En toute chose il faut considérer la fin.
La Fontaine, Le
Renard et le Bouc
Dans
Du cerveau à Dieu, Mario Beauregard,
neurologue, et Denise O’Leary, journaliste, contestent la philosophie
matérialiste en vogue aujourd’hui et affirment que
le cerveau humain « est un organe pour connecter un esprit au reste de
l’univers. »[1]
On imagine bien l’immense sourire d’incrédulité qu’a pu susciter l’ouvrage en
question parmi les adeptes du matérialisme et du naturalisme. Le matérialisme
pose que tout ce qui existe se réduit à la matière. De son côté, le naturalisme
veut qu’il n’existe rien au-delà de la nature; que toute explication scientifique
digne de ce nom soit naturelle et non surnaturelle.[2]
Aussi, c’est pour le partisan du naturalisme un contre-sens patent, indigne
d’un scientifique, de soutenir que les « expériences mystiques ou spirituelles
» renvoient effectivement à des réalités surnaturelles et transcendantes hors
de l’espace et du temps. Une vaste majorité de scientifiques souscrivent à ce
mot d’ordre de Steven Weinberg, prix Nobel de physique, auteur d’un essai
retentissant, Les trois premières minutes
de l’univers : « La principale fonction sociale de la science, c’est de
libérer les gens de la superstition. »[3]
Les termes du débat quant à
l’existence de l’âme sont loin d’être clairs. Cyrille Barrette, par exemple,
conçoit ainsi son « âme » :
…cette existence
de mon âme est seulement intérieure, intime, personnelle, subjective,
prisonnière de mon crâne. C’est plus une sensation qu’une existence… L’âme
n’est qu’un mot qui désigne une idée qu’on a inventé pour représenter
une sensation : la sensation
d’être habité par une existence, par une conscience, par un ‘je’ qui parle dans
ma tête à la première personne du singulier.[4]
En
bon nominaliste, le professeur de biologie n’admet aucune réalité extra-mentale
au concept d’âme. En bon empiriste, le nom « âme » ne désignerait selon lui
qu’une sensation toute personnelle ne désignant aucune réalité objective. Pourtant,
précédemment, Barrette écrit : « Selon la science en général et la
biologie en particulier, l’âme n’est donc qu’une propriété émergente ou une
manifestation du cerveau humain, vivant et en santé. » Il faut donc croire,
contrairement à ce que Barrette tantôt, que l’âme est bel et bien une réalité
en tant que propriété émergente du cerveau. Ce que nous devons comprendre c’est
que, selon l’éminent professeur, l’âme a une réalité matérielle (cérébrale)
sans équivoque comme propriété émergente du cerveau, alors que la sensation
n’est que pure impression personnelle n’ayant aucune valeur objective.
Il y a plus. Cyrille Barrette admet,
sans le réaliser, la conception dualisme du corps et de l’âme remontant à René
Descartes où l’âme apparaît logée dans un corps dont elle serait le pilote. La
science, selon Descartes, s’occupe de « l’étendue » pas de la « chose pensante
» (l’âme). La science ne doit donc pas se pencher sur l’âme puisque celle-ci
n’est pas en principe mesurable et quantifiable. Les successeurs matérialistes
de Descartes feront fie de ce commandement en cherchant dorénavant à réduire
l’âme à des composants matériels. L’âme ne deviendra qu’une pure sensation
évanescente. L’idée, toutefois, demeure d’une réalité, certes subjective, mais
néanmoins apparemment incontestable.
Depuis Descartes, nous disons que nous
avons un corps plus une âme. Il faut bien l’admettre, même si nous ne savons
pas trop quoi en penser. Pourquoi ne pas dire qu’il ne s’agit que d’un nom
désignant une sensation purement personnelle et, somme toute, illusoire dont la
science n’a que faire ? Ce qui explique d’ailleurs que, dans l’usage devenu courant,
l’esprit ou l’âme soit systématiquement tassé pour préférer le vocabulaire du
cerveau et de tout ce qui s’y rapporte. Cela fait plus « objectif ». Ainsi, le
vocabulaire psychologique se ratatine désormais dans celui du cerveau. La neurologie
nous sauvera des antiques inepties voulant nous faire croire en un monde
au-delà du réel. On est moderne, ou on ne l’est pas !
