«Laurin représentait une idéologie collectiviste, plus ou moins adaptée aux réalités du Québec. Il voulait que l'État trace les lignes d'orientation de tout le monde. Je n'étais pas d'accord avec ça et je l'ai écrit.»
Claude Ryan
Le
10 septembre dernier, le ministre responsable des Institutions démocratiques et de
la Participation citoyenne, déposait un projet de Charte des valeurs
québécoises. Le projet a immédiatement été reçu par un tollé général de
désapprobation. Si certains ont pu applaudir au principe de laïcité de l’État,
bon nombre de commentateurs rejettent en bloc les propositions de l’éventuelle
charte, pilotée par Bernard Drainville, voulant interdire aux employés des
ministères, des organismes gouvernementaux, écoles primaires et secondaires,
cégeps et universités, hôpitaux et garderies subventionnées, de même qu’aux
juges, aux policiers et aux procureurs, de porter des signes religieux
visibles. Il leur sera proposés de laisser au vestiaire leur croix, leur kippa,
leur voile islamique, le turban sikh, où tout autre signe ostentatoire
signalant leur appartenance religieuse. S’ils saluent le principe de neutralité
de l’État, Gérard Bouchard ainsi que Charles Taylor, en autres, rejettent comme
étant discriminatoires les propositions du ministre Drainville. Je partage les
vues de ces grands sages. Personnellement, je m’interroge même sur la
légitimité du principe de laïcité ou de neutralité de l’État. Je voudrais le
faire à la lumière de la philosophe américaine, d’origine russe, Ayn Rand
(1905-1982).
Il ne faut pas s’y méprendre :
derrière le langage bienveillant, se voulant rassembleur, voire attendrissant,
du ministre Drainville, se cache la volonté de faire passer ce qu’Ayn Rand
aurait dénoncé comme étant la «collectivisation
des droits». En somme, au nom du soi-disant «droit collectif» de l’État, il
s’agit de limiter les libertés individuelles. Ainsi, comme le disait
éloquemment un autre philosophe américain, «social-démocrate» celui-là, John
Rawls (1921-2002), «la liberté doit être limitée au nom de la liberté». C’est
l’argument de neutralité que reprend à son compte le ministre : pour
assurer la liberté de religion des citoyens, l’État ne doit pas adopter une
religion. De cet argument découle l’imposition aux employés de l’État une tenue
vestimentaire libre de tout signe religieux ostentatoire, ce qui brime la
liberté religieuse de certains d’entre eux.
Or, lorsqu’on dit avec Rawls que la
«liberté doit être limitée au nom de la liberté», ce qu’on doit entendre ici
par l’expression «au nom de la liberté», c’est la liberté de l’État, veillant à
la liberté collective. Il s’agit, en somme, n’en soyons pas dupe, d’une liberté
ou d’un droit «collectif».
La
Charte de la langue française, qui est devenue la fameuse loi 101 le 26 août
1977, repose sur un tel «droit collectif», celui veillant à la préservation de
la langue française sur le territoire québécois, alors que le bilinguisme
fédéral tendrait à l’érosion progressive du français. De plus, selon son concepteur,
feu Camille Laurin, la Charte de la langue française assurerait la justice
sociale au Québec étant donné que les Québécois-es partent défavorisés au plan
économique en raison de la force d’attraction qu’exerce la langue anglaise au
plan économique. Évidemment, le débat virulent qui eut lieu à l’époque
consistait à rejeter le soi-disant «droit collectif» des Québécois francophone
qui brime les droits individuels inscrits dans la constitution canadienne. Or,
la Cour suprême du Canada a reconnu la constitutionnalité de la loi 101.
Pour
qu’une loi paraissant brimer des libertés individuelles passe le test de
la constitutionnalité, il faut avoir des motifs raisonnables pour limiter ces
libertés. Il semble donc que la Cour suprême du pays ait reconnu de tels motifs
derrière la Charte de la langue française.
