Dieu créa l’homme à
son image, dit la Bible, les philosophes font le contraire, ils créent Dieu à
la leur. »
G.C. Lichtenberg
On
doit féliciter le professeur de philosophie aujourd’hui à la retraite, Michel
Métayer, d’avoir réussi à colliger sous forme d’énoncés paradoxaux les
principales objections contre le christianisme. Bon nombre de mes
collègues doivent le remercier d’avoir dit tout haut ce que plusieurs d’entre
eux pensent tout bas. La suggestion pourrait être faite à mes collègues professeurs
de philosophie de rédiger, d’après le dernier chapitre de Ces paradoxes qui nous habitent, une sorte de Déclaration des
Philosophes contre la foi religieuse au monothéisme. Pour ma part,
je ne signerai jamais une telle Déclaration, non pas seulement parce que je suis
croyant, mais parce que ce texte, du moins le chapitre en question de Métayer,
contient de sérieuses méprises.
Saint Thomas d'Aquin o.p. |
La première de ces méprises
concerne un point méthodologique. Métayer n’entend pas entrer dans ce qu’il
appelle « l’écueil intellectualisme » (p. 242), c’est-à-dire – si je comprends
bien - dans les discussions techniques visant à résoudre les paradoxes
religieux relevés. C'est curieux. Métayer est surtout soucieux d’identifier
les problèmes, contradictions, incohérences, paradoxes, etc., pris au pied de la
lettre, tels qu’ils se présentent prima
faciae. Si un philosophe se souciait de présenter, exemple, le paradoxe
logique de Russell (« La classe des classes s’appartient-t-elle ou non à
elle-même ? »), il aurait sans à cœur de présenter la solution que Russell
lui-même présenta de son paradoxe, à savoir la fameuse « théorie des types ».
S’il ne le fait pas, on aurait le droit de blâmer son manque d’esprit
critique, vertu par excellence du philosophe. Thomas d’Aquin (1224-1275), le théologien par excellence de l’Église
catholique, proposa une série de réponses à la difficile question de de Dieu. Métayer passe cela sous le silence.
Autre méprise méthodologique. Dieu
doit répondre, selon Métayer, à des réquisits humains. Cinq, en fait. Puisque
Dieu est l’être suprême inconcevable et incompréhensible, suivant l’auteur, Il doit être… compréhensible pour les
humains; … se révéler aux humains; … ressembler aux humains; … interagir avec
les humains; … juste et bon dans sa conduite envers les humains. C’est alors un
secret de Polichinelle que ces cinq exigences conduiront successivement à cinq beaux
paradoxes. Pourquoi ces contraintes imposées à Dieu ? C’est que, selon
l’auteur, « l’idée de Dieu est d’une grande abstraction » de sorte qu’il
convient de la ramener sur le « plancher des vaches », c’est-à-dire au niveau
humain. Nivellement par le bas, pour ainsi dire. Dieu doit donc se plier aux
exigences de l’intelligence humaine. Dans
Mon testament philosophique, Jean
Guitton écrit : « Si Dieu était facile, il serait à portée de main. Il ne
serait pas transcendant et ne serait pas Dieu. Mais si Dieu est Dieu, il y a
une disproportion entre Lui et nous. Rien d’étonnant à ce que, pour
l’apercevoir, nous devions nous dresser sur la pointe de l’esprit.»[1]
Les
efforts intellectuels furent remarquables pour se hisser à un horizon où Dieu
peut être entrevu. Thomas d’Aquin fut l’un de ceux qui tenta de penser «
l’impensable ». Or, Métayer refuse d’examiner ce genre de prouesses intellectuelles.
Dommage. Peut-être pense-t-il avec Russell, et bon nombre de mes collègues, que le « Docteur angélique »
n’est absolument pas digne d’être tenu comme un véritable philosophe.[2]
Lord Russell en effet écrit dans sa monumentale Histoire de la philosophie occidentale (1945):
On trouve chez
Thomas d’Aquin peu de véritable esprit philosophique. Il n’agit pas, comme le
Socrate de Platon, en suivant l’argument jusqu’à son terme quel qu’il soit. Il
ne s’engage pas dans une recherche, dont le résultat est imprévisible. Avant de
commencer à philosopher il sait déjà d’avance la vérité: elle est déclarée dans
la foi catholique. S’il peut trouver des arguments, en apparence rationnels
pour certaines parties de la foi, tant mieux; s’il ne le peut pas, il retombe
sur la révélation. Trouver des arguments pour une conclusion fixée d’avance
n’est pas de la philosophie mais une plaidoirie spéciale. Je ne puis donc
admettre qu’il mérite d’être placé au même niveau que les meilleurs
philosophes, tant en Grèce que dans les temps modernes. [3]
Il
s’agit là de la part de Russell d’un jugement parfaitement malheureux et inique.