Le Père Saint-Arnaud, jésuite, correspondant
épistolaire de Cyrille Barrrette dans ces Lettres
ouvertes, évoquait pour sa part, sur le même thème de l’âme, les variations
du concept dans les cultures et l’histoire. Formé à l’école
aristotélico-thomiste, le père jésuite ne pouvant pas ne pas reprendre le fond
de la doctrine thomiste sur le sujet : «… l’âme apparaît comme ce qui
maintient le corps en vie. L’âme, précisément, anime le corps, assure la vie du
corps. » Pour un disciple de Descartes, ces énoncés sont anathèmes, car le
penseur cartésien ne cesse de répéter que l’idée de corps est radicalement distincte
de celle de l’âme ou de la pensée. Relisons ce crucial passage de la sixième
des Méditations métaphysiques :
Et partant, de
cela même que je connais avec certitude que j’existe, et que cependant je ne
remarque point qu’il appartienne nécessairement aucune autre chose à ma nature
ou à mon essence, sinon que je suis une chose qui pense, je conclus fort bien
que mon essence consiste en cela seul, que je suis une chose qui pense, ou une
substance dont toute l’essence ou la nature n’est que de penser. Et quoique
peut-être (ou plutôt certainement, comme je le dirai tantôt) j’aie un corps
auquel je suis très étroitement conjoint; néanmoins, parce que d’un côté j’ai
une claire et distincte idée de moi-même, en tant que je suis seulement une
chose qui pense et non étendue, et que d’un autre j’ai une idée distincte du
corps, en tant qu’il est seulement une chose étendue et qui ne pense point, il
est certain que ce moi, c’est-à-dire mon âme, par laquelle je suis ce que je
suis, est entièrement et véritablement distincte de mon corps, et qu’elle peut
être ou exister sans lui.[5]
L’âme, selon Descartes, serait donc
disjointe du corps. Le philosophe vient séparer ce que la philosophie
scolastique depuis Thomas d’Aquin avait uni, l’âme et le corps. En fait, pour
l’âme est le principe de vie du corps. L’expérience le montre : un
cadavre, n’est plus animé; il n’est
plus vivant; donc, il n’a plus d’âme.
L’âme est donc ce qui organise le corps, le fabrique, si l’on veut, responsable
de son développement. C’est la thèse de Thomas d’Aquin : l’âme est la
forme du corps; thèse reprise d’Aristote dans son Traité de l’âme. Le corps est dans l’âme, et non l’âme dans le
corps, comme se plaît à dire Martin Blais.[6]
L’âme ne traîne pas un cadavre.
Évidemment, pour Descartes, tout cela
constitue du pur charabia. Distinguons, argue-t-il, le corps, objet de la
science, et la pensée ou l’âme - « qui n’est jamais au bout de mon scalpel »,
pour paraphraser le mot du célèbre chirurgien matérialiste, Desplein,
personnage du roman de Balzac, La messe
de l’athée. Nous avons si bien assimilé la leçon cartésienne que lorsqu’on
nous dit (ou redit) que l’âme est la fabrique du corps, notre stupéfaction est
à son comble. On se prend alors de pitié pour nos pauvres ancêtres qui n’ont
pas connu le bonheur de vivre dans la suite du progrès magistral du siècle des
Lumières, où la science expérimentale moderne pris définitivement son envol.
L’intuition d’Aristote, reprise ensuite
par l’Aquinate, est relativement simple. Elle en appel au sens commun. « Pour
rechercher quelle est la nature de l’âme, il faut commencer par admettre que
l’âme est le premier principe de la vie dans les vivants qui nous entourent,
car nous appelons « animés » les vivants, et « objets inanimés », les êtres qui
n’ont pas la vie. »[7]
Il convient donc au départ de s’enlever de l’esprit, que seuls les humains
possèdent une âme, contrairement à ce que plaide Descartes. D’Aquin n’a, pour
sa part aucune répugnance à attribuer une âme aux plantes ainsi qu’aux bêtes,
car ces êtres vivants résultent d’une
forme d’organisation. Chez les plantes, la forme de vie est végétative, laquelle reste présente chez
les animaux qui ont une vie sensitive
et motrice. Enfin, elle est rationnelle
chez les humains, car l’homme se caractérise par son intelligence ainsi que sa
volonté. L’homme cumule donc les âmes végétative,
sensitive et rationnelle. Encore une fois, il faut éviter de penser que ces
âmes résideraient quelque part dans son corps (dans le cerveau, en particulier,
pour ce qui concerne l’intellect ou la pensée).
