samedi 12 octobre 2013

À PROPOS DE «LA MESSE DE L'ATHÉE» DE BALZAC

À Bernard Émond

Le célèbre personnage de «La messe de l’athée» d’Honoré de Balzac, le chirurgien Desplein, est athée. Il affirme «ne croire ni à l’homme ni a Dieu.» Pourtant, lorsqu’il fit la rencontre de Bourgeat, alors qu’il était jeune sans le sous, aux études en médecine, vivotant dans les bas-fond de la misère, son destin changea du tout au tout. Le pauvre Bourgeat lui donna tout en se sacrifiant pour lui, afin que Desplein réalise son rêve de devenir chirurgien. « Sans lui [Bourgeat] la misère m’aurait tué. », dit Desplein. Il se souviendra à jamais de son bienfaiteur qui lui prodigua une telle bonté «dont le souvenir le remue encore aujourd’hui». Aussi à la mort de son bienfaiteur charitable, le chirurgien, devenu célèbre entre-temps, fera chanter quatre messes par an auxquelles il assistera, tout en demeurant athée... Bourgeat fut, en effet, un catholique fervent, et pour honorer sa mémoire, Desplein, bien qu'incroyant, fit chanter des messes à sa mémoire. 

            C’est à ce point précis de la nouvelle de Balzac que le lecteur dérape – tout comme Horace Bianchon, le collègue et confident de Desplein. Bianchon s’étonne en effet de voir son illustre collègue assister à la messe. Bianchon demande des explications que Desplein s’empresse de lui fournir en lui racontant sa rencontre d'un pauvre Auvergnat, Bourgeat. Évidemment, l’athée qu’est Desplein ne rencontre qu’un homme – mais quel homme plein de bonté ! Pas la «Providence», à laquelle ce matérialiste pur et dur ne croit pas du tout.

            Donc, Desplein ne croit pas en Dieu, ni en la Providence par conséquent; mais il croit en la fidélité, à la bonté, bref, à l’amour-agapè dont parle saint Paul dans la première épitre aux Corinthiens (13), que manifeste extraordinairement Bourgeat à son égard. Dès lors, Desplein est comme divisé; dédoublé pour ainsi dire. « Ne connaissez-vous pas en moi, dit-il à Bianchon, un Desplein entièrement différent du Desplein de qui chacun médit ? » Desplein est un matérialiste qui ne croit pas en l’homme, car il n’est qu’égoïsme. Sa jeunesse misérable l’a profondément marqué. D’autre part, sa rencontre avec Bourgeat le bouleversa et le marqua à jamais. «Avec la bonne foi du douteur », Desplein dit à la messe : « Mon Dieu, s’il est une sphère où tu mettes après leur mort ceux qui ont été parfaits, pense au bon Bourgeat; et s’il y a quelque chose à souffrir pour lui, donne-moi ses souffrances, afin de le faire entrer plus vite dans ce que l’on appelle le paradis. »… Je vous le jure, je donnerais ma fortune pour que la croyance de Bourgeat pût entrer dans la cervelle. »

            Il faut bien être matérialiste pour croire que la foi, comme amour-agapè - l’amour-don - puisse nous «entrer dans la cervelle»! Dieu n’est pas dans le cerveau. Il se trouve dans le «cœur», comme se plaît à dire  Blaise Pascal. C’est la lubie d’un médecin matérialiste pour qui, tout doit s’expliquer uniquement par le comportement de la matière.

            Quoi qu’il en soit, Bianchon cru malgré tout que son collègue n’est pas mort athée. En tout cas, les croyants, eux, pensent que, tout comme Bourgeat est venu lui ouvrir les portes de la médecine, il lui ouvrit également «la porte du Ciel». Au fond, on en sait rien; Dieu seul juge.

            Il y a chez Desplein une sorte de cécité volontaire. Comme s’il fut incapable de voir ce vers quoi pointe le doigt; il ne voyait que le doigt. Le Frère André pour sa part n’a cessé de rappeler qu’il n’était pas l’auteur des guérisons qu’il prodiguait. Il n’était, disait-il, que «le petit chien de saint Joseph. »[1] « Le bon Dieu se sert souvent d’un vil instrument. »[2]

Bourgeat ne fut lui aussi que le vil instrument de Dieu pour soulager la misère de Desplein. L’illustre chirurgien était toutefois incapable d’admettre la réalité d'une Providence. Ce n’est pas Dieu qu’il célèbre dans les messes auxquelles il assiste. Il célèbre la mémoire du bon Bourgeat ! Tout comme saint Frère André l’aurait été, Bourgeat fut sans doute offusqué de cette marque d’affection pour sa propre personne. Pour un croyant, ce n’est pas en effet Bourgeat qui méritait ces actions de grâce, mais Dieu lui-même, dont le Frère André n'a cessé de louer la bonté : « Comme le bon Dieu est bon ! »[3] Évidemment, ce langage est parfaitement dénué de sens pour un mécréant.