La
question délicate se pose: serait-ce aussi le cas pour la Charte des valeurs
québécoises? Les ministres conservateurs du gouvernement Harper, Denis Lebel,
ministre des Affaires intergouvernementales, ainsi que Jason Kenney, ministre
du Multiculturalisme, se sont montrés préoccupés par les propositions du
ministre Drainville et se disent prêt à contester devant les tribunaux la
constitutionnalité de la Charte des valeurs si jamais elle obtient l’aval de
l’Assemblée nationale.
Mais
au-delà de tous ces déchirements politiques et affrontements juridiques qui s’annoncent à l’horizon,
le fameux principe de laïcité que le ministre entend enchâsser dans la Charte
québécoise des droits et libertés (datant de 1975), ne devrait pas être tenu
comme un «droit collectif», du moins selon la philosophe Ayn Rand. Selon elle,
en effet, seuls les droits individuels
existent et devraient avoir force de loi. Les «droits collectifs» ne sont
qu’une usurpation des droits et libertés individuels. Un système politique qui
admet les pseudo-droits collectifs est un système «collectiviste» par
opposition à un système politique «individualiste» qui n’admet que les droits
et libertés individuelles. Une constitution «individualiste» en bonne et due
forme ne fait que reconnaître et protéger les droits des individus, et non
ceux, soi-disant, de la «société», de la «nation», du «bien commun»; bref, de
la «tribu». Pour Rand, la constitution américaine est une constitution légitime
fondée sur l’individualisme et non sur le collectivisme. L’auteure d’Atlas Shrugged[1]
écrit à ce propos dans un texte datant de 1946, Texbook of Americanism :
Le
principe de base des États-Unis d’Amérique est l’Individualisme.
L’Amérique
est fondée sur le principe que l’Homme possède des droits inaliénables :
-
que
ces droits appartiennent à chacun-e en tant qu’individu – et non pas aux
«hommes» entendus comme formant un groupe ou une collectivité;
-
que
ces droits sont la propriété inconditionnelle, personnelle et individuelle de
chaque homme – pas du public, de la société, de propriété collective d’un
groupe.
-
que
ces droits sont attribués à l’homme par le fait qu’il soit un homme – et non
pas par le fait que la société les lui octroie;
-
que
l’homme est détenteur de ces droits, non pas en vertu de la Collectivité, ni
non plus au bénéfice de la Collectivité, mais contre la Collectivité – telle
une barrière que la Collectivité ne doit pas franchir;
-
que
ces droits visent à protéger l’homme des autres hommes;
-
que
c’est seulement sur ces droits que l’homme peut vivre dans une société libre,
juste, digne et décente.
La Constitution
des États-Unis d’Amérique n’est pas un document qui limite les droits des
hommes – mais un document qui limite le pouvoir qu’exerce la société sur les
hommes.[2]
Je
sais pertinemment que «l’individualisme» n’est pas une «valeur québécoise» puisqu’il
est partagé par une minorité d’entre nous, de sorte que l’«anti-individualisme»
a la cote, du moins pour le gouvernement péquiste de Pauline Marois. Si le
Parti québécois avait eu le moindre courage de nommer précisément une des
«valeurs québécoises», l’anti-individualisme aurait sûrement remporté la palme.
Le Parti québécois aurait aussi nommé des valeurs «chrétiennes», du moins quant
à leur source: la bienveillance pour les misères d’autrui, la solidarité, la
justice sociale, l’État-«providence», etc. Toutefois, en raison du principe de
laïcité de l’État trônant tout au sommet de la Charte, ces valeurs
anti-individualistes péquistes d’origine chrétienne, c’est-à-dire, au fond,
altruistes, furent exclues.
C’est
peut-être ce qui explique pourquoi à peu près personne ne connaît Ayn Rand au
Québec. Car la philosophe a défendu bec et ongles l’«individualisme». Or,
puisque Rand a également défendu le «capitalisme», honni par la gauche, surtout
celle au Québec, il va sans dire qu’on a jamais voulu rien savoir de celle qui
défend la source même du Mal (= le capitalisme), à savoir l’hideux individualisme.
L’individualisme
a donc mauvaise réputation au Québec. Aussi, il n’est pas étonnant que le
ministre de la «Participation citoyenne» pose un droit collectif fondamental
dans la Charte quitte à écorcher aux passages les libertés individuelles de
certains citoyens. C’est pour le meilleur des mondes : assurer, disait la
première ministre, le «mieux être collectif» du Québec, de la «nation».