Lorsqu’on dit, comme Thomas d’Aquin, que
l’âme est la forme du corps, que
veut-on dire au juste, au-delà du fait que le corps (humain) est animé, c’est-à-dire vivant ? Une réponse claire et nette
n’est pas obvie. D’après la spécialiste américaine de la pensée thomasienne,
Eleonore Stump[8],
l’âme est une propriété émergente du
corps :
D’après
l’explication aquienne de la forme…, le fait qu’un objet matériel soit composé
de matière et de forme signifie que même un objet matériel inanimé possède des
propriétés émergentes; or, ces propriétés émergentes s’accompagnent d’autres
propriétés émergentes, telle que la puissance causale, lesquelles appartiennent
au tout et non aux parties.[9]
Un autre philosophe américain
contemporain, John R. Searle, a lui fait valoir que l’esprit est une propriété
émergente du cerveau.[10] Une
plume est l’illustration même de la légèreté. Un immense sac rassemblant une
multitude de plumes donne naissance à une propriété émergente : la
lourdeur. Si le sac dans son ensemble est lourd,
les parties (les plumes individuelles) ne le sont pas, évidemment. L’eau est
transparente et liquide; pas les atomes d’oxygène et d’hydrogène qui composent
l’eau. Une propriété émergente est
donc une propriété d’un ensemble ou d’un tout que ne possèdent pas les parties
qui composent cette totalité. Il importe également que les parties composant le
tout soient bien configurées. De plumes dispersées hors d’un sac n’émergent pas
la propriété émergente de la lourdeur. La configuration des parties est donc
essentielle à l’émergence de telles propriétés.
Si l’on en croit Eleonore Stump, l’âme
serait donc pour Thomas d’Aquin une propriété émergente : la forme du corps est l’âme. C’est
d’ailleurs, on s’en souvient, précisément ce que dit Cyrille Barrette : «
Vous voyez donc que cette notion de propriété émergente est indispensable pour
comprendre ce qu’est l’énergie, la vie ou l’âme, ou même la poésie. »[11]
Thomas d’Aquin y aurait parfaitement souscrit! Le litige entre le scientifique
et le philosophe médiéval porte sur le fait que d’Aquin soutient que l’âme,
bien qu’étroitement relié à un corps matériel, est de nature immatérielle. Le
professeur de biologie est loin d’admettre ce point. Bien qu’il rejette autant
le matérialisme que le dualisme, John Searle n’admet, pour sa part, pas pour
autant que l’esprit ou l’âme soit immatériel. En tout cas, Thomas d’Aquin
serait sans nul doute en accord avec cet énoncé de Searle : «… je suis un être pensant, et donc je suis un
être physique. »[12]
Le point litigieux est que, pour Thomas d’Aquin, l’âme est immatérielle et,
donc immortelle. Pas Searle. Pour lui, l’esprit (l’âme) a une base physique, le
cerveau et, à la mort de cet organe, l’esprit n’est plus. Comme on l’a vu,
l’âme pour l’Aquinate ne se réduit pas à la seule pensée, c’est-à-dire à l’âme rationnelle. Celle-ci, en effet, s’adjoint
aux âmes végétative et sensitive. Celles-ci sont mortelles ou corruptibles. Une
plante privée de ses feuilles ne peut plus produire la photosynthèse; un animal
privé de son cœur ne peut plus assurer la circulation sanguine. Les âmes des
plantes et des animaux ne peuvent survivre à la destruction de leur corps ou de
leurs organes. Un animal privé de l’un de ses sens est possède une âme
sensitive limitée.
