Michael Oakeshott 1901-1990 |
Nul
doute que la fameuse charte des «valeurs québécoises» annoncée par le
gouvernement péquiste de Pauline Marois passera comme du beurre dans la poêle
et qu’elle sera adoptée en toute vapeur. Le Sommet sur l’éducation de février
2013 nous incline à penser ainsi. Le gouvernement Marois a fait son lit, et c’est
un lit de fakir.
Bien
que, comme aristotélicien, je considère que les Québécois ne tentent pas
seulement et simplement de cohabiter mais désirent vivre de manière épanouie au
nom de valeurs communes, l’idée d’une charte des «valeurs québécoises» se
voulant rassembleuse, mais qui aurait force de loi, me répugne. Il semble bien
qu’il s’agisse d’une entreprise bien péquiste de nationalisation des valeurs, comme le soulignait éloquemment Nathalie
Elgrably-Lévi (Journal de Montréal, 5
septembre). Le propos, par ailleurs, de Louise Harel suivant lequel les valeurs
ne se légifèrent pas me paraît parfaitement juste et plein de sagesse. Les
politiques collectivistes n’ont pas mon aval, bien au contraire, parce que ce sont des politiques rationalistes, et je vais m'en expliquer avec l'aide du philosophe Michael Oakeshott. Le ministre
Drainville souhaite pour sa part enfiler l’habit de feu Camille Laurin, le
concepteur de la charte de la langue française. Comme on sait, Drainville dresse
un parallèle entre la charte de la langue française et celle des valeurs
québécoises, toutes deux voulant proclamer la volonté du peuple québécois
et ce, malgré le fait que la charte contrevient aux libertés
individuelles.
En tant que «conservateur», se situant dans la mouvance du philosophe
britannique Michael Oakeshott (1901-1990), l’idée d’une «charte» visant à
baliser la vie collective des Québécois m’horripile. C’est ce que je veux
défendre dans les quelques lignes qui suivent.
*
Commençons
par le début de toute cette affaire. Examinons le concept laïcité. Il s’agit,
évidemment, de la neutralité de l’État en matière religieuse. Guy Rocher[1],
professeur émérite de sociologie à l’Université de Montréal, soutient ce qu’on
appelle une conception de la laïcité pure et dure, «républicaine» comme on dit,
à la sauce française, par opposition à une conception «ouverte» telle celle
recommandée par la commission Bouchard-Taylor. N’entrons pas toutefois dans le
débat sur un distinguo byzantin entre laïcité «stricte» et laïcité «ouverte».
Guy
Rocher, donc, écrit que «la laïcité est une doctrine politique, c’est-à-dire
une certaine conception de ce que doivent être l’État et les institutions
relevant de l’État ou lui appartenant.»[2]
Plus loin, on lit : «La séparation de l’État et des religions est une
doctrine apparue, développée et plus ou moins pratiquée dans les États de la
modernité occidentale, notamment depuis les révolutions française et américaine
du XVIIIe siècle.» Voici le problème que soulèvent les propos de Rocher – ainsi
que chez bon nombre d’autres auteurs - au sujet de la laïcité : on a la
nette impression que la laïcité est à la fois une doctrine politique vraie de
toute éternité – sub specie aeternitatis,
comme on dit en latin -, mais qui, pourtant, a une origine historique. Cherchez l'erreur. Au
sortir du Moyen Age, lorsque se constituent les États modernes, afin de
centraliser les pouvoirs clés qui régissent la vie en société, les Princes, qui
les dirigent, établissent la religion de leur État. Cette pratique politique courante
va toutefois s’estomper au siècle des Lumières où la tolérance religieuse, suite
aux guerres religieuses, va triompher. Le principe de laïcité est sorti de ces
luttes parfois violentes et sanglantes.
