« Lorsque les pères s'habituent à laisser les enfants, lorsque les fils ne tiennent plus compte de leurs paroles, lorsque les maîtres tremblent devant leurs élèves et préfèrent les flatter, lorsque finalement les jeunes gens méprisent les lois, parce qu'ils ne reconnaissent plus au-dessus d'eux l'autorité de rien ni de personne, alors c'est là, en toute beauté et en toute jeunesse, le début de la tyrannie. » (Platon, République, VIII, 562b-563a)
L'ASSÉ (Association
pour une solidarité syndicale étudiante) a un sérieux problème avec
l'autorité. Toute autorité, quelle qu'elle soit, incluant, bien entendu, l’autorité
suprême dans une société, le gouvernement ou l’État. L’ASSÉ s’oppose, en
vérité, non pas tant à l’austérité qu’à
l’autorité. C’est le trait
fondamental, on l’aura compris, de toute groupe sympathisant de l’anarchisme. Pour l'anarchisme, en effet,
l’autorité est le mot le plus vilain
qui fut jamais inventé ! Lors de son congrès tenu à Valleyfield, durant le week-end
de Pâque, l’exécutif de l’ASSÉ fut destitué, dont sa porte-parole, Camille
Godbout, semble-t-il parce que l’exécutif aurait soumis à ses membres une
proposition de « repli stratégique » en voulant reporter la grève à l’automne prochain. Certes,
l’ASSÉ ne s’affiche pas nommément anarchiste, du moins dans sa présentation, puisqu’elle
se veut avant tout un « syndicalisme étudiant » (l’étudiant étant défini, du
moins d’après la Charte de Grenoble, comme un « jeune travailleur », d’où se
tirerait d’ailleurs son « droit de grève »). Toutefois, l’ASSÉ adhère
implicitement à la philosophie politique de l’anarchisme comme nous allons le
voir avec le concours de Pierre Kropotkine (1842-1921), un anarchiste russe,
géographe de profession, à partir de son opuscule, La morale anarchiste (paru en 1889 ; traduction française, Aube,
2006).
Trois
valeurs maîtresses parcours le mouvement anarchiste : 1. l’antiautoritarisme,
2. l’égalité, et 3. le rejet de toute forme de propriété. La morale anarchiste,
du moins celle que propose Kropotkine, pose au départ cette maxime: « Fais ce que tu veux, fais comme tu veux.
» Il n’y a pas de loi morale, ou de règles morales, au-delà de la maxime
affirmant la liberté absolue de chacun. En somme, l’anarchisme revendique la
liberté pleine et entière. Toutefois, la liberté étant indissociable de l’égalité,
valeur fondamentale de l’anarchisme, la liberté doit être limitée afin d’assurer
l’égalité de chacun. De sorte que la Règle d’Or, « Fais aux autres ce que tu voudrais qu’ils te fassent », constitue le
principe suprême de la morale anarchiste. D’après la Règle d’Or, en effet, je
me trouve à traiter autrui comme mon égal.
L’« égalité » dont il doit être question, au sens anarchiste, doit être interprétée
au sens strict terme : il est toujours mauvais et condamnable de traiter
qui que ce soit de manière différente que tous les autres. On peut qualifier ce
sens strict de l’égalité de « déontologique » : quelle que soient les
circonstances et les conséquences, il est toujours mauvais de traiter etc. Kropotkine,
pour sa part, entend l’égalité en un autre sens, légèrement différent de son
sens déontologique, que l’on peut qualifier cette fois-ci de «
conséquentialiste ». Au sens conséquentialiste, donc, l’égalité, selon
Kropotkine, est bonne ou bénéfique pour la société dans son ensemble parce qu’elle
concourt à cette autre valeur cardinale de la pensée anarchique, c’est-à-dire
la solidarité. « L’égalité dans les rapports mutuels et la solidarité qui en résulte
nécessairement : voilà l’arme la plus puissante du monde animal dans la
lutte pour l’existence », écrit Kropotkine. Pas de solidarité sociale,
donc, sans égalité.