Chez l’animal humain, l’intellect ou la
pensée, ainsi que la volonté, sont les produits émergents des deux autres âmes
végétative et sensitive. Bien que produit par la matière corporelle, l’intellect,
de même que la volonté, sont immatériels et, donc, échappent à la corruption
matérielle.
Quel est donc l’argument militant en
faveur de l’immatérialité de l’intellect ? En fait, d’Aquin en produit une
série que le retrouve dans la Somme
contre les Gentils (Livre II, 49-51). Toutefois, l’un des arguments le plus
net et puissant se trouve dans la fameuse Somme
théologique (Ière partie, question 75, article 2 « L’âme est-elle une
réalité subsistante ? »). On lit :
Le principe
intellectuel que nous appelons âme humaine doit être un principe incorporel et
subsistant. Par l’intelligence en effet l’homme peut connaître toutes les
natures corporelles. Mais pour connaître des objets, il ne faut rien posséder
en soi de leur nature; car ce qu’on posséderait ainsi par essence empêcherait
de connaître les autres réalités. Ainsi, la langue du malade chargée d’une
humeur amère, bilieuse, ne goûte rien de doux, mais trouve tout amer. Donc, si
le principe intellectuel possédait en lui une nature corporelle quelconque, il
ne pourrait connaître tous les corps : tout corps est en effet d’une nature
déterminée. Il est donc impossible que le principe intellectuel soit un corps.
En
somme, quand je saisis ou comprends la nature de l’eau, ma pensée ou mon
intelligence n’est évidemment pas de ce fait liquide ou mouillée. Si elle
l’était, si ma pensée était de l’eau lorsque je comprends par l’intelligence la
nature de l’eau, je ne saisirais jamais ce qu’il y a de commun à toutes les
choses, disons, aquatiques ou qui sont de l’eau. En d’autres termes, mon
intellect doit être par nature universelle,
c’est-à-dire immatérielle. Pour
comprendre la géométrie, ma pensée ne doit être ni un carré ni toute autre
figure matérielle géométrique. Les sens, la vue par exemple, me présente une
tuile en céramique; c’est mon intellect toutefois qui dégage de l’image
visuelle perçue les universaux « tuile », « carré » et « ciment ». Le procédé
de l’intelligence qui extrait les universaux à partir des individus s’appelle
l’abstraction. L’abstraction extrait l’universel de l’individuel.
Sous forme d’interrogation, le
philosophe thomiste Jacques Maritain, conclut à la nature essentiellement spirituelle, immatérielle de l’âme humaine.
Si l’opération
de l’abstraction est bien ce que nous avons dit, ne faudra-t-il pas en
conclure, d’une part, que l’homme a en lui-même une âme spirituelle, principe
premier de cette opération (nos idées, fruit de cette opération, étant quelque
chose d’incommensurable avec les sensations et les images, et d’ordre purement
immatériel); d’autre part, que cette âme spirituelle est faite par nature pour
être unie à un corps (nos idées ne pouvant être produites qu’au moyen des
sensations et des images, qui elles-mêmes supposent nécessairement des organes
corporels) ? On voit comment au problème de l’abstraction, ou de l’origine des
idées, se rattache un autre problème capital de la Psychologie [philosophique],
celui qui porte sur l’essence même de l’homme : en quoi consiste l’être humain ? L’homme a-t-il une âme spirituelle,
absolument différente des animaux ? Et en ce cas quelles sont les relations de
cette âme avec le corps humain ?[13]
Quelles que soient les réponses à ces
questions hautement philosophiques, les John Searle et Cyrille Barrette de ce
monde, ont toutefois de bonnes raison de penser que, même si l’âme humaine constitue
une propriété émergente du corps, sans corps (sans cerveau), il n’y a pas d’âme;
de sorte qu’à la mort du corps, l’âme devrait également s’éteindre. Même si
Searle rejette le matérialisme, il n’en demeure pas moins qu’il est absolument
exclu que l’âme, que ce soit l’intellect ou la volonté, puisse exister sans un
cerveau.
