mardi 6 mars 2012

LE «PRIORITARISME» DES ÉTUDIANTS-BOYCOTTEURS: «Payez, payez pour nous, ainsi soit-il!»

Dans un article retentissant, «Égalité ou priorité?», devenu un classique incontournable sur la notion d’égalité, le philosophe britannique Derek Parfit distingue, à côté des deux formes d’égalitarisme - déontologique et téléologique -, le «prioritarisme». Parfit écrit :
Le prioritarisme, tel que je le définis ici, n’est pas une croyance en l’égalité. Nous donnons la priorité aux personnes défavorisées, non pas parce que cela réduira les inégalités, mais pour d’autres raisons. C’est ce qui distingue cette position de l’égalitarisme.[1]

Examinons le cas suivant, proposé naguère par Thomas Nagel dans une étude, elle aussi remarquable, portant sur l’égalité.[2]
Supposons que j’aie deux enfants, dont l’un est normal et tout à fait heureux, et dont l’autre souffre d’un douloureux handicap. Appelons-les respectivement le premier enfant et le second enfant. Je suis sur le point de changer de travail. Supposons que je doive décider entre déménager pour une ville chère où le second enfant pourra recevoir un traitement médical particulier et bénéficier d’une scolarité particulière, mais où le niveau de vie de la famille sera plus bas et le voisinage désagréable et dangereux pour le premier enfant – ou bien alors déménager pour une banlieue semi-rurale et agréable où le premier enfant, qui s’intéresse particulièrement aux sports et à la nature, pourra avoir une vie libre et plaisante. C’est un choix difficile, de quelque point de vue que l’on se place.[3]

Le choix de Nagel dans cette situation complexe porta, comme beaucoup d’entre nous l’aurait fait, sur l’aide à apporter en priorité au second enfant. Pourquoi? Parce que le second enfant est défavorisé et ce serait là, dit Nagel, une décision égalitariste. Comment soutenir qu’il s’agit bel et bien d’une position égalitariste puisque, prima facie, on défavorise nettement le premier enfant? «Il est plus urgent», répond Nagel, «de faire profiter le second enfant même si le bénéfice que nous pouvons donner au premier enfant est moindre que le bénéfice que nous pouvons donner au premier enfant… Une amélioration dans sa situation est plus importante qu’une amélioration égale ou quelque peu plus grande dans la situation du premier.»[4]

            Soucieux de poser des distinctions judicieuses, Parfit fut conduit à distinguer la position égalitariste de ce qu’il a baptisé du nom prioritarisme. À proprement parler, un partisan du prioritarisme ne se préoccupe pas de l’égalité stricto sensu. Le fait que certaines personnes soient plus défavorisées relativement à d’autres, n’a pas d’importance pour le prioritarisme. Comme l’écrit Parfit :

Les aides qui leur sont destinées [aux plus défavorisées] auraient autant d’importance s’il n’y avait personne qui soit mieux loti. La différence principale est donc la suivante. Ce qui préoccupe les égalitaristes, ce sont les données relatives, à savoir, le niveau de chacun comparé à celui des autres. Selon la conception prioritariste, seul compte le niveau absolu des personnes.[5]

            La distinction que pose Parfit entre égalitarisme et prioritarisme jette, me semble-t-il, un nouvel éclairage sur de nombreux débats politiques ou positions «de gauche» car, si l’on est égalitariste, on n’est pas forcément prioritarisme. Pour un égalