel que soit, en effet, cet être et si petit soit-il, on ne saurait détruire le bien qui le fait être à moins de le détruire lui-même. (2)

Cette hiérarchie de choses bonnes, dont Dieu est l’auteur, «sans être souverainement ni également ni immuablement bonnes, ne laissent pas de l’être, même isolément, et qui, prises dans leur ensemble, sont ‘tout à fait bonnes’ (Gen, 1 31). Le mal, donc, engendrant souvent d’horribles souffrances principalement chez les humains et les êtres sensibles, malgré tout, n’a pas de réalité «ontologique» car il constitue toujours une sorte de dégradation d’un bien.

Lorsque la foudre tombe sur mon ordinateur, c’est un mal qui détruit le bien qu’il représente pour moi. En soi, la foudre ne constitue pas un mal. Elle le devient lorsqu’elle porte préjudice ou atteinte à un autre bien. La foudre constitue un bien car elle neutralise des charges électriques négatives et positives, produisant une décharge électrique. Donc, l’éclair qui tombe sur moi n’est pas, en lui-même, mauvais; il est bon relativement à des charges électriques contraires que l’éclair neutralise. Il est mauvais, relativement à moi, en tant qu'il me détruit.

Les phoques dévorent des quantités considérables de morues. Ils se délectent de leur chair ce qui représente bel et bien un mal pour les morues. En fait, il y a surpopulation de phoques, ce qui cause un déséquilibre (un mal) dans la population des morues, ce qui affecte en retour d’autres populations animales et végétales marines. D’où la fameuse chasse aux phoques que décrie le battage médiatique de l’International Fund for Animal Welfare fondé dès 1976 par Brigitte Bardot et Brian Davis. Ces partisans militent contre la souffrance animale infligée par les hommes. Les méthodes employées paraissent en effet d'une cruauté hallucinante qui nous arrache des larmes. Encore une fois, l’objection lancinante revient : pourquoi un Dieu tout-amour laisse-t-il faire de telles horreurs?

Comme écrit Spinoza dans le Traité théologico-politique: «Ne pas railler, ne pas pleurer, ne pas haïr, mais comprendre.» À nouveau, il ne s’agit pas de faire fi de la souffrance réelle et horrible en demeurant de glace; il ne faut pas non plus en perdre la raison.

Aldo Leopold (1887-1948), le père de l’écologisme, énonçait la règle d’or de «l’éthique de la terre» (land ethics) : «Une chose est juste lorsqu’elle tend à préserver l’intégrité, la stabilité et la beauté de la communauté biotique. Elle est injuste lorsqu’elle tend à l’inverse.» (3) On tient là, la version moderne, scientifique, de la métaphysique augustinienne. Le bien, en somme – le juste, selon Leopold -, c’est la préservation du bien – la «communauté biotique»; le mal, sa dégradation. Pour Léopold, il s’agit bien évidemment du mal infligé par l’homme à la nature, car, en elle-même, malgré toute la souffrance que la nature engendre, la nature est bonne. «Cela est très bon», comme dit le texte de la Genèse.

Les chasseurs de bébés phoques ne font que préserver «l’intégrité, la stabilité et la beauté de la communauté biotique», comme le dit Aldo Leopold. Certes, ils engendrent de la souffrance. Brigitte Bardot et tous les partisans «utilitaristes» s’en plaignent haut et fort. Mais l’élimination d’une surpopulation animale, bien qu’engendrant de la souffrance, demeure nécessaire pour l’équilibre et le maintien de la biosphère dans son ensemble.

Je pense avoir montré que le mal naturel n’est pas causé directement par l’action de Dieu. Encore une fois, Dieu est l’auteur de tout bien; et tout mal provient du fait que tous les êtres ne sont pas également parfaitement bons ou biens. La raison qui fait que le monde est ainsi et pas autrement, c’est que notre monde est bien tel qu’il est du point de vue de son économie d’ensemble : dans leur développement, des êtres matériels et vivants s’entrechoquent pour ainsi dire en vue de parvenir à l’équilibre, la stabilité et la beauté de la nature. L’écologie le confirme. Toutefois, la destruction engendrée par le développement d’êtres bons et biens, permet l’ajustement de l’ensemble en vue du bien. Comme le disait Aristote, «Le bien est ce à quoi toutes choses tendent.» (4)