Pour sa part, Thomas d’Aquin est d’avis
qu’à la mort, l’âme subsiste. Du
moins l’intellect ainsi que la volonté. À la mort, l’âme subsiste, mais n’«
existe » plus. Elle se trouve pour ainsi dire arrachée du corps, lequel n’est
plus qu’un cadavre. Le corps inanimé prend dès lors une autre forme, une forme
matérielle et non plus immatérielle. L’âme d’un chat, par exemple, n’est qu’une
âme à la fois végétative et sensitive. Elle disparaît à la mort du chat.
Peut-être que pour sortir Thomas d’Aquin
d’embarras, il vaut mieux finalement ne pas retenir la thèse voulant que l’âme
soit une propriété émergente du corps. Car, de cette façon, l’âme paraît
dépendante de la matière. Il convient en effet de rappeler que pour l’Aquinate,
Dieu est le créateur de tout ce qui existe, donc, de la matière et des formes,
les diverses substances, dont la substance dont est faite l’être humain.
Adoptons donc une perspective, non plus
de bas en haut, mais de haut en bas. La matière « appel de ses vœux » une
forme. La métaphysique aristotélico-thomiste, qu’on qualifie d’« hylémorphisme
», pose en effet que toute « substance » (grec ousia) est un composé de matière première (latin, materia prima; grec, hylè) et d’une forme (grec, morphè). Il n’y a pas de « substance » -
de quelque chose, quoi que ce soit – qui soit purement de la matière. Quelque
chose est toujours un composé indissociable de matière et de forme. La forme
informe pour ainsi dire la matière, en elle-même inidentifiable. La forme
précise la nature, l’essence de la chose. La forme est donc inséparable de sa
matière.
Par ailleurs, si la matière du corps
humain paraît causer l’âme en tant qu’elle serait une propriété émergente du
corps, cette cause de nature matérielle ne serait que la cause efficiente de l’âme, mais non pas sa
cause finale. On rappellera
qu’Aristote distinguait quatre types différents de cause, les causes
matérielle, formelle, efficiente et finale. Une cause finale, c’est la cause en vue de quoi elle est cause. La
science moderne expérimentale rejette le concept aristotélicien de cause finale. Pas Thomas d’Aquin. « Tout
agent, écrit-il, agit en vue d’une fin, autrement il ne résulterait de son
action pas plus une chose qu’une autre, si ce n’est par hasard. »[14]
Ainsi, les neurones configurés comme ils le sont dans un cerveau humain –
toujours selon Searle et Barrette - cause
l’esprit (ou l’âme). D’après Thomas d’Aquin, cette cause matérielle et formelle
(les neurones ainsi configurés dans le cerveau) engendre un certain autre type
de cause – la cause efficiente -,
lesquelles impliquent un dernier type de cause, la cause finale : précisément la forme du corps. C’est donc en vue précisément de l’âme que le corps humain (composé de matière et de forme) cause
- en tant que cause finale - l’âme.
Dans son commentaire sur la Physique d’Aristote, Thomas d’Aquin va
jusqu’à dire que «… cette espèce de cause est la plus puissante de toutes les
causes, car la cause finale est la cause des autres causes. »[15] La
cause finale détermine ainsi les trois autres causes. C’est donc elle, la cause finale (causa finalis) qui, partant pour ainsi
dire d’en haut, informe, détermine ou, simplement, « cause », les autres causes.
Évidemment, pour le chrétien qu’est Thomas d’Aquin, la cause finale est l’expression
du Dieu créateur.[16]
Nous sommes ici dans une métaphysique téléologique. Tout ce qui existe – l’être
– existe en vue d’une fin – être. Évidemment, la science moderne rejette cette
métaphysique, en particulier l’existence des causes matérielle, formelle et
finale, ne conservant que la cause efficiente ou motrice. Ce sera la tâche de
Descartes : ramener la matière à sa seule cause motrice en la réduisant à
ses éléments plus simples et mesurables. La métaphysique que met en place
Descartes est donc une métaphysique réductionniste,
et la science, sur laquelle elle se trouvera bâtie, deviendra de ce fait mécaniciste.
