Bon
nombre d’observateurs ont noté que la « grève » étudiante de ce printemps qui
tarde est sans commune mesure, tant au plan des effectifs mobilisés que des
revendications poursuivies. Au printemps 2012, le mouvement étudiant atteignit
près de 300 000 en grève générale illimitée, alors qu’actuellement le
nombre atteint à peine 45 000. Mais ce sont surtout les revendications qui
changent du tout au tout : de la lutte contre la hausse des frais
scolarités, il s’agit maintenant de la lutte contre l’« austérité » et -
pourquoi pas ? - contre les hydrocarbures ainsi que les serviettes sanitaires…
Une pancarte résumait le tout : « Fuck
toute ! ». Nul doute que les centrales syndicales refusent d’entrer dans
ce cirque estudiantin où le slogan de Che Guevara reprend du service : « Soyons réalistes ! Exigeons l’impossible ! »
Le député de Mercier, Amir Khadir, de son côté, appelle de ses vœux un nouveau
printemps-étudiant-contestataire.
Sensible à la justice sociale,
percevant les compressions budgétaires du gouvernement Couillard comme des «
coupes » éhontées pratiquées dans les chairs des plus démunis, l’étudiant-moyen
ne semble pouvoir faire autrement que donner son aval au mouvement de
contestataire étudiant, sans trop savoir pourquoi au juste. C’est ici que la
pensée critique peut l’aider à se faire une tête. Nous prendrons pour modèle,
le penseur par excellence de l’Église catholique, saint Thomas d’Aquin
(1224-1275).
Je
vous entends déjà plusieurs d’entre vous contester que ce saint puisse
constituer un modèle de pensée critique. Comment, un dominicain, nourrit à l’Évangile
et à la Bible, peut-il indiquer la voie de la neutralité, de l’examen objectif
? Il faut, en effet, se défaire de cette image d’Épinal que nous a peinte la
modernité du penseur chrétien. Bertrand Russell, surtout, a dit de Thomas
d’Aquin qu’il ne méritait pas le titre de philosophe (voir Histoire de la philosophie occidentale, chapitre 13). Or, Russell,
en bon athée, n’a jamais lu une ligne ou à peine de l’Aquinate. En plus,
Russell entretenait une profonde aversion contre Aristote, le penseur préféré
de Thomas d’Aquin. Dans un essai datant de 1931, The Scientific Outlook, Russell écrit noir sur blanc : «
Aristote, il faut le dire, constitua l’un des plus grands malheurs de
l’humanité. » L’autorité de Lord Russell fit boule de neige, et Thomas d’Aquin
tomba dans le discrédit.
Allons
au-delà du mépris de Russell pour l’Aquinate. Que trouve-t-on ? D’abord, une méthode de pensée. Méthode qui avait
cours dans les universités au Moyen Age et que Thomas d’Aquin appliqua de
manière systématique dans ses écrits, dont la Somme théologique, qui reste le chef-d’œuvre du dominicain. Cette
méthode, donc, au cœur de l’enseignement médiéval, a pour nom en latin la disputatio (le débat ou la controverse).
Il ne s’agit jamais pour Thomas d’Aquin de rabâcher
simplement les points de la doctrine catholique. Aujourd’hui, nous dirions que
la démarche thomasienne vise avant tout l’exercice de la pensée critique. Aristote parlait, lui, de phronésis, de sagacité ou de prudence. Aux yeux du Philosophus (du « Philosophe », c’est
ainsi que Thomas d’Aquin désignait Aristote), c’est la vertu intellectuelle par excellence.
Donc, quand on veut chercher la vérité sur une question,
pense Thomas d’Aquin, il faut commencer par faire le tour des difficultés que
soulève la question à l’étude et qu’on examine les opinions pour et les
opinions contre. Thomas d’Aquin va donc ligoter, ligare, les esprits avec les meilleurs arguments qui lui tomberont
sous la main, comme on ligote un corps avec une corde. Il s’agit ensuite de
libérer la pensée de son entortillement. Pour juger, sur une question complexe,
comme c’est souvent le cas en philosophie et en théologie, il faut procéder en
cette matière comme devant les tribunaux, il faut entendre les deux
parties : le pour et le contre. Il ne faut surtout pas dénigrer au départ
l’opinion de son adversaire. Au contraire, il faut l’apprécier comme étant une
démarche faite en direction de la vérité. Thomas d’Aquin écrit :
Dans
l’adoption ou le rejet des opinions, l’homme ne doit pas être guidé par l’amour
ou la haine de celui qui en propose une, mais plutôt par la certitude de la
vérité ; c’est pourquoi Aristote dit qu’il faut aimer tout autant ceux
dont nous suivons l’opinion, que ceux dont nous la rejetons. Car les uns et les
autres se sont consacrés à la recherche de la vérité, et nous y ont aidés. (Commentaire à la Métaphysique, Livre
XII, leçon 9, # 2566)
Et
encore :
De même qu’au
tribunal on ne peut juger sans entendre les arguments des deux parties, de même
quiconque doit étudier la philosophie ne peut que mieux en juger s’il entend
tous les arguments qui se sont opposés dans leur recherche. (Ibid.,
Livre III, leçon I, # 342)
En
d’autres termes, le point de départ de la pensée critique, consiste pour ainsi
dire à bien écouter afin de bien comprendre l’opinion contraire à la nôtre. Ce
n’est que lorsqu’on a ainsi compris le point de l’autre qu’on est alors
autorisé à le critiquer. Autrement, on ne connaît véritablement que son propre
point de vue. Notre vérité n’est alors que partiale, subjective. Russell, par
exemple, ne s’est jamais soucié de comprendre Thomas d’Aquin pour lui-même.
Discipline de l’innommable Aristote, chrétien en sus, Thomas d’Aquin avait tout
pour déplaire à Russell, imbus qu’il était de sa propre valeur de philosophe
athée et de logicien de premier ordre ayant au mis au point une nouvelle
logique surpassant celle du maître du Lycée.
Cela
dit, revenons à la « grève » étudiante, et mettons en œuvres les sages
préceptes de l’Aquinate. Alignons les argumentaires pour et contre la « grève
».
ARGUMENTAIRE
PRO-GRÈVE ANTI-AUSTÉRITÉ
« Le monde est
pourri. Le parti au pouvoir se graisse la patte, et coupe dans les chairs des
pauvres et des plus démunis. C’est un monde sans-cœur, sans foi ni loi. On nous
fait la guerre. Pour punir les petites gens. Ceux qui n’ont que leur pauvreté à
offrir. L’austérité, c’est ça ! C’est la guerre qu’on nous fait. La violence
est d’abord celle de l’État. Aussi, la légitime défense oblige à nous lever et
à riposter contre ces brigands en cravate qui ont pour eux l’argent et la
police. En nous levant, les gens se réveilleront; ils réaliseront enfin qu’ils
sont exploités et manipulés. Il faut renverser le système capitaliste qui
génère la cupidité et la déshumanisation. Ce système économique est couvert par
une superstructure politique qui assure sa domination et sa perpétuation. C’est
le « néolibéralisme ». Indignés de tous les pays, unissez-vous ! »
ARGUMENTAIRE
CONTRE LA GRÈVE
« 5% des riches
au Québec (revenu de 100 000 et plus) paie 50% de la somme totale des impôts.
41% des Québécois ne paient aucun impôt. Une bonne partie des coûts de
l’éducation des jeunes, grévistes ou non, sont défrayés par ces 5% de riches.
Parmi ces mêmes 5% de riches, certains d'entre eux n’ont pas fait d’études
supérieures. Ce sont les vaches à lait du Québec. Sans eux, il n’y en aurait
pas de services sociaux au Québec. On ne doit pas les taxer davantage; ce
serait carrément injuste. Ils font plus que leur part. Par ailleurs, pour se
payer ces services sociaux, dont l’éducation, l’État a dû s’endetter. Les 2⁄3
des budgets déficitaires du Québec depuis 40 ans ont nourri une dette élevée
aujourd’hui à 274 000 milliards de dollars, dont les intérêts annuels se
chiffrent à 11 milliards. Le gouvernement Couillard veut cette année un budget
qui soit non-déficitaire. D’où ses politiques « de rigueur budgétaire » afin,
entre autres, de ne pas grossir la dette. C’est ça l’« austérité ». Ce n’est
pas du tout le gros bonhomme Sept-Heures du soi-disant « néolibéralisme ». Si
l’on ne peut plus puiser dans les poches des riches, il faut donc créer de la
richesse. »
Cela
étant posé, il faut maintenant passer à l’étape de la determinatio, c’est-à-dire de la solution ou résolution de la
controverse (disputatio). Comment, en
somme, pouvoir trancher dans ce genre de controverse. Le scepticisme, lui, suspend
son jugement. Il ne se prononce pas. Il demeure « agnostique ». Pas Thomas
d’Aquin qui croit que l’homme possède une raison capable de se frayer un chemin
vers la vérité, même si la question (questio)
paraît complexe.
Est-il
vrai, tout d’abord, que le monde est foncièrement vicié et corrompu ? Si ce
monde désigne la vie économique et politique, alors oui, ce monde est corrompu
et vicié. Il faut le transformer radicalement. Il y a de l’espoir. D’ailleurs,
quand l’étudiant contestataire clame que le monde est pourri, il ne veut
certainement pas dire que tout espoir de redressement est vain, sinon les pro-grévistes
ne militeraient pas pour transformer l’état de choses actuel.
Il
ne faut en aucune manière attribuer un pessimisme ni un défaitisme aux pro-grévistes.
Ils rêvent éveillés. Un monde viable serait possible, et ce n’est surtout pas
le système économique capitaliste qui serait sa source, clament-ils. La
concurrence ainsi que la recherche effrénée du profit, conduit à l’enfer dans
lequel nous vivons. Le partage et la solidarité valent cent fois mieux que
l’avidité et la cupidité.