La
laïcité n’est donc pas une doctrine politique éternelle ou atemporelle comme
on le laisse croire trop souvent. Guy Rocher, par exemple, nous dit d’une part que
la laïcité a bel et bien une histoire; mais il soutient du même souffle, d’autre
part, que «La conception de la neutralité religieuse vaut pour une société
homogène tout autant que pour une société pluraliste [comme la nôtre].»[3] On
doit comprendre que le fondement théorique de la laïcité serait atemporelle; il
préexistait – tels les droits naturels de l’homme – pour ainsi dire avant toute
existence historique des sociétés humaines. En somme, la nature ou l’essence même
d’un État – ce qui fait qu’un État est tel et pas autre chose - vaut pour
toutes les époques et toutes les cultures, indépendamment des cultures et des
sociétés.
On
tient là un cas éloquent de ce que Michael Oakeshott a appelé «le rationalisme
en politique» et qu’il dénonce avec vigueur dans un essai percutant datant de 1947.[4] Qu’est-ce
que le rationalisme en politique? C’est la conviction qu’il est possible
d’améliorer le monde réel imparfait afin de le rendre parfait et ce, grâce à la
pensée technique. Une politique rationaliste consiste dès lors en la mise en
œuvre d’un modèle théorique préconçu afin de résoudre des problèmes sociaux. La
future charte québécoise obéit précisément à des exigences rationalistes.
Le
rationalisme se déclare «l’ennemi de l’autorité, du préjugé, de ce qui est
simplement tradition, coutumier ou habituel.» Bref, l’ennemi déclaré du
rationalisme est la tradition. Pourquoi? Parce que la tradition reste pour une
bonne part source de préjugés et d’ignorance. Auparavant, c’est-à-dire avant le
siècle des Lumières, face à un problème il fallait s’adapter en fonction des
circonstances. Il n’existait pas de recette magique. Le législateur y allait au
meilleur de sa connaissance – de sa sagacité aurait dit Aristote, vertu
première du bon législateur. Mais la vertu du politicien est désormais tombée en
désuétude. On se mit dès lors à élaborer des solutions universelles, valables pour
toutes les époques et pour toutes les sociétés.
Le
passage de la pensée traditionnelle en politique remontant, en gros, à Aristote
à la pensée rationaliste des philosophes des Lumières s’effectua lorsque «la
vérité d’une opinion et le fondement ‘rationnel’ (et non l’usage) d’une
institution est tout ce qui import[a]». Oakeshott écrit :
L’idée de fonder
une société, composée d’individus ou d’États, sur une Déclaration des droits de
l’homme, est un rejeton du cerveau rationaliste, de même que l’autodétermination
‘nationale’ ou raciale lorsqu’elles sont élevées au rang de principes
universels.
L’éventuelle
charte des valeurs québécoises répondra parfaitement aux exigences de
la pensée rationaliste remontant aux Lumières.
Le propre toutefois de la pensée
rationaliste en politique c'est ce que l’on pourrait appeler les
«rationalisations à rebours». Ainsi le laïcisme est désormais conçu comme une sorte
de «vérité première» en politique : par sa nature même un État est
laïque. Un État qui entretiendrait des relations trop étroites dans ses
institutions avec une ou plusieurs religions serait de ce fait déclaré
irrationnel et, donc, illégitime, voire «corrompu».
Les
droits de l’homme constituent également un bel exemple de rationalisation à
rebours. Le 26 août 1789, la France n’est soudain apparemment plus une société
monarchique, mais une société composée de citoyens égaux dotés de droits
inaliénables que l’Assemblée définit dans une solennelle Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, dont le préambule
se lit ainsi :
Les
représentants du peuple français, constitués en Assemblée nationale,
considérant que l’ignorance, l’oubli ou le mépris des droits de l’homme sont
les seules causes des malheurs publics et de la corruption des gouvernements,
ont résolu d’exposer, dans une Déclaration solennelle, les droits naturels
inaliénables et sacrés de l’homme…
La
Déclaration est on ne peut plus
rationaliste : la cause unique et universelle de tous les maux dans toutes les
sociétés et à toutes les époques ce sont «l’ignorance, l’oubli ou le mépris» à
l’égard des droits de l’homme. Comme si les droits de l’homme avaient toujours
existé en dehors et au-delà de la France révolutionnaire qui les proclamera.
Certes,
ces droits de l’homme furent conçus par de grands penseurs, les magnifiques «Philosophes» :
Voltaire, Rousseau, Diderot, etc. Mais il ne faut pas mettre la charrue avant
les bœufs. Il ne faudrait pas croire, en d’autres termes, que la Révolution
française eut pour seule cause véritable la simple mise en œuvre des idées des
Philosophes. En fait, bien loin d’être une préface à la Révolution française,
les idées des Philosophes constituent plutôt une sorte de poscriptum à une tradition politique européenne.
À
cet égard, il faut se rappeler que presqu’un siècle auparavant,
l’Angleterre avait connu en 1688 sa «Glorieuse Révolution» où fut proclamée, un
an plus tard, en février 1689, au Parlement, l’État de droit dans le fameux Bill of Rights – ou Déclaration des
droits -, lequel constituait une sorte de «contrat social» avant la lettre.
Évidemment,
l’objection rationaliste à la réponse d’Oakeshott veut que la Glorieuse Révolution anglaise fut le
fruit des penseurs britanniques, dont John Locke, lequel publia en octobre 1689
son Second Traité du Gouvernement Civil.
Mais l’œuvre de Locke arrive légèrement plus tard, après la Glorieuse
Révolution de 1688 ainsi que le Bill of
Rights datant de février 1689. Quoi qu’il en soit, la mythologie
rationaliste considère le Second Traité
de Locke, lu avidement en France et en Amérique, comme l’énoncé de principes à
mettre en œuvre afin de servir de modèle à l’érection de nouveaux États de
droit.
Tout
porte à croire que le gouvernement péquiste actuel proclamera haut et fort sa
charte des valeurs. Il ne faut y voir que rationalisation à rebours où une
bonne part de la tradition québécoise sera émasculée. Je veux parler de la
tradition chrétienne, catholique, qui a façonné le Québec, plus précisément le
«Canada français». Le principe de laïcité qui trônera tout en haut du document
entraînera inévitablement la mise au banc des religions – du catholicisme en
particulier et ce, au grand dam du bon cardinal Ouellet lequel appelle de tous
ses vœux le retour de ses ouailles au bercail de l’Église.
Il
ne faut guère s'en étonner, s’il faut croire Michael Oakeshott puisque le
rationalisme en politique livre une guerre sainte contre les traditions qui,
comme on l’a vu, seraient source de préjugés et d’ignorance. Bien sûr, le
gouvernement Marois laissera trôner le crucifix à l’Assemblée nationale. Il
interdira toutefois entre autres le port du crucifix ostentatoire pour ses employés. Il
ne s’agit évidemment pas de rajouter d’autres symboles religieux mais d’en maintenir
un qui fut jadis accroché par le gouvernement conservateur de l’Union nationale de Maurice
Duplessis qui entretenait l’irrationnelle candeur de mêler le politique au
religieux. Ce qui ne peut être, du moins selon le rationalisme politique. En laissant le
crucifix à l’Assemblée nationale, le gouvernement entend donc honorer la
tradition religieuse qui aura marqué nos ancêtres, pas nous, les citoyens
«modernes» du Québec moderne.
Pourtant,
lorsqu’on examine les «valeurs québécoises», dont celles de solidarité, de
justice sociale, d’État-«providence», de partage, bref de bienveillance pour
nos semblables, qui sont pourtant des valeurs auxquelles carbure le Parti québécois,
on ne peut que s’étonner qu’elles n’apparaissent pas dans la fameuse charte.
Encore une fois, on répondra que ces valeurs rappellent trop le christianisme
du Canada-français de naguère.
Le
cinéaste Bernard Émond a réalisé trois films (La neuvaine; Contre toute
espérance et La donation) constituant
ce qu’il a baptisé la Trilogie des vertus
théologales qui exaltent les veilles vertus chrétiennes de foi, d’espérance et de charité.