Or,
l’égalité visée est celle de l’égalité parfaite
non seulement, devant la loi, mais dans les faits
économiques. C’est d’ailleurs pourquoi Kropotkine défend ce qu’on appelle l’anarcho-communisme. Le communisme de
Kropotkine n’exige pas un État centralisé et centralisateur. C’est un « collectivisme
» sans État central où les ressources sont mises en commun et distribuées selon
le mot de Karl Marx « à chacun
selon ses besoins, de chacun selon ses capacités. »
La
valeur conséquentialiste de l’égalité conduit, par ailleurs, à la détestation de
toute autorité, c’est-à-dire de tout pouvoir. « Le gouverné, le trompé, l’exploité, la prostituée et ainsi de suite,
blessent avant tout nos sentiments d’égalité. C’est au nom de l’Égalité que
nous ne voulons plus ni prostituées, ni exploités, ni trompés, ni gouvernés.
» Celui ou celle qui traite autrui comme un subalterne, un être inférieur,
autant au plan personnel qu’économique, ne respecte la valeur suprême : l’Égalité. Toute autorité, par conséquent,
indique la présence d’inégalités.
Or, matériellement, pour l’anarchisme,
les inégalités sont le fait de l’existence d’un vice morale qui ronge la
société : le fameux droit de
propriété. Le mot célèbre du premier à porter le nom d’anarchiste, Pierre
Joseph Proudhon (1809-1865), déclare en dans son essai classique, Qu’est-ce que la propriété ?(1840), que la
propriété « c’est le vol ! ». De son
côté, Kropotkine écrira plus tard, dans L’anarchie,
sa philosophie et son idéal (1896) : « Mais
un mal autrement plus profond du système actuel s’affirme de plus en plus. C’est
que dans l’ordre d’appropriation privée, tout ce qui sert à vivre et à
produire, le sol, l’habitation, la nourriture et l’instrument de travail une fois
passée aux mains de quelques-uns, ceux-ci empêchent continuellement de produire
ce qui est nécessaire pour donner le bien-être à chacun. » La propriété est
donc comprise par l’anarchisme comme étant responsable des déséquilibres dans
la répartition des ressources, c’est-à-dire des inégalités économiques et
sociaux. Aussi, si l’on souhaite parvenir à l’égalité parfaite collectiviste,
il faut abolir toute forme de propriété, évidemment la propriété privée.
L’ASSÉ, luttant contre l’ « austérité
», lutte en réalité pour l’Égalité, c’est-à-dire pour l’abolition du régime de
propriété privée qui règne dans la société québécoise, comme ailleurs en Occident.
L’ASSÉ lutte, en fait, contre la forme d’autorité suprême, qui protège et
assure le droit de propriété, l’État québécois. Au fond, ce n’est pas tant
contre les mesures de compressions budgétaires qui égratigneraient le fameux «
modèle d’État-providence québécois » auxquelles s’en prend l’ASSÉ, mais le
gouvernement lui-même cautionnant, soi-disant, les inégalités. Le conflit étudiant
du printemps 2012, entre l’ex-ASSÉ, la CLASSÉ, et le gouvernement libéral, couvait,
au-delà de la hausse des droits de scolarité, la lutte entre l’extrême gauche
(l’anarchisme) et la centre-droit (le parti libéral). Dans le conflit actuel,
ce sont les enjeux idéologiques qui s’affrontent sous le couvert de la lutte
contre l’ « austérité ».
Voilà donc les grandes de l’anarchisme,
version Kropotkine. On comprendra qu’il s’agissait simplement d’esquisser une version
de la grande famille anarchique, diversifiée et bigarrée. Néanmoins, nous
tenons-là les idées essentielles. Voyons maintenant les critiques et les objections
que l’on peut lui adresser.
À tout seigneur, tout honneur,
commençons par la valeur suprême de l’anarchisme, l’Égalité. L’anarchisme soutient que l’égalité et la liberté sont
indissociables l’une de l’autre. Est-ce vraiment le cas ? Plusieurs
soutiennent, en effet, que l’égalité et la liberté ne sont pas nécessairement
compatibles. Une vaste majorité de contribuables québécois sont d’accord avec
le principe par exemple de l’égalité des chances, où l’État assume en bonne
partie le coût pour ceux et celles qui n’ont pas les moyens financiers d’entreprendre
des études. Évidemment, sur la base de l’égalité des chances, l’État, par le
biais de l’impôt, contraint ceux et celles qui possèdent et qui n’ont pas
forcément fait des études supérieures à céder une part de leur avoir pour le
distribuer aux moins bien nantis. Il faut convenir qu’il y a là bel et bien une
perte sèche de liberté (financière) pour
les contribuables. Évidemment, dans le monde idéal de l’anarchisme, l’État n’est
plus là pour « contraindre » chacun à mettre leur avoir en commun, chacun y allant
de sa bonne volonté, tout en se rappelant de la Règle d’Or, principe moral
premier de l’anarchisme de Kropotkine. Donc, plus on favorise l’égalité, moins
on valorise la liberté.