Les
pro-grévistes reprennent en chœur le mot de Jean-Jean Rousseu, l’auteur du Contrat social : « L’homme est né libre et partout il est dans
les fers. » L’homme est, par nature, bon et généreux, et c’est la société
qui le corrompt. Aussi, en accord avec les penseurs modernes, les étudiants
pro-grévistes assurent que c’est en transformant la société qu’ils
transformeront l’homme. « Il faut étudier la
société par les hommes et les hommes par la société…», écrit encore
Jean-Jacques Rousseau. Tous les penseurs modernes, de Marx à Rawls, souscrivent
à l’idée que la seule manière de transformer l’homme, c’est de transformer la
société. Et il n’est aucunement assuré que l’instauration de la société
communiste dont rêvait Marx éradique une bonne fois pour toutes les vices de
cupidité et d’avarice.
Thomas
d’Aquin, lui, n’est pas si optimiste que le sont les modernes. Oui, l’homme est
bon et généreux par nature, mais ce n’est pas en changeant la société que l’on
changera l’homme qui, par nature, du moins selon l’enseignement chrétien, est
gâté par le péché, c’est-à-dire, essentiellement, fragile et faible au plan de
la capacité à aimer. Aussi, la perfection n’est pas de ce monde, mais seulement
pour le « Royaume des cieux » à venir. D’ailleurs, c’est précisément ce à quoi
aboutit Marx lui-même : le communisme, but ultime de l’Histoire, ressemble
à s’y méprendre au Royaume des cieux des chrétiens.
Il
ne nous est évidemment pas possible de nous livrer à un examen intégral de l’argumentaire
pro-grève, cela mériterait un volume épais de commentaires, un peu à l’image de
la Somme théologique de d’Aquin. Mais
il y a un point loin d’être anodin de l’argumentaire anti-gréviste que
dénoncent à bras-raccourcis les pro-grévistes. C’est le fameux minuscule
pourcentage des riches (5%) qui, au Québec, payent la note salée des impôts
(50%). N’est-ce pas là la preuve manifeste des inégalités « pharaoniques » de
notre société ?
Or,
pour transformer notre société inégalitaire en une société égalitaire, il faut
changer la nature de l’homme. Il faut, en réalité, sacrifier ce que John Rawls
a appelé de manière péjorative la « loto naturelle ». « Nul ne mérite, écrit
Rawls, sa place dans la répartition des atouts naturels, pas plus qu’il ne
mérite sa place de départ dans la société. » Le riche ne mériterait donc pas son
avoir et, en conséquence, toujours selon Rawls, « les suppléments de salaire
gagnés grâce à ces talents naturels rares, par exemple, doivent couvrir les
frais de formation et encourager les efforts d’apprentissages ainsi qu’orienter
les capacités là où elles sont le plus utiles à l’intérêt commun. » Pour
transformer la société, il faut donc transformer la nature de l’homme qui, par
nature, possède un droit de propriété d’abord sur lui-même, lui permettant de
disposer à sa guise de son corps et de ses talents ou dispositions naturels.
L’argumentaire des pro-grévistes conduit donc à sacrifier ce droit de propriété
fondamentale des personnes sur elles-mêmes. Ce que la philosophe Ayn Rand a
appelé le « cannibalisme moral ».
Dans
le monde moderne qui est le nôtre et qui n’est plus du tout celui de saint
Thomas d’Aquin, l’auteur de la Somme
théologique a tout de même quelque à nous apprendre au sujet de la « grève
» étudiante. Contrairement aux modernes où il faille d’abord concevoir la
société pour connaître l’homme, Thomas d’Aquin reprenant à son compte le vieil
Aristote, la vertu est première chez l’homme et, la société, en tout premier
lieu l’État, doit veiller à développer la vertu chez ses citoyens. Les modernes
aiment la liberté, mais pour être libre, il faut d’abord être juste et courageux.
Contrairement à Rawls, où la justice sociale n’exige pas la répartition selon
les mérites moraux, les personnes possèdent bel et bien de tels mérites.
Contrairement à ce que croient les pro-grévistes et Rawls, la pensée
thomasienne invoque le droit naturel à
la propriété parce que la nature veut pour ainsi dire que l’homme possède certaines choses en
propre, dont son corps, ses talents, ses dispositions, etc., et que cela a évidemment
des avantages de sorte qu’il faut préférer la propriété individuelle à la
propriété collective. Puis, songeons-y bien. Dans la propriété collective, le travail devient aussi propriété de tous, c'est-à-dire de personne. Le travail devient dès lors une corvée, il ne constitue plus un stimulant, une activité d'excellence qui s'intègre à la personne. Quoi qu'on en dise, le travail est source d'épanouissement personnel. Voilà ce que saint Thomas dit en gros dans son traité De Veritate (question 27, article 7). Qui disait que le Docteur angélique était dépassé ?
Merci. C'est un plaisir de vous lire.
RépondreSupprimer