jeudi 8 mars 2012

UNE JUSTE INÉGALITÉ


Dans Le cochon qui voulait être mangé, Julian Baggini présente l’anecdote suivante intitulée «Une juste inégalité».

  Jean et Marie étaient allés acheter les cadeaux de Noël qu’ils allaient offrir à leurs trois fils : Matthieu, quatorze ans, Marc, douze ans, et Luc, dix ans. Ils aimaient leurs enfants et s’efforçaient de ne jamais en favoriser un par rapport aux autres. Cette année, ils avaient prévu de dépenser 100 euros pour chacun.
  Au début, tout semblait se passer sans problème, car ils avaient trouvé rapidement ce qu’ils cherchaient : pour chacun, une console de jeu électronique de poche PlayBoy à 100 euros. Cependant, au moment où ils allaient se rendre aux caisses, Jean remarqua une offre spéciale. Pour l’achat de deux des nouvelles consoles de haut de gamme PlayboyPlusMax à 150 euros chacune, on avait droit en prime à une console Playboy gratuite. Pour la même dépense, ils pouvaient donc avoir des articles plus intéressants.
  «On ne peut pas faire ça, fit Marie. Ce ne serait pas équitable, car un des trois garçons aurait quelque chose de moins bien que les deux autres.»
  «Mais, Marie, dit Jean, qui se voyait emprunter à ses fils leurs nouveaux jouets, pourquoi ça ne serait pas équitable? Aucun n’aurait un cadeau moins bien! Et sur les trois, il y en aurait deux qui auraient quelque chose d’encore mieux. Et si on ne profite pas de cette promotion, deux des garçons seront moins gâtés que ce qui était possible.»
  «Je ne veux aucune inégalité entre les trois», répondit Marie.
  «Même si ça veut dire qu’ils auront moins?»[1]

Ceux et celles qui ont lu les billets précédents, comprendront que Marie est une digne représentante de l’égalitarisme déontologique : il faut à tout prix rechercher l’égalité, et ne jamais admettre les inégalités, même si, comme dans les circonstances précédentes, elles sont avantageuses. Parfit qualifie ces égalitaristes d’égalitaristes intransigeants. «Aux yeux de ces égalitaristes, l’inégalité est mauvaise même quand elle ne nuit à personne.»[2] Pourtant, l’inégalité engendrée en achetant PlayBoyMaxPlus paraît acceptable puisque personne n’est lésée, même si deux enfants s’en sortent mieux que le troisième.

L’égalitarisme répliquera faisant valoir que l’un des enfants se trouvera laissé pour compte, défavorisé, par rapport à ses deux frères plus favorisés, même si chacun y trouve son compte. Ce qui aura pour effet d’engendrer un climat familial malsain. C’est du moins ce que défendrait l’égalitarisme de type téléologique.
La position prioritariste dans la situation décrite par Baggini est plus difficile à circonscrire. Comme on l’a vu, le prioritarisme soutient qu’il faut favoriser les plus défavorisés considérés dans l’absolu. Dans l’anecdote, ce dont le prioritariste doit tenir compte, c’est celui qui a moins; or, l’enfant qui a moins l’est relativement aux deux autres. En soi, il possède quand même une console PlayBoy. Ce qui fait voir l’absurdité de la position prioritariste car on est défavorisé toujours par rapport à d’autres que soi. Un monde où tout le monde est aveugle serait pire qu’un monde où tout le monde voit. Le prioritariste en convient. Mais le prioritariste n’est pas un égalitariste. Pour lui, un monde où seulement certains sont aveugles alors que d’autres voient lui est intolérable, non pas parce qu’il souhaiterait que tous soient aveugles ou que tous soient voyants, mais, tout simplement et candidement, parce que certains ne voient pas.

