L’homme
a soif. De spiritualité, surtout. C’est l’auteur du Petit Prince, Antoine de Saint-Exupéry, qui le dit dans une lettre remarquable
qu’il adresse à son général d’escadron : « Je hais mon époque de toutes mes
forces. L’homme y meurt de soif. Ah ! Général, il n’y a qu’un problème, un seul
de par le monde. Rendre aux hommes une signification spirituelle, des
inquiétudes spirituelles. »[1] La lettre au Général « X » date de
juillet 1943. La même année, un mois plus tard, mourait sa compatriote, Simone
Weil. La « sainte laïque » était morte en martyre, affamée dans un hôpital de
Londres, ne voulant rien avaler en songeant au triste sort de ses compatriotes
français prisonniers de guerre.
L’homme
a aussi « faim ». Non pas de nourriture, d’aliments, etc., mais, comme le dit
l’évangéliste « … de toute parole qui sort de la bouche de Dieu. » (Matthieu 4,
1-4). Simone Weil avait faim de Dieu.
Le plus remarquable, c’est que Simone Weil était philosophe jusqu’au bout des
doigts. La vie de cette militante d’extrême-gauche, devenue entre-temps ouvrière
en usine pour mieux compatir à la souffrance aliénante des travailleurs,
basculera dans la foi chrétienne une nuit au Portugal, le 15 septembre 1935. « Là,
j’ai eu soudain la certitude que le christianisme est par excellence la
religion des esclaves, que des esclaves ne peuvent pas ne pas y adhérer », et
d’ajouter « Moi parmi les autres. »[2]
Friedrich
Nietzsche aurait donc eu raison de tenir le christianisme au rang d’une révolte
réussie des esclaves. Comme on sait, aux yeux du philosophe
allemand, la compassion ainsi que la charité (l'amour-agapè) envers les autres ne seraient que
perversions « contre-nature » défiant l’« ordre naturel ». On peut bien se
hisser comme Nietzsche au-delà du « bien et du mal », reste que, comme l’écrit
Simone Weil, dans la foulée de Platon et de Saint Augustin, « Est bien ce qui
donne plus de réalité aux êtres et aux choses, mal ce qui ce qui leur en
enlève. »[3]
La
scène du Jeudi saint, tiré de Jean l’évangéliste, où Jésus lave les pieds de
ses compagnons est en effet avilissante. Imaginez donc: le Maître du monde et de l’histoire,
lui-même, en personne, s’agenouillant aux pieds de ses créatures ! Ahurit, Pierre lança à Jésus:
« Non, tu ne me laveras jamais les pieds ! » (Jean 13 8) Pierre refuse en somme
le renversement de l’ordre naturel des choses qu’est en train d’opérer Jésus
afin de le parachever et non de le détruire. Il n’y a plus ni esclaves ni maître; tous
deviennent égaux et frères dans l’amour. C’est l’égalité dans l’amour, comme
Jésus et son Père s’aiment d’un même amour. Tous sont aimés de l’Amour du Père.
Et Jésus de nous laisser un nouveau commandement : « Lavez-vous les pieds
les uns les autres ».
Nietzsche
a refusé d’entrer dans ce qui lui paraît être un consternant cirque contre-nature,
un bouleversement de l’ordre naturel où les maîtres dominent leurs esclaves, mais, désormais,
l’amour comme don-de-soi, en grec agapè,
devient la valeur ultime. Le philosophe au marteau aura beau pesté de
toute sa férocité, tel ce Kakos, dont il sera question plus loin, c’est elle, l’amour-agapè, vertu par excellence du chrétien,
qui donne l’être, la réalité, aux êtres et aux choses. Comme l'écrit Simone Weil :
« Est bien ce qui donne plus de réalité aux êtres et aux choses, mal ce qui ce
qui leur en enlève. » C’est l’amour-agapè
qui donne réalité aux êtres; le mal, c’est le contraire, la haine et la peur.