Russell, athée avoué et militant, détestait Thomas d’Aquin. Je doute qu’il ait
sérieusement lu une seul ligne de la Somme
théologique; où s'il a lu l'Aquinate, c'est à travers ses propres lunettes farouchement anti-aristotéliciennes. Russell avait en effet déclaré l’anathème sur la philosophie
aristotélicienne et ses successeurs. N’écrivait-il pas cette phrase qui tue au
sujet d’Aristote dans The Scientific
Outlook (1931): « Aristote, il faut le dire, fut l’un des grands malheurs
de l’humanité. »[4]
Thomas d’Aquin fait sien la démarche de
la théologie remontant à saint Augustin : Fides quaerens intellectum, la foi cherchant à comprendre.[5] C’est
peut-être ce qui offusque tant Russell et ses successeurs. Mais, lui-même, Russell, n’a-t-il pas confesser
sa foi dans le logicisme ? N’a-t-il
pas consacré un immense volume (les Principia Mathematica) à démontrer
que les mathématiques sont réductibles à la logique ? N’y a-t-il pas là une
thèse (le logicisme) fixée d’avance ? Par ailleurs, le projet logiciste de
Russell et de Frege n’a-t-il pas échoué lamentablement ? En somme, Russell
n’a pas à faire la leçon à Thomas d’Aquin lequel, par la méthode de la disputatio, se faisait un devoir de toujours considérer les opinions contraires à la sienne.
Il y a, enfin, une
troisième méprise dans le chapitre de Métayer : un paradoxe n’est pas
forcément un échec de la pensée, du moins si l’on songe à l’auteur du Tractatus logico-philosophicus, Ludwig
Wittgenstein. J’y reviendrai à la fin.
Pour le moment, puisque
Métayer n’entend en aucune manière se référer aux solutions « intellectuelles »
proposées des paradoxes religieux, je voudrais ici exposer assez succinctement
la démarche de Thomas d’Aquin concernant l’épineuse question des « noms de Dieu ».
Les chrétiens comme moi
parlent de Dieu comme d’un Père.
Notre Credo commence par « Je crois en Dieu, le Père tout-puissant ». Jésus désignait le Dieu d’Abraham, d’Isaac et
de Jacob, de « Père », au grand dam des juifs radicaux, en particulier les
pharisiens (dont saint Paul, ou Saul, faisait partie, avant sa conversion). Il
s’agit, il va de soi, d’une métaphore.
Dieu n’a rien d’un père qui engendre les hommes selon la génération sexuelle. Cependant,
le concept de père a l’avantage d’être signifiant pour le commun des mortels
puisqu’il rapproche Dieu d’une réalité humaine fondamentale, la paternité et,
avec elle, l’amour d’un père pour ses enfants. Dieu nous aime comme un père aime
ses enfants, et bien encore davantage. Il se soucie de nous ; Il est prêt
à tout pour notre bonheur. Il a même envoyé parmi les hommes son Fils, Jésus
Christ.
La Bible abonde en images
métaphoriques touchant Dieu. Dieu est une forteresse,
un rocher, un rempart. De même, Dieu se met parfois en colère ; il est un
Dieu jaloux ; il ne tolère pas qu’on ne l’aime pas ou qu’on aime d’autres
divinités. Par ailleurs, est « miséricordieux », lent à la colère ; Il
pardonne nos fautes. Ce ne sont là que quelques exemples de noms ou
d’expressions tous aussi métaphoriques
les uns que les autres. Comme on sait, la métaphore est une figure de style qui
transpose une qualité ou un attribut d’un être appartenant à un autre.
L’exemple classique : La neige a
recouvert le sol de son blanc manteau. La neige est comparée à un vêtement
blanc. Il est littéralement faux de comparer la neige à un vêtement puisque ce
sont deux concepts radicalement distincts. Mais la comparaison permet
d’exprimer la réalité de la neige. Les croyants expriment la présence de Dieu
dans leur vie. Victor Hugo disait : « Tout
homme est un livre où Dieu lui-même écrit » L’homme est comparé ici à un
livre, et Dieu à l’écrivain. Bien que l’énoncé soit littéralement faux, il
contient une part de vérité importante. Tout comme la première phrase de la
chanson de Gilles Vigneault Mon pays :
« Mon pays ce n’est pas un pays, c’est
l’hiver ». La métaphore de la saison hivernale permet au chansonnier de
qualifier de manière éloquente l’identité de son pays. Même si l’énoncé est
littéralement faux, il comporte une vérité profonde. Il en va de même avec
l’énoncé du Credo, Dieu, le Père
tout-puissant.