L’inégalité n’est pas ce qui choque le prioritarisme. Le plus célèbre des philosophes politiques au XXIe siècle, John Rawls, fut sans aucun doute le plus digne représentant du prioritarisme. Son fameux «principe de différence» qui dit en substance que les inégalités ne sont acceptables que si elles sont profitables aux plus défavorisés.[3] Comme on peut le constate, toutefois, ce principe ne nous permet pas de savoir si, dans la situation imaginée par Baggini, l’inégalité est acceptable pour les trois frères.
Ce que l’anecdote de Baggini illustre de manière exemplaire c’est ce qu’il est convenu d’appeler l’objection du nivellement par le bas contre l’égalitarisme et le prioritarisme. Cette objection, comme l’écrit encore Parfit : «invoque les situations où, si on supprimait une inégalité donnée, cela rendrait les choses pires pour certains sans améliorer le sort de quiconque.»[4] Baggini commente ainsi de son côté l’objection du nivellement par le bas :
En effet, il semble qu’il y ait quelque chose d’obstinément pervers dans le fait d’obtenir l’égalité au prix du nivellement par le bas. Il serait facile de rendre tout le monde égal simplement en rendant chacun aussi pauvre que l’individu le plus pauvre de la société. Or, une telle idée paraît évidemment absurde, car ainsi on n’aiderait personne : le plus pauvre resterait aussi pauvre, et tous les autres subiraient un préjudice.[5]

Ainsi, selon l’objection du nivellement par le bas, l’égalitarisme et le prioritarisme conduisent toute la société à une perte sèche de bien-être. Devant ce constat accablant, on ne peut que refuser catégoriquement les demandes prioritaristes des étudiants visant à ne pas hausser les frais de scolarité afin de permettre l’accessibilité aux plus défavorisés. On doit une fière chandelle aux philosophes, en particulier à Derek Parfit, de nous permettre d'être plus lucides devant la rhétorique esclavagiste des partisans de la gauche politique.



[1] Julian Baggini, Le cochon qui voulait être mangé et 99 autres petites histoires philosophiques, Paris, First Éditions, 2007, p. 273.
[2] Derek Parfit, «Égalité ou priorité?», Revue française de science politique, 1996, vol. 46, no. 2, p. 319.
[3] John Rawls, Théorie de la justice, Paris, Seuil, 1997, p. 91.
[4] Ibid.
[5] Julian Baggini, op. cit., p. 273-274.

mardi 6 mars 2012

LE «PRIORITARISME» DES ÉTUDIANTS-BOYCOTTEURS: «Payez, payez pour nous, ainsi soit-il!»

Dans un article retentissant, «Égalité ou priorité?», devenu un classique incontournable sur la notion d’égalité, le philosophe britannique Derek Parfit distingue, à côté des deux formes d’égalitarisme - déontologique et téléologique -, le «prioritarisme». Parfit écrit :
Le prioritarisme, tel que je le définis ici, n’est pas une croyance en l’égalité. Nous donnons la priorité aux personnes défavorisées, non pas parce que cela réduira les inégalités, mais pour d’autres raisons. C’est ce qui distingue cette position de l’égalitarisme.[1]

Examinons le cas suivant, proposé naguère par Thomas Nagel dans une étude, elle aussi remarquable, portant sur l’égalité.[2]
Supposons que j’aie deux enfants, dont l’un est normal et tout à fait heureux, et dont l’autre souffre d’un douloureux handicap. Appelons-les respectivement le premier enfant et le second enfant. Je suis sur le point de changer de travail. Supposons que je doive décider entre déménager pour une ville chère où le second enfant pourra recevoir un traitement médical particulier et bénéficier d’une scolarité particulière, mais où le niveau de vie de la famille sera plus bas et le voisinage désagréable et dangereux pour le premier enfant – ou bien alors déménager pour une banlieue semi-rurale et agréable où le premier enfant, qui s’intéresse particulièrement aux sports et à la nature, pourra avoir une vie libre et plaisante. C’est un choix difficile, de quelque point de vue que l’on se place.[3]

Le choix de Nagel dans cette situation complexe porta, comme beaucoup d’entre nous l’aurait fait, sur l’aide à apporter en priorité au second enfant. Pourquoi? Parce que le second enfant est défavorisé et ce serait là, dit Nagel, une décision égalitariste. Comment soutenir qu’il s’agit bel et bien d’une position égalitariste puisque, prima facie, on défavorise nettement le premier enfant? «Il est plus urgent», répond Nagel, «de faire profiter le second enfant même si le bénéfice que nous pouvons donner au premier enfant est moindre que le bénéfice que nous pouvons donner au premier enfant… Une amélioration dans sa situation est plus importante qu’une amélioration égale ou quelque peu plus grande dans la situation du premier.»[4]