L’amour-agapè est de nature divine, surnaturelle.
Naturellement, les hommes sont capables de s’aimer jusqu’à un certain point;
au-delà, ils s’entredéchirent et s’entretuent . Dans l’état de nature, pour
reprendre le mot célèbre de Thomas Hobbes, « La vie est solitaire, misérable,
dangereuse, animale et brève. »[4] Jésus
est venu révéler qu’il existe un au-delà surnaturel qui parachève l’ordre
naturel: « Ils (ceux qui croient en Jésus et son message d’amour-agapè) ne sont pas devenus des enfants
de Dieu par une naissance naturelle, par une volonté humaine; c’est Dieu qui
leur a donné une nouvelle vie. » (Jean 1 13). Mais, d’abord et surtout, que «
Dieu est amour (agapè) » (1 Jean 8).
La
découverte de Simone Weil à l’occasion de son travail en usine fut celle de
l’abrutissement humain, de l’aliénation à laquelle nous sommes tous confrontés
à divers degrés dans l’ordre naturel. Elle est morte affamée parce qu’elle
avait faim de Dieu. Faim de l’Amour-agapè.
Dans l’ordre naturel, nous sommes tenus captifs, tels les prisonniers du récit
de la Caverne de Platon. Nous aspirons tous et toutes à la liberté, à la
plénitude la vie. Le salut offert par le Christ crucifié fut la grande
découverte de l’auteur de La Pesanteur et
de la grâce. En somme, de l’ordre surnaturel
des choses: « Croix comme balance, comme levier. Descente, condition de la
montée. Le ciel descendant sur la terre soulève la terre au ciel. »[5] Le
salut suivrait ainsi une sorte de mécanique céleste. Lorsque la souffrance, le
mal, atteint un point de non-retour, le bien surgit selon une loi surnaturelle :
« Là où le mal abonde, la grâce surabonde », écrit Saint Paul (Romains 5 20).
Oui,
Nietzsche avait raison : l’ordre naturel n’est pas la grâce, mais la
pesanteur, la lourdeur; bref, le mal. Dans l’état de nature, selon Hobbes
encore une fois, « La vie est solitaire, misérable, dangereuse, animale et brève.
» La foi, comme vertu théologale, participe de l’amour-agapè. Elle consiste, nous dit Weil, à accepter de descendre pour
mieux remonter. Accepter de n’être rien, pour simplement être. D’être pur amour. Dieu est;
il ne possède rien. Il n’est qu’Amour. Nous, nous désirons tout posséder, même
Dieu. « Aies peu, sois beaucoup », recommande Gustave Thibon.[6] La
volonté de puissance nietzschéenne n’est que le désir naturel inassouvi et
inversé d’être le dieu de l’Avoir. Le contraire de la grâce, de l'Amour-agapè.
Le
surhomme nietzschéen fait, en effet, songer à cet être fictif, Kakos (le mal en grec), dont parle saint
Augustin au livre XIX de sa Cité de Dieu,
l’homme « qui peut-être à cause de son insociable férocité est dit ‘à
demi-homme’ plutôt qu’homme… ne donnant rien à personne, mais enlevant à qui il
peut tout ce qu’il veut, et quand il peut, tant qu’il veut. »[7]
Or, aussi méchant qu’on veut bien l’imaginer, Kakos appel de ses vœux une
certaine paix, « un repos à l’abri de toute importunité, de toute violence, de
toute terreur. » Kakos lui-même vise donc quelque bien au-delà de ses monstruosités. Avec la paix qu’il impose, Kakos
souhaite tout dominer afin qu’on le glorifie. Ce ‘demi-homme’ souhaite dès lors
devenir un surhomme, c’est-à-dire Dieu, le plus grand bien qui soit. « Ainsi l’orgueil dans sa perversité contrefait Dieu
», continue saint Augustin.