Le langage religieux ne
roule pas que sur la métaphore. Thomas d’Aquin identifie trois autres usages du
langage religieux, l’usage univoque, équivoque et analogique. Le monde univoque du langage est celui où un prédicat
est attribué en toute vérité à un sujet ou un être. Par exemple, Fido est un chien. Ou encore : Ma mère est une femme. Dans ces deux
cas, le prédicat désigne proprement l’être ou l’essence du sujet. Or, remarque
l’Aquinate, il ne saurait y avoir d’usage univoque
dans le cas de Dieu. C’est-à-dire : on ne peut tout simplement pas
qualifier la nature de Dieu, ce qu'il est en lui-même, qui demeure parfaitement inconnaissable.
Ici, il faut citer ce passage tiré de la Somme
théologique :
Nous
pouvons le nommer [Dieu] d’après les créatures, mais non pas de telle sorte que
nos noms puissent prétendre exprimer l’essence divine telle qu’elle est en elle-même,
à la manière dont le mot [le prédicat] homme
exprime, par sa signification, l’essence de l’homme telle qu’elle est [dans
l’énoncé « Socrate est un homme »] Car ce dernier nom signifie la définition
humaine [le concept], qui elle-même déclare l’essence ; en effet, la
notion objective que signifie le nom, c’est la définition.
On peut
donc dire, en ce sens-là, que Dieu n’a pas de nom [de prédicat ou d’attribut],
ou qu’il est au-dessus de nos appellations, parce que son essence, sa nature
est au-dessus de ce que nous pouvons comprendre et par suite exprimer.[6]
Donc, il nous impossible à nous les êtres humains de
parler de Dieu de manière univoque,
c’est-à-dire en le désignant pour ainsi directement, ce qu’il est en lui-même,
son essence ou sa nature. Dieu en lui-même nous est parfaitement inconnu. Même
la déclaration fondamentale pour un chrétien de saint Jean dans sa première
lettre : « Celui qui n’aime pas ne
connaît pas Dieu, car Dieu est amour (agapè) » (1 Jn 4 8), ne porte pas sur
la nature ou l’essence même de Dieu. En fait, Dieu est l’auteur de l’amour.
En lui-même, Dieu ne correspond
à aucun concept. Fido répond au concept d’animal, genre canin. Une mère répond
au concept de femme, genre maternel. Dieu ne répond à aucun concept. Il est
inclassable. Il n’appartient à aucune espèce, sous aucun genre.
Le
langage religieux est parfois équivoque.
Par exemple, dire Dieu est grand est
source d’équivoque puisque l’énoncé
peut signifier à la fois que Dieu possède une grande taille ou qu’Il est excellent.
Généralement, il est aisé de désambiguïser l’énoncé en tenant compte du
contexte. Même chose pour Dieu est amour,
car le mot « amour » peut avoir plusieurs sens, dont celui d’amour désintéressé (agapè en grec ancien) ou érotique
(èros, en grec ancien).
Entre
l’usage univoque et l’usage équivoque, Thomas d’Aquin place l’usage analogique. Si nous pouvons parler de
Dieu, dit l’Aquinate, c’est la plupart du temps à l’aide de l’analogie partant de l’expérience
humaine. L’analogie est une sorte de
métaphore adoucie ou affaiblie, pourrait-on dire. Dans les deux cas, dans
l’usage métaphorique et l’usage analogique, une comparaison est évoquée. C’est
ce que nous faisons lorsque nous disons par exemple que Dieu est amour, qu’Il est une
personne, qu’Il est intelligent,
qu’Il est sage, bon, tout-puissant, éternel, omniscient, etc. Si nous sommes dans l’impossibilité de parler de
Dieu directement, tel qu’il est en lui-même, dans son essence et sa nature,
nous pouvons toutefois en parler à partir de notre expérience d’être corporel
limité. Notre intelligence fonctionne à partir de notre expérience sensible,
soumise à l’espace et au temps. Si Dieu est éternel, c’est qu’il n’est pas dans
le temps, ou soumis au temps ; il est en dehors du temps. Si Dieu est
amour, c’est qu’il est par excellence cette vertu, qu’est l’amour désintéressé,
l’amour-agapè. Dieu, en somme,
constitue la perfection de l’imperfection rencontrée chez les hommes. Certes,
des hommes et des femmes ont réalisé en eux, dans leur existence, l’amour-agapè, tel Jésus Christ, et les grands
saints. C’est à partir d’eux que nous pouvons dire que Dieu est amour. Si je vois des traces de pas humain dans le sable,
j’infère qu’un être humain est passé par là. Lorsque je vois au loin de la
fumée, j’infère du feu ou un incendie. J’infère la cause de l’effet. Même
chose avec Dieu : par analogie, j’infère Dieu de ces manifestations
spatiales et temporelles. Les fameuses « preuves » de Thomas d’Aquin en faveur
de l’existence de Dieu ne sont que « voies » inductives menant à Dieu. Ces cinq
« voies » ont toutes la même structure : d’un effet, ou d’une série
d’effets, je puis en inférer la cause.