Comme on le voit, la question philosophique
de la nature de l’âme renvoie, en bout de piste, à l’adhésion à une certaine
métaphysique : téoléologique ou mécaniciste ? Pour ma part, avec tout le
respect que j’ai pour les succès de la science moderne, je préfère la
métaphysique téléologique. Jacques Maritain écrit dans « Science et philosophie
» :
La question n’est
pas de savoir si la science est bonne ou mauvaise en elle-même; elle est une
dignité et une noblesse de l’esprit, elle répond à la vocation de l’être humain
de dominer la nature. La question est de savoir si elle est meilleure que la
sagesse ou si la sagesse est meilleure qu’elle, c’est-à-dire si la sagesse, la
science qui est sagesse [la philosophie], est meilleure que la science qui n’est
pas sagesse, si bonne que cette science soit en elle-même. Saint Augustin
disait que chacun de nous doit ici faire un choix, donner la préférence à la
sagesse ou à la science, à la connaissance du matin, dans le rayonnement des
choses divines, ou à la connaissance du soir, dans le crépuscule du créé. Et
les civilisations aussi doivent faire un tel choix. La tragédie de la civilisation
moderne ne vient pas de ce qu’elle a cultivé et aimé la science à un degré très
élevé et avec des réussites admirables, mais bien que ce que cette civilisation
a aimé la science contre la sagesse.[17]
Il
me semble que l’éminent thomiste français pose correctement le problème si l’on
veut enfin venir à bout de la question de l’existence de la nature et de l’existence
de l’âme. Sans trop le réaliser, Cyrille Barrette opte pour la science contre
la philosophie, et sa position sur la question, dès lors, coule de source.
*
[1]
Mario Beauregard et Denise O’Leary, Du
cerveau à Dieu. Plaidoyer d’un neuroscientifique pour l’existence de l’âme,
Paris, Guy Trédaniel, 2008, p. 12.
[2]
Voir Cyrille Barrette, professeur émérite de biologie à l’Université
Laval : « Le problème que pose l’âme pour la science découle de leur
nature contraire : l’âme est indéniablement immatérielle alors que la
science est fondamentalement matérialiste. En effet, la science ne peut étudier
que la matière et des manifestations de la matière comme l’énergie, les forces
telles que la gravité ou des propriétés émergentes. Pour la science, il n’existe
donc rien en dehors de la nature. La science est foncièrement naturaliste,
convaincue que, dans le monde, il n’y a rien de surnaturel et que toutes les
explications de la nature se trouvent dans la nature. » (in Lettres ouvertes. Correspondances entre un
athée et un croyant, Montréal, Médiaspaul, 2013, p. 122-123.)
[3]
Cité dans Michael Ruse, Science and
Spirituality. Making Room for Faith in the Age of Science, Cambridge
University Press, 2010, p. 1.
[4]
Cyrille Barrette, op. cit., p. 130.
[5]
René Descartes, Méditations métaphysiques,
Paris, GF-Flammarion, 1979, p. 185.
[6]
Martin Blais, L’autre Thomas d’Aquin,
Montréal, Boréal, 1990, 171.
[7]
Saint Thomas d’Aquin, Somme théologique
I 75 1, Paris, Cerf, 1984, Tome 1, p. 653.
[8]
Cf. Eleonore Stump, Aquinas, Londres,
Routlege and Kegan Paul, 2003.
[9]
Ibid., p. 195-196. Ma traduction.
[10]
John R. Searle, La redécouverte de
l’esprit, Paris, Gallimard, 1995.
[11]
Cyrille Barrette, op. cit., p. 127.
[12]
Searle, op. cit., p. 36.
[13]
Jacques Maritain, Éléments de
philosophie. I Introduction générale à la philosophie, Paris, Téqui, 1951,
p. 125.
[14]
Saint Thomas d’Aquin, Somme théologique,
I 44 4.
[15]
Saint Thomas d’Aquin, Commentaires Des Physiques
d’Aristote, Tome II, Université de Sherbrooke, 1965, p. 89.
[16]
Voir Somme théologique, I 44 4.
[17]
Jacques Maritain, « Science et philosophie », in Quatre essais sur l’esprit dans sa condition charnelle, Paris,
Alsatia, 1956, p. 169-170.
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