Reste la question du mal engendré non par la nature mais par l’homme - «la souffrance morale» comme l’appelle Baillargeon. Pourquoi Dieu a-t-il créé l’être humain source de tant de maux sur terre? En particulier, pourquoi l’a-t-il constitué d’un libre-arbitre alors que la liberté est source de tant de malheurs? Un monde humain sans égoïsme, sans cupidité et avidité, sans cruauté et sans domination, serait effectivement plus juste, plus viable, pleinement épanouissante. «Dieu, tout-puissant, écrit Baillargeon, n’aurait-il pas pu créer un monde avec le libre-arbitre et sans souffrance?» Mais il n’en est pas ainsi. Alors, pour quoi (en vue de quoi) mon Dieu? (5)

La réponse traditionnelle chrétienne est que l’attribution du libre-arbitre à l’homme est de loin préférable à son contraire puisque la fin de l’homme, c’est d’aimer Dieu; or, aimer par contrainte, alors qu’on n’a pas le choix, c’est tout sauf de l’amour. D’où le libre-arbitre chez l’homme.

À bien y penser, toutefois, cette réponse traditionnelle n’est pas admissible si l’on admet par ailleurs la doctrine métaphysique d’Augustin de la privatio boni précédemment esquissée. En effet, si Dieu est l’auteur de tout bien, lorsque l’homme fait le bien, c’est en somme Dieu qui l’accomplit puisqu’il est le seul auteur du bien. Il faut donc admettre que l’homme n’est pas libre au sens où il serait libre indépendamment de la volonté de Dieu. Nous ne serions pas libres au sens où nous serions laissés seuls par Dieu. Ainsi, lorsque nous faisons le bien, c’est Dieu qui le fait.

J’admets que cela est bien difficile à concevoir. Pour y arriver, il convient de nous défaire d’une image trompeuse de Dieu voulant qu’il soit en dehors de sa création réglant de l’extérieur, comme un ingénieur, le processus créateur. Il faudrait aussi nous défaire de cette autre idée trompeuse voulant que la création de Dieu se soit effectuée une fois pour toute, telle qu’elle est décrite dans le récit de la Genèse.

Quoi qu’il en soit, la liberté est un bien, et puisque tout bien vient de Dieu, perdre la liberté est un mal, c’est-à-dire un défaut (de liberté). Donc, lorsque nous commettons le mal, nous perdons notre liberté, ou du moins une partie de celle-ci. Nous «fonctionnons» mal, de travers, pas comme ce qu'on devrait s’attendre d’un humain. Il y a perte sèche en dignité en plus, il va de soi, qu'on dégrade celle des autres. Le vice fait de nous des infrahumains. Puisque nous perdons en liberté, nous devenons esclaves, des automates au service des passions qui prennent le contrôle de nous. Nous devons apprendre à nous servir des passions, qui sont des biens, de notre liberté en somme, pour les transformer en or pur de la vertu.

Évidemment, l'athée répliquera que Dieu aurait pu faire les choses autrement, puisqu'il est tout puissant, en nous contraignant à ne pas faire le mal, un peu comme le démon de Socrate lui dictant ce qu’il ne devait pas faire. À cela je réponds ceci. Dieu aurait effectivement pu nous faire autres que nous sommes. Il ne l’a pas fait. A-t-il eu tort de ne pas le faire? Je ne le crois pas car Dieu fait toujours le bien. Par ailleurs, qui sommes-nous pour dicter à Dieu sa conduite? Si Dieu doit rendre des comptes, alors il n’est pas Dieu. En effet, si Dieu devait rendre des comptes, il ne serait plus Dieu, car cela signifierait qu’il existe une réalité plus haute que Dieu; or, Dieu est l’être par excellence. D’autre part, si sa créature fait le mal, si elle se prive elle-même de liberté, la toute-puissante miséricorde de Dieu peut restaurer le bien perdu ou dégradé. Il me faudrait ici parler longuement de la figure de Jésus-Christ, le Fils de Dieu, deuxième personne de la Trinité, car la réponse chrétienne au mystère du mal commis par les hommes, trouve sa réponse définitive en Jésus-Christ.