On
comprendra que je ne souhaite pas entrer dans l’exposition des cinq voies
puisque cela n’entre pas directement dans notre sujet, les paradoxes religieux.
Prima facie, le paradoxe qu’engendre
Thomas d’Aquin lorsqu’il parle de Dieu, c’est que, d’une part, on ne saurait
rien dire de Dieu tel qu’il est en lui-même, et, d’autre part, qu’on se permet
d’en dire beaucoup à son sujet, à savoir qu’il est éternel, tout-puissant,
omniscient, amour, etc. Or, comme nous venons de le montrer, ce paradoxe n’est
qu’apparent lorsqu’on néglige les usages univoque
et analogique du langage.
Rappelons que, du point de vue de l’usage univoque,
on ne peut rien dire directement quant à la nature ou l’essence de Dieu ;
alors que du vue de l’usage analogique, on peut attribuer à Dieu certaines
perfections ou excellences éminentes. Par conséquent, il y a apparence de
paradoxe lorsqu’on néglige les distinctions en question, entre les deux usages.
D’autant plus que Thomas d’Aquin déclare, sans mentionner qu’il s’agit de
l’usage univoque qui ne sera
introduit que par la suite dans la Somme
théologique, là où est traité les noms divins (Ière partie, question 13,
articles 5 et 6) :
Une fois
assurés qu’un être est, il reste à se demander comment il est, afin d’en venir
à ce qu’il est. Mais à l’égard de Dieu, ne pouvant savoir ce qu’il est, réduits
à connaître ce qu’il n’est pas, nous n’avons point à considérer comment il est,
mais plutôt comment il n’est pas.[7]
Par exemple, Dieu n’est pas corporel (matériel). Il n’est
pas non plus perceptible par les cinq sens. Par conséquent, si Dieu n’est pas
matériel, Il doit être spirituel. Du moins, selon l’usage analogique voulant que, dans notre monde matériel soumis à
l’expérience, ce qui n’est pas matière est esprit. Il ne faut jamais perdre de
vue qu’il s’agit, non pas d’un usage univoque
décrivant directement Dieu, mais de l’usage analogique
inférant une propriété de Dieu à partir d’êtres de notre monde. En d’autres
termes, par analogie avec l’être humain, qui est à la fois corps et esprit,
Dieu doit être esprit.
Évidemment,
si l’on est disciple de David Hume touchant la causalité, l’inférence analogique d’une cause par ses effets,
constitue une erreur logique sérieuse. Mais c’est là une difficulté qui ne nous
concerne pas directement.[8]
Le
langage sur Dieu est donc analogique
et non « essentialiste ». Le philosophe contemporain, Ludwig
Wittgenstein (1889-1951), a mieux compris que quiconque l’enseignement de Thomas d’Aquin
concernant l’usage analogique du langage sur Dieu. Dans un cours portant sur la
croyance religieuse, Wittgenstein disait :
Prenez «
Dieu a créé l’homme ». Les fresques de Michel-Ange montrant la création du
monde. En général il n’y a rien qui explique la signification des mots aussi
bien qu’une image, je suppose que Michel-Ange a été aussi bon que quiconque et
qu’il a fait de son mieux ; voici son image de la création d’Adam par la
Divinité.[9]
Ce sont des images analogiques dirait l’Aquinate. Des
images susceptibles de rendre intelligible Dieu à un enfant, voire à un adulte.