Le croyant ne doit surtout pas aller vite en affaire en condamnant Desplein, de même que tous les incroyants, car nous sommes tous incroyants à des degrés divers. Nous manquons tous d’amour-agapè, vertu théologale par excellence. Prions Dieu pour qu’il augmente en nous l’amour-agapè. Car, « même si je puis transmettre des messages reçus de Dieu, posséder toute la connaissance et comprendre tous les mystères…, si je n’ai pas agapè, je suis rien», comme l’écrit si éloquemment l’apôtre Paul.




[1] Frère André disait souvent…, Recueil de paroles de frère André rapportées par ses amis, Montréal, Fides, 2010, p. 94.
[2] Ibid., p. 93.
[3] Ibid., p. 21.

dimanche 6 octobre 2013

CHARTE: LA LIBERTÉ DE DISCRIMINER A UN COÛT


Être libre, nous dit Ayn Rand, a un prix. Être libre, c’est assumer le coût de ses choix. Exemple personnel. Bon nombre de librairies n’ont pas daigné vendre mon ouvrage, Le devoir à l’éducation, paru chez Accent Grave en novembre 2012. Certaines n’ont pas accepté d’exemplaires du distributeur, alors que d’autres, qui ont accepté de vendre mon livre, l’ont fait en le cachant, c’est-à-dire en ne le mettant pas en évidence sur les présentoirs. On m’a dit que mon essai défendant le «carré vert» n’était pas vendeur. Foutaise. Dans certaines librairies, la situation est pire encore : les exemplaires sont toujours emballés dans leur boîte, traînant quelque part dans l’arrière-fond du magasin…

            Certes, les libraires ont la liberté de vendre les livres qu’ils veulent bien vendre. Ceux, évidemment, qu’ils considèrent, selon leur préférence, comme «dignes d’être lus». Il faut penser que mon Devoir à l’éducation ne comportait pas cette dignité aux yeux de bon nombre de libraires. Si Richard Martineau était l’un d’eux, je vous prie de croire qu’il aurait drôlement moussé la vente de mon livre, puisque dans l’une de ses chroniques, il a encensé mon essai. (Journal de Montréal, le 24 mars 2013).

            Je n’évoque pas ces faits pour me plaindre, mais pour souligner l'évidence brutale que discriminer a un coût, comme le souligne Ayn Rand. Les libraires qui prennent la liberté (légitime) de ne pas vendre mon livre, le font, au fond, malgré eux, c’est-à-dire qu’ils se privent ni plus ni moins d’un revenu. Je ne les juge pas. Je dis seulement qu’ils se privent de revenus. Et ils se privent en fonction de leurs «valeurs».

            Ainsi va la nature humaine, diront plusieurs : nous sommes libres d’exercer de la discrimination dans le «marché libre». Je n’aime pas ta «face»; donc, je n’achèterai pas ton produit. D’accord. Mais il se peut que tu paies plus cher ailleurs pour le même produit…

Tu ne prises pas les carrés verts? Comme libraire, tu ne vends donc pas le livre, point à ligne. Tu es libre, cela va de soi, de le faire. Personne ne t’oblige à le vendre. Sauf, que tu te prives d’un revenu (aussi menu soit-il). Puis, imagine qu’un jour cet ouvrage se vende comme des petits pains chauds. Tu seras alors bien embarrassé! Tu réviseras peut-être ton opinion. Rappelons-nous à ce propos qu’à une certaine époque, au Québec, bon nombre de libraires ne souhaitaient pas vendre les pièces de Michel Tremblay. Le libre jeu de l’offre et de la demande a fait fondre leur préjugé.

Le Canada défend les droits de l’homme. Au départ, les libéraux de Jean Chrétien furent réticents à commercer avec le géant économique qu’est devenu la Chine, où les droits de la personne ne sont pas reconnus, voire brimés. L’offre et la demande a amené tout de même le Canada à négocier des accords commerciaux avec la Chine.

L’Europe, à partir de 1453, date de la prise de Constantinople par les Turcs, payait à prix d’or les épices venus de l’Inde. En bloquant désormais le chemin des épices et de la soie, les Turcs prirent le contrôle de ces denrées recherchées par les Européens que les marchands italiens achetaient auparavant à des marchands arabes sans problème, sans surenchère de prix. La suite est bien connue. L’Europe chercha par tous les moyens à contourner la fameuse «route des épices» passant par le comptoir de Constantinople. Les Turcs encaissèrent d’énormes profits tout en discriminant l’Europe. Mais les Turcs furent pénalisés dans la suite des choses puisque les Européens trouvèrent finalement d’autres accès aux épices. Ils découvrirent l’Amérique, entre autres. En outre, n’étant pas chrétiens, les Turcs, des «Sarrazins», adeptes du Prophète, furent condamnés comme impies par les chrétiens. Au départ, les questions d’appartenance religieuse ne jouèrent pas entre les commerçants Européens et Arabes. Avec la prise de Constantinople, s’éleva une immense muraille d’incompréhension entre chrétiens et musulmans. Soulignons-le bien : au strict plan économique, avant l’arrivée des Turcs, tout allait dans le meilleur des mondes au plan commercial. Lorsque les princes ainsi que le rois chrétiens avec l’Église se dressèrent contre les sultans de l’empire Ottaman, tout commença à déraper. C’est toujours ainsi lorsqu’un État se met à discriminer.