Ne souffrant
point l’égalité avec ses compagnons sous lui, il veut imposer sa domination à
ses compagnons à la place de Dieu. Il hait donc la juste paix de Dieu et aime
la sienne qui est injuste. Car il ne peut s’empêcher d’aimer une paix
quelconque. Il n’est point en effet de vice contraire à la nature qu’il efface
jusqu’aux derniers vestiges de la nature.
Afin
de se donner bonne conscience, Kakos,
le surhomme nietzschéen, entend se situer au-delà du « bien et du mal ». Kakos,
avant la lettre, fait sienne la remarque de Thomas Hobbes concernant la nature
humaine en lien avec la recherche du bien : « … je place au premier rang, à
titre de penchant universel de tout le genre humain, un désir inquiet
d’acquérir puissance après puissance, désir qui ne cesse seulement qu’à la
mort. »[8] Pour
un chrétien, le désir – l’amour-agapè
– va même au-delà de la mort. L’esprit est immortel. La volonté de puissance nietzschéenne
est ce « bien » vers lequel aspire le surhomme, « au-delà du bien et du mal ».
On n’échappe donc pas au bien; et le surhomme – ‘superman’ - n’a en réalité
rien d’humain. C’est un infrahumain. Une tentative grotesque, parce que
contradictoire, de viser le bien tout en ne le visant pas (ou mal).
Je partage donc les vues de Simone Weil
sur l’auteur d’Ainsi parlait
Zarathoustra : « Il ne m’inspire aucune inclination à le traiter
légèrement; seulement une répulsion invincible et presque physique. Même quand
il exprime des choses que je pense, il m’est littéralement intolérable. »[9]
C’est que, pour résumer le différend, Simone Weil est platonicienne, contrairement
à Nietzsche, farouchement anti-platonicien. Rappelons ce mot platonisant de La pesanteur et de la grâce : « Est bien ce qui donne plus de réalité aux
êtres et aux choses, mal ce qui ce qui leur en enlève. » Or, le bien, c’est
l’amour-agapè.
À
une question inverse de celle qui donne le titre d’un ouvrage de Bertrand
Russell[10] :
Pourquoi je suis chrétien ?, Gustave
Thibon, qui reçut Simone Weil comme ouvrière agricole sur sa ferme,
répond : «… parce que j’ai soif d’un Dieu qui ne soit ni ténèbre pure ni
moi-même – d’un être qui, tout en me ressemblant jusqu’au centre, soit aussi
tout ce qui me manque. »[11]
L’homme est à l’insecte, ce que Dieu est à l’homme.
Malgré la science
moderne, malgré la volonté de puissance nietzschéenne, malgré le laïcisme
intégriste qui cherche l’éradication de toute religion et la division, etc., nous avons tous
et toutes
encore et toujours faim et soif de Dieu. Que vive le Jeudi saint où l'Amour-agapè par excellence
institua l'Eucharistie ! Ce jour où nous disons « Merci ! ».
[1]
Antoine de Saint-Exupéry, Un sens à la
vie, Paris, Gallimard, NRF, 1956, p. 225-226.
[2]
Simone Weil citée dans Christiane Rancé, Simone
Weil. Le courage de l’impossible. Paris, Seuil, 2009, p. 110.
[3]
Simone Weil, La pesanteur et la grâce,
Plon, Agora, 1988, p. 140.
[4] Thomas
Hobbes, Léviathan, Paris, Gallimard,
Folio/essais, 2000, p. 225.
[5] Simone
Weil, op. cit., p. 161.
[6]
Gustave Thibon, L’échelle de Jacob,
Montréal, Boréal Express, 1984, p. 28.
[7]
Saint Augustin, La Cité de Dieu,
volume 3, livre XIX, Paris, Seuil, 1994, p. 118.
[8] Thomas
Hobbes, op. cit., p. 187-188.
[9]
Cité dans Simone Pétrement, La vie de
Simone Weil, Paris, Fayard, 1973, p. 505.
[10]
Bertrand Russell, Pourquoi je ne suis pas
chrétien.
[11]
Ibid., p. 13.
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