            Soucieux de poser des distinctions judicieuses, Parfit fut conduit à distinguer la position égalitariste de ce qu’il a baptisé du nom prioritarisme. À proprement parler, un partisan du prioritarisme ne se préoccupe pas de l’égalité stricto sensu. Le fait que certaines personnes soient plus défavorisées relativement à d’autres, n’a pas d’importance pour le prioritarisme. Comme l’écrit Parfit :

Les aides qui leur sont destinées [aux plus défavorisées] auraient autant d’importance s’il n’y avait personne qui soit mieux loti. La différence principale est donc la suivante. Ce qui préoccupe les égalitaristes, ce sont les données relatives, à savoir, le niveau de chacun comparé à celui des autres. Selon la conception prioritariste, seul compte le niveau absolu des personnes.[5]

            La distinction que pose Parfit entre égalitarisme et prioritarisme jette, me semble-t-il, un nouvel éclairage sur de nombreux débats politiques ou positions «de gauche» car, si l’on est égalitariste, on n’est pas forcément prioritarisme. Pour un égalitariste téléologique, par exemple, les inégalités sont intolérables en raison des conséquences néfastes qu’elles engendrent dans la vie sociale. Au contraire, pour un prioritariste, il est urgent d’aider les plus démunis, non pas parce qu’ils sont défavorisés par rapport à d’autres plus favorisés, mais parce qu’ils sont, en un sens absolu, misérables. À ce compte, si le prioritarisme doit être cohérent, il doit porter ses revendications absolues en faveur de l’aide à tous les démunis de la terre. Par ailleurs, même si cette aide implique que d’autres doivent se sacrifier pour tous et que, donc, qu’il doive y avoir des inégalités, cela ne pose aucun problème moral à un prioritariste. Sa prière est : Payez, payez pour eux, ainsi soit-il!

            Un des arguments principaux invoqués par les étudiants boycottant actuellement leurs cours afin de contrer la hausse des droits de scolarité, est un argument typiquement prioritariste. Il concerne l’accessibilité aux études supérieures pour les jeunes démunies. Or, aux yeux des étudiants-boycotteurs, il est urgent que ces jeunes qui ne peuvent pas se payer comme les autres des études supérieures soient aidés - tout comme le second enfant du cas de Nagel. Ils sont défavorisés en terme absolu, et une hausse des droits de scolarité viendrait aggraver davantage leur sort. Il est donc urgent, aux yeux de ces étudiants, d’enlever à certains, aux contribuables en particulier, déjà lourdement taxés, pour donner la chance à ceux qui n’ont pas les moyens financiers d’étudier. Cela est tout, sauf de l’égalitarisme. Si Parfit a raison, c’est du pur prioritarisme. Supposons que tous les étudiants soient également démunis. Aux yeux des étudiants prioritaristes, il est urgent de les aider. Pas aux yeux d’un égalitariste, car tous sont également misérables, incapables de se payer des études. Les prioritaristes, eux, se rabattent alors sur l’État-providentiel qui forcera les contribuables à payer pour eux. Adieu l’Égalité!


[1] Derek Parfit, «Égalité ou priorité?», Revue française de science politique, vol. 46, no 2, 1996, p. 312.
[2] Thomas Nagel, Questions mortelles, Paris, Presses Universitaires de France, 1983, chapitre 8.
[3] Ibid., p. 146.
[4] Ibid., p. 147.
[5] Parfit, op. cit., p. 313.
Pour en savoir plus sur le traitement philosophique de la notion d'égalité, consultez le recueil de M. Clayton et A. Williams, The Ideal of Equality, Palgrave Macmillan, 2002.

lundi 5 mars 2012

ÉGALITÉ ET ÉDUCATION



Derek Parfit (1942-  )
Nul doute que, mise à part la liberté, l’égalité constitue la valeur centrale de nos sociétés démocratiques. Nous sommes tous en faveur de l’égalité de quelque chose : égalité des droits, des revenus, des chances, égalité devant la loi, la justice, égalité de respect, de dignité, de qualité de vie, etc. Toute une flopée de valeurs se retrouve ainsi sous le parapluie de l’égalité, de sorte que le concept d’égalité est l’un des plus difficiles à traiter dans les débats politiques actuels.