Je ne saurais dire pourquoi Dieu n’a pas créé les hommes sans qu’ils ne commettent le mal. Ce que je puis au moins dire c’est que l’amour de Dieu est si incommensurable, qu’il peut réparer le mal commis par les hommes. Ce que je réponds par ailleurs à l’athée qui, constatant l’incompatibilité apparente de la toute-puissance de Dieu et l’existence du mal chez l’homme, conclut à l’inexistence de Dieu, c’est que Dieu n’a pas à rendre de compte à personne. En d’autres termes, Dieu n’est pas obligé de m’empêcher de faire le mal. Encore une fois, je ne sais pas pourquoi il ne le fait pas. Par contre, je sais qu'Il est toujours prêt à me pardonner. (6)

Ce qui précède ne convaincra sans doute pas Baillargeon car, selon lui, je ne fais qu'expliquer un mystère par un autre. On ne sait pas si Dieu existe; donc, dans le doute abstenons-nous de croire en Lui. Les médiévaux appelaient cela: Argumentum ad Ignorantiam. Il me semble qu'une position aussi radicale que l'athéisme refusant systématiquement des raisons de croire à l'existence de Dieu, comme celles que j'ai avancées, n'est pas raisonnable. L'athéisme pur et dur dit, en somme, que quelles soient vos raisons d'y croire, moi je n'y croirai jamais. Il y a là une forme de fermeture, sinon de dogmatisme. La foi réside dans le juste milieu entre le doute et la crédulité. De ce point de vue, l'athéisme apparaît comme une forme de vice.

La position agnostique défendue par Sir Anthony Kenny paraît plus raisonnable.(7) En fait, Kenny dit être un «agnostique contingent». Un partisan de l’agnosticisme contingent soutient la position suivante : « Je ne sais pas si Dieu existe. Après tout, il n’est pas impossible qu’un jour on sache qu’il existe. Pour le moment, je n’ai aucune raison m’autorisant à croire que cela ne sera pas possible.» L’agnosticisme contingent comporte trois avantages par rapport à l’athéisme : 1) il est davantage ouvert et plus respectueux des croyances; 2) la croyance en Dieu est une croyance raisonnable même si elle peut s’avérer fausse; enfin, 3) l’agnosticisme contingent n’exclut pas la prière. 

 Kenny est donc d'avis que la croyance en Dieu n’est pas justifiée - tout comme d’ailleurs la croyance contraire que Dieu n’est pas. Toutefois, celui qui croit en Dieu n’est pas pour autant irrationnel, même si cette croyance peut un jour s’avérer fausse. En effet, une croyance peut être rationnelle tout en étant fausse. Kenny donne l’exemple d’une personne atteinte d’un cancer qui se croirait en parfaite santé sous prétexte qu’elle a reçu deux diagnostics d’oncologues l’assurant qu’elle n’a pas le cancer. Même si sa croyance est fausse, elle est rationnelle : deux diagnostics le prouvent.


Enfin, aussi étonnant, voire paradoxal, que cela puisse sembler, l’agnosticisme contingent de Kenny laisse place à la prière. Prier Dieu pour que son existence devienne claire n’est pas si irrationnel qu’il le paraît de prime abord. Après tout, celui ou celle qui crie à l’aide alors qu’il n’y a personne aux alentours agit de manière parfaitement rationnelle. L’agnostique aussi demande de l’aide afin qu’on l’éclaire, que Dieu existe ou non. Si Dieu existe, Il lui répondra. C'est ce que je recommande à Normand Baillargeon.
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(1) Normand Baillargeon, Raison oblige. Essai de philosophie sociale et politique, PUL, 2009, p. 63-67.
(2) Saint Augustin, Enrichidion, in Ouvres de saint Augustin, volume 9, Exposés généraux de la foi, Études augustiniennes, 1988, p. 121.
(3) Aldo Leopold, Almanach d'un comté des sables : suivi de quelques croquis, Paris, GF Flammarion, 2000 (première publication en 1949), p. 283.
(4) Aristote, Éthique à Nicomaque, I 1 1094a 1-2.
(5) Voir Abbé Pierre, Mon Dieu… pourquoi?, Plon, 2005. L’Abbé Pierre a pris très au sérieux la recommandation de Baillargeon lorsqu’il écrit en prologue : «Je ne suis pas guéri et ne le serai jamais de tout ce lot de souffrances qui accable l’humanité depuis l’origine. J’ai appris récemment qu’environ quatre-vingts milliards d’êtres humains auraient vécu sur la terre. Combien ont eu une existence douloureuse, ont peiné, souffert… et pour quoi? Oui, mon Dieu, pour quoi?» Malgré tout, l’abbé Pierre a su garder sa foi en Dieu.
(6) Ma dette est grande envers le philosophe et théologien britannique, Herbert McCabe o p, God Matters (Continuum, 2005), lequel n'est qu'un commentateur, mais lumineux, de saint Thomas d'Aquin.
(7) Anthony Kenny, «Agnosticism and Atheism», in J. Cornwell et M. McGhee, éds., Philosophers and God. At the Frontiers of Faith and Reason, Continuum, 2009, p. 117-124. Voir aussi de Kenny, The Unknown god, Continuum, 2004.