Par ailleurs, une objection sérieuse
a été posée bien avant l’anarchisme par David Hume (1711-1776). Elle concerne l’idée
d’une société parfaitement égale, et selon le philosophe écossais, il s’agit en
réalité d’une société parfaitement misérable.
Rendez les possessions aussi égales que possible :
les degrés de l’art, du soin, du travail des hommes rompront immédiatement
cette égalité. Ou alors, si vous restreignez ces vertus, vous réduisez la
société à la plus extrême indigence, et, au lieu de prévenir le besoin et la
mendicité chez quelques-uns, vous les rendez inévitables à la communauté
entière. (Enquête sur les principes de la morale,
Section III : De la justice, IIe partie.)
Prenons
une répartition égale et imaginons que tous et toutes possèdent exactement la même
quantité de biens. Certains adorent tellement voir évoluer tel et tel joueur de
hockey qu’ils sont prêts à débourser davantage pour voir évoluer leur joueur
vedette. En plus de payer leur billet d’entrée, les amateurs versent 25 cents
supplémentaires qui vont directement dans les poches du joueur vedette. Des
milliers d’amateurs assistent aux matchs au cours de la saison de sorte que le
joueur en question devient rapidement riche. La répartition également de départ
n’existant plus, il faudrait, selon l’anarchisme, la rétablir en puisant dans
les poches du joueur vedette. Pourtant, personne ne s’y est objectée au départ
puisqu’elles ont librement consenties
à faire ce qu’ils voulaient faire de leur argent. C’est ainsi que l’égalité
brime la liberté. C’est le philosophe américain Robert Nozick (1938-2000) qui
prolongea l’objection de David Hume en soutenant que la liberté bouleverse l’égalité.
L’objection
décisive contre l’anarchisme qui refuse, comme on l’a vu, toute forme de
propriété, vient d’un vieux grec, Aristote (384-322 avant notre ère), vivant
dans un monde bien éloigné de nos sociétés industrielles. Pourtant, le vieux
sage n’a jamais condamné la propriété privée. Au contraire. Le maître du Lycée
soutenait « qu’en un sens les propriétés
soient communes, mais que fondamentalement, elles soient privées. D’abord en
effet, chacun administrant séparément ses biens il ne surgira aucune
récrimination des uns contre les autres; au contraire la situation s’améliorera
du fait que chacun s’occupera avant tout de ses affaires. Ensuite, grâce à la
vertu, il en sera, concernant l’usage des biens, comme le dit le proverbe :
« tout est en commun entre amis ». » (Les
politiques, II, 51263a 6). Ainsi la propriété privée serait source de
vertus : pas d’amitié, de générosité, de justice, etc., sans propriété
privée. De plus, celui ou celle qui prend soin de son bien, fait preuve de
responsabilité; il ne souhaite en aucune façon que son bien s’épuise rapidement
en le consommant, en le gaspillant ou en le dilapidant.
Avec
Aristote, nous sommes dans une éthique de la vertu, et non plus dans une
éthique de la règle comme le propose Pierre Kropotkine dans sa morale
anarchiste où la Règle d’Or apparaît comme la règle suprême de la morale. Et,
comme Kant l’a montré, on peut être conforme à la règle, sans pour autant agir
moralement. Des riches contribuables se voient contraints par la loi de
contribuer à l’amélioration du sort des plus démunis. C’est bien. Mais, dit
Kant, ils ne font que se conformer à
la loi. Ils n’en ont aucun mérite moral, tel celui ou celle qui donne librement
sans compter. Voilà l’excellence
morale. Kropotkine, toutefois, nous dit qu’il ne revient pas à la loi (à l’État)
de contraindre les riches à donner sans compter. Vrai. En cela, il serait d’accord
avec Aristote. Mais il ne suffit pas de la simple Règle d’Or pour pénétrer dans
le « Royaume des cieux » que propose l’anarchisme.
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