Tu détestes les femmes voilées? Il s’agirait, selon toi, d’un signe de barbarie indigne des femmes? D’accord. Tu apprends que ton resto préféré vient d’engager une serveuse portant le voile. D’accord. Tu décides de ne plus y remettre les pieds quitte à payer plus cher. Assume dès lors les conséquences de ton préjugé!

Au plan collectif, l’État québécois décide de ne plus tolérer les signes ostentatoires religieux pour ses fonctionnaires dans l’exercice de leur fonction, à l’hôpital, à la garderie, à l’école, etc. En particulier, le voile pour les femmes. Ignoble et condamnable. D’accord. Sachons toutefois qu’il y a des coûts élevés liés à ces préjugés. Dans le marché libre, ces signes soi-disant ostentatoires ne posent pas de problèmes. Car ce que chacun cherche, c’est que chacun satisfasse son intérêt. Ainsi, tu portes un voile comme serveuse. Pas de problème. Dans la mesure où tu fais bien ton travail, et que ce vêtement ne nuit pas à l’exécution de ton travail. Voilà ce que disent les entrepreneurs d’une voie unanime.

Lorsqu’un État décide, au nom de la soi-disante valeur de «laïcité» ou des «valeurs québécoises», du «bien commun», du «bien-être collectif», ou que sais-je encore, etc., il y a des coûts associés à une politique discriminatoire. Car, qu’on le veuille ou non, il s’agit d’une politique «discriminatoire» : certains citoyens-es, arborant des signes religieux ostentatoires, ne seront plus considérés comme des citoyens à part entière au regard de l’État désormais « laïque ». En tout cas, ils ne pourront plus postuler les emplois gouvernementaux. Les employés de l’État laïque devront mettre au vestiaire leurs signes religieux ostentatoires. Sinon, ils devront se trouver un emploi ailleurs que dans la fonction publique. Évidemment, ce seront les femmes musulmanes portant le voile qui écoperont en première ligne. Dommages collatéraux, répliquent les partisans de la laïcité de l’État. Dommages tout de même.

En outre, il faudra bien créer une «Office de la Charte des valeurs» veillant à la mise en place de la politique étatique ainsi que de sa bonne marche. Il faudra donc taxer davantage les citoyens (déjà surtaxés) afin d’assurer la bonne marche de la Charte. Comble de l’aberration, des citoyens faisant l’objet de la politique discriminatoire devront contribuer financièrement à leur propre discrimination!

Comme on le voit, en pratiquant sa politique discriminatoire de «laïcité», l’État québécois ne réussira qu’à antagoniser les citoyens. On le constate déjà : la Charte des «valeurs québécoises» divise effectivement les Québécois. Cherchant le soi-disant «bien commun», l’État favorise ainsi, paradoxalement, la division et le conflit entre Québécois.

À mon avis, suivant les sages conseils d’Ayn Rand, il faut à tout prix éviter de «nationaliser» ou d’«étatiser» les préjugés. Le problème de fond, c’est que la Charte du PQ constitue un «coup d’État» au sens où le PQ entend nous enfoncer dans la gorge un soi-disant «droit collectif», celui de la neutralité de l’État, qui serait supérieur soi-disant aux droits et libertés individuels. Ayn Rand n’a pas de mots assez forts pour condamner ce genre de coup d’État. Une grande part de son œuvre constitue un réquisitoire en faveur des droits individuels contre l’existence de pseudo «droits collectifs».

Je termine par cette citation d’Ayn Rand tirée de Texbook of Americanism (1946) :

 

« Le principe de base des États-Unis d’Amérique est l’Individualisme.

L’Amérique est fondée sur le principe que l’Homme possède des droits inaliénables :

-  que ces droits appartiennent à chaque homme en tant qu’individu – et non pas aux «hommes» entendus comme formant un groupe ou une collectivité;

-  que ces droits sont la propriété inconditionnelle, personnelle et individuelle de chaque homme – pas du public, de la société, de propriété collective d’un groupe.

-  que ces droits sont attribués à l’homme par le fait qu’il soit un homme – et non pas par le fait que la société les lui octroie;

-  que l’homme est détenteur de ces droits, non pas en vertu de la Collectivité, ni non plus au bénéfice de la Collectivité, mais contre la Collectivité – telle une barrière que la Collectivité ne doit pas franchir;

-  que ces droits visent à protéger l’homme des autres hommes;

-  que c’est seulement sur ces droits que l’homme peut vivre dans une société libre, juste, digne et décente.

La Constitution des États-Unis d’Amérique n’est pas un document qui limite les droits des hommes – mais un document qui limite le pouvoir qu’exerce la société sur les hommes.[1] »




[1] Peter Schwartz, The Ayn Rand Column. Written for the Los Angeles Times, New Milford, Connecticut, 1998, p. 83. Ma traduction.