Évidemment, pour un disciple de Platon, la peinture de Michel-Ange constitue un
malentendu funeste qui égare l’intelligence. Elle est littéralement
fausse : Dieu n’est pas un vieil homme, arborant une barbe grise et
blanche, touffue, couvert d’un léger voile, etc. D’un moins, la peinture
éveille-t-elle, ou tente d’éveiller l’idée de Dieu comme du Père céleste, analogie
évoquée, le premier, par Jésus lui-même. L’athée ou l’agnostique s’offusque
devant une telle image qui n’aurait, selon eux, pour fonction que
d’illusionner. Wittgenstein n’est pas d’accord. Les mots, comme les images, les
peintures, etc., font un certain usage du
langage, et il convient d’identifier cet usage avant de déclarer que ce n’est
que du baratin. Dans le Tractatus,
Wittgenstein était d’avis que le langage sur Dieu ne se laisse pas dire ;
qu’il est dénué de sens. Toutefois, ce langage dénué de sens ne l’est pas tout
à fait car il montre ce qui ne peut
être dit.
Si paradoxe il y a à
affirmer à la fois qu’on ne peut parler positivement de Dieu et qu’on en parle
tout de même, de manière indirecte pour ainsi dire, celui-ci n’est pas aussi
vilain qu’on serait porté à penser. C’est du moins ce que pensait Wittgenstein.
Le paradoxe n’est pas purement et simplement dénué de sens, comme le soutenait
les positivistes logiques du Cercle de Vienne. Voici ce que Wittgenstein
confiait sur ce point aux membres du Cercle de Vienne :
Il y a
en l’homme la tendance à donner du front contre les bornes du langage. Voyez p.
ex. lorsqu’on s’étonne de l’existence de quelque chose [l’existence du monde,
en particulier]. Cet étonnement ne peut pas s’exprimer sous la forme d’une
question et il n’y a pas davantage de réponse. Tout ce que nous sommes en état
de dire ne peut être a priori que non-sens. Malgré cela, nous donnons du front
contre les bornes du langage. C’est ce qu’a vu Kierkegaard lui aussi et, bien
plus, ce qu’il a indiqué d’une manière tout à fait similaire (comme un
affrontement au paradoxe)… Mais la tendance, l’affrontement, indique quelque chose ![10]
Pour Thomas d’Aquin et les
chrétiens, notre usage du langage sur Dieu, indique le mystère propre de Dieu lui-même, sur lequel on ne peut rien dire.
Est-ce là une faute de Dieu ? Une limite à Sa toute-puissance ? Une
grande faille dans notre langage ? Laissons donc Dieu être Dieu, et les hommes en
parler avec le seul langage qu’ils possèdent, tout en se hissant « sur la pointe de
leur esprit ».
[1]
Jean Guitton, Mon testament philosophique,
Presses de la Renaissance, 1997, p. 33.
[2]
Voir Bertrand Russell, Histoire de la
philosophie occidentale, chapitre XIII, Paris, Les Belles Lettres, 2011.
[4] Bertrand Russell, The Scientific Outlook, Londres,
Routledge, 1931, p. 27. Ma traduction. Le philosophe français Jacques
Maritain avait une appréciation complètement opposée à celle de Russell au
sujet de saint Thomas d’Aquin. Dans ses Éléments
de philosophie, Maritain écrit à propos de Thomas d’Aquin : «… par son
génie proprement théologique usant de la philosophie d’Aristote comme d’un
instrument de la science sacrée, laquelle est en nous ‘comme une impression de
la science de Dieu’, il a élevé cette philosophie au-dessus d’elle-même, en
l’attirant dans une lumière supérieure qui en fait resplendir la vérité d’une
façon plus divine qu’humaine. » (Tequi, 1951, p. 62).
[5]
Dans La Trinité, saint Augustin écrit:
« La foi cherche, l’intellect trouve; c’est qui fait dire au prophète : « Si
vous ne croyez pas, vous ne comprendrez pas. » (Isaïe. 7 9)
[6]
Saint Thomas d’Aquin, Somme théologique,
Dieu, Tome deuxième, Traduction française de Père Sertillanges o.p., Paris,
Cerf, 1956, p. 82-83.
[7]
Saint Thomas d’Aquin, Somme théologique,
Ière Partie, Question 3, introduction, Paris, Desclée, 1958, Dieu, tome
premier, p. 84.
[8]
Je renvoie sur ce point à l’excellent essai de Edward Feser, Aquinas. A Beginner’s Guide, Oxford,
Oneworld, 2009.
[9]
Ludwig Wittgenstein, Leçons et
conversations, Paris, Gallimard, Folio | Essais, 1992, p. 122.
[10]
Ibid., p. 155-156.
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