Pourquoi l’égalité? Pourquoi avons-nous tant foi en l’égalité? Pourquoi l’égalité est-elle si importante à nos yeux? Nous croyons qu’il faut rechercher l’égalité parce l’inégalité est mauvaise en soi; en contrepartie, cela signifie que l’égalité est bonne en soi. On a là ce que les philosophes[1] appellent une conception «déontologique» de l’égalité. «Déontologique» au sens où l’égalité est à rechercher pour elle-même, indépendamment de ses conséquences, de ses résultats bénéfiques par ailleurs. À titre d’exemple, voici ce qu’écrit Myriam Fahmy, directrice de l’État du Québec, Institut du Nouveau Monde, en introduction au dossier Le Québec est-il (toujours) une société égalitaire[2]: «Le principe sous-jacent à tous ces textes est que plus d’égalité est, en soi, un objectif incontournable pour le Québec.»[3]

Pourtant, nous croyons aussi que l’égalité renvoie ultimement aux valeurs de partage et de solidarité. Si l’égalité est bonne, c’est parce qu’elle améliore la société ou qu’elle rend les gens heureux. Nous croyons par exemple que l’égalité économique est de loin préférable aux inégalités vertigineuses entre riches et pauvres, de sorte que c’est en soi une très mauvaise chose que des gens sont plus défavorisés que d’autres. Comme l’écrit encore la directrice de l’Institut du Nouveau Monde : «En fait, les travaux [de chercheurs britanniques Wilkinson et Pickett] ont mis en évidence une étroite corrélation entre, d’un côté, les inégalités de richesse et, de l’autre, l’espérance de vie, le niveau d’alphabétisation, les taux d’incarcération, le taux de toxicomanie, la santé maternelle et une foule d’autres indicateurs sociaux.»[4]

Ici, ce qui importe, ce sont les conséquences néfastes et, déplorables, des inégalités; de sorte que l’égalité paraît de loin préférable à l’inégalité. Les philosophes qualifient de «téléologique» la conception de l’égalité voulant que les conséquences bénéfiques pour la société dans son ensemble soient préférables à celles engendrées par les inégalités.

Dans nos débats politiques, nous confondons souvent la conception déontologique avec la téléologique. Supposons que les membres de la société puissent être (1) également favorisés, ou (2) également défavorisés. Si nous sommes égalitariste, laquelle des deux situations allons-nous préférer? La conception déontologique de l’égalité ne nous permet pas de choisir entre (1) et (2), même si intuitivement nos préférons (1) à (2). Alors sur quoi fondons-nous notre préférence pour la première situation? Nous fondons notre préférence sur la base d’une conception téléologique de l’égalité – le ce en vue de quoi, le télos, comme dirait Aristote, visé par l’égalité. C’est parce que l’égalité vise en bout de piste le partage et la solidarité que le gens l’estiment tant.

Si nous nous sommes égalitaristes, il importe donc de préciser quel type d’égalité nous défendons. À ce propos, les étudiants boycottant actuellement leurs cours, défendent autant les versions déontologiques que téléologiques : ils revendiquent à la fois un droit à l’éducation [conception déontonlogique] afin de permettre l’accessibilité universelle aux études supérieures [conception téléologique]. C’est la raison pourquoi, le boycottage actuel, ne porte pas, à strictement parler, sur la seule hausse des frais de scolarité [téléologique], mais sur la question plus large de la justice sociale qui, aux yeux du moins des boycotteurs, commande l’égalité économique universelle [déontologique]. L’égalité déontologique réclame donc une vision plus large de la politique, à savoir quelque chose comme la sociale-démocratie, voire le socialisme.


[1] Voyez en particulier Derek Parfit, «Égalité ou priorité?», Revue française de science politique, vol. 46, no 2, 1996, 280-320.
[2] Myriam Fahmi, directrice, L’état du Québec 2011, Institut du Nouveau Monde, Boréal, 2011.
[3] Myriam Fahmi, «Le mythe d’un Québec égalitaire», in L’état du Québec 2011, p. 39. Je souligne.
[4]Ibid., p. 35.