Aussi,
ce n’est pas le fruit du hasard si aujourd’hui tout est devenu «social». On
parle de justice sociale, de grève sociale, de morale sociale, d’éducation sociale,
de politique sociale, etc. L’individu
a disparu au profit du social. Voilà
l’homme social. Ayn Rand, en revenant
à l’individu ainsi qu’à son fameux «égoïsme», ne souhaitait au fond que
rappeler des vérités de La Palice que la postmodernité a voulu enterrées une bonne
fois pour toutes.
De
son côté, Ayn Rand a simplement rappelé une vérité évidente : pour aimer
les autres, il faut d’abord s’aimer. Une personne égoïste, par ailleurs, ne
s’aime souvent pas ou s’aime mal. En tout cas, Rand n’a jamais défendu
l’«égoïsme» pour lui-même en tout temps. À preuve, ce texte qui le dit noir sur
blanc.
Le
but moral de la vie d’un homme est l’accomplissement de son propre bonheur.
Cela ne signifie pas qu’il soit indifférent à autrui, que la vie humaine n’ait
aucune valeur pour lui et qu’il n’a aucune raison d’aider les autres en cas
d’urgence. Mais cela signifie qu’il
ne subordonne pas sa vie au bien-être d’autrui, qu’il ne se sacrifie pas à
leurs besoins, que le soulagement de leurs souffrances n’est pas sa
préoccupation première, que toute aide qu’il accorde est une exception et non la règle, un acte de
générosité, non un devoir moral, quelque chose de marginal et d’incident,
comme le sont les désastres dans le cours de l’existence humaine, et que les valeurs, pas les désastres, sont le but,
la préoccupation première et le pouvoir motivant de sa vie.[3]
La
morale altruiste qui est au fondement
de la Charte de Drainville est précisément une morale suscitée par l’urgence d’une situation complexe
engendrée entre autres par l’immigration. Une toute petite poignée de citoyens
québécois demandent des «accommodements raisonnables». D’autres, rares
eux-aussi, portent des costumes religieux, comme le faisaient nos bonnes sœurs
et nos bons frères d’antan, et on ne souhaite aucunement que ces individus
bigarrés aient la moindre influence sur les autres, en particulier sur les
jeunes. Cette situation d’urgence
contraint dès lors l’État à imposer des sacrifices
à certains. Cela serait parfaitement intolérable aux yeux d’Ayn Rand elle qui a
toujours dénoncé ce qu’elle appelle le «cannibalisme moral».
Alors
l’État, au nom de la belle harmonie du bon peuple, édictera les règles de la
bonne conduite, c’est-à-dire ce qui est permis et ce qui ne l’est pas. Pour
Rand, toutefois, une permission n’est jamais un droit. Elle écrit : «Si,
avant accomplir une action, vous devez obtenir une permission de la part de la
société – vous n’êtes pas libres, qu’elle soit ou non accordée. Seul l’esclave
agit par permission. Une permission n’est pas un droit.»[4]
Une
situation pourrie s’est envenimée. En désespoir de cause, le gouvernement
péquiste sort l’arsenal des «droits collectifs». Un remède de cheval pour
régler une situation apparemment alarmante, alors qu’il n’y a pas de quoi à
fouetter un chat. Et ça commence par la modique somme de 1,9 M$ pour faire la
publicité de la dite charte. Sans parler de l’émasculation de droits et
libertés individuelles qui demeure, à mes yeux ainsi qu’à ceux de Ayn Rand, une
politique inqualifiable digne du plus pur cannibalisme moral.
[1]
Traduction française chez Les Belles Lettres en 2011 (publié originellement en
1957) sous le titre La Grève.
[2]
Ayn Rand, The Ayn Rand, Column, édité
avec une introduction de Peter Schwartz, Connecticut, Second Renaissance Books,
1998, p. 83. Ma traduction.
[3]
Ayn Rand, «L’Éthique des urgences», in La
vertu d’égoïsme, Les Belles Lettres, p. 113-114.
[4]
Ayn Rand, Texbook of Americanism, p.
83. Ma traduction.
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