Émond n’est pas croyant; il se dit «agnostique apophatique».[5] Il
dit aussi être un «conservateur de gauche». Personnellement, j’adhère
parfaitement à cette formule même si, moi, à sa différence, je sois croyant de
confession catholique. On peut donc très bien être incroyant ou croyant et se
reconnaître dans la tradition religieuse québécoise chrétienne.[6] Je
cite Bernard Émond :
Ce que je dois
dire c’est que la thématique religieuse n’est pas venue de nulle part. Que
depuis le film sur Saint-Denis, mon fonds catholique, si je peux dire, me
travaillait. Il y avait eu des retrouvailles avec cette partie de mon héritage
et je m’étais rendu compte à quel point, même si j’étais non croyant, à quel
point j’étais profondément catholique, à tout le moins sur le plan culturel.
Mais sur le plan éthique aussi : ce que je pense de la politique, des
injustices sociales, mon rapport à la misère du monde, ça me vient certainement
d’une éducation catholique où l’amour du prochain était plus important que la
peur du péché.[7]
Pour
les raisons mentionnées précédemment, les retrouvailles des Québécois avec les
valeurs chrétiennes, dont celle, la plus importante, de l’amour du prochain, n’auront pas lieu. La
charte québécoise, en effet, rationaliste dans l’âme, n’a que faire de ces vieilles
histoires à dormir debout dont nous a léguées la tradition chrétienne. Comme le
crucifix, dépouillé de son sens théologique, à jamais immergé dans le vide
muséal, tel le Sphinx de Képhrem enseveli dans le sable, la tradition catholique sombrera dans l’oubli.
L’important, ce qui compte vraiment, étant a jamais enterré au pied de l’État
régnant désormais en roi et maître sur les consciences, tel l’odieux Big Brother qui sait tout et entend
tout.
La future charte nous frappera d'amnésie collective même si notre devise est «Je me souviens». Ce n'est pas le moindre paradoxe du gouvernement actuel de promouvoir les cours d'histoire. Mais il s'agit encore une fois d'une politique rationaliste où l'histoire sera comprise au travers de la lorgnette du rationalisme en politique. «Sans l'histoire, écrit Mathieu Bock-Côté, nous ne sommes rien.» Encore une exagération rationaliste.
La future charte nous frappera d'amnésie collective même si notre devise est «Je me souviens». Ce n'est pas le moindre paradoxe du gouvernement actuel de promouvoir les cours d'histoire. Mais il s'agit encore une fois d'une politique rationaliste où l'histoire sera comprise au travers de la lorgnette du rationalisme en politique. «Sans l'histoire, écrit Mathieu Bock-Côté, nous ne sommes rien.» Encore une exagération rationaliste.
[1]
Guy Rocher, «La laïcité de l’État et des institutions publiques», in Normand
Baillargeon et Jean-Marc Petit, éditeurs, Le
Québec en quête de laïcité, Montréal, Éditions Écosociété, 2011, pp. 23-31.
[2]
Ibid., p. 23.
[3] Ibid.,
p. 24.
[4]
Michael Oakeshott, «Rationalism in Politics, in Rationalism in Politics and Others Essays, Indianapolis, Liberty
Fund, 1991, avec une préface de Timothy Fuller, pp. 5-42. Une traduction
française, «Le rationalisme en politique», est parue dans la revue Cité (2/2003,
no 14, p. 121-157), traduit par Olivier Sedeyn (à qui l’on doit la traduction
de On Human Conduct). La traduction
française du texte d’Oakeshott est
également disponible en ligne : http://www.cairn.info/revue-cites-2003-2-p-121.htm
[5]
Voir Bernard Émond, La quête spirituelle :
avec ou sans Dieu?, Fides, Médiaspaul, 2010, p. 28.
[6] Cette
position est également défendue par Richard Norman (athée) dans le contexte du
Royaume-Uni, «Secularism and Shared Values», in J. Cornwell et M. McGhee, éditeurs,
Philosophers and God. At the Frontiers of Faith and Reason, Londres, Continuum,
2009, pp. 187-202.
[7]
Simon Galiero rencontre Bernard Émond, La
perte et le lien. Entretiens sur le cinéma, la culture et la société,
Médiaspaul, 2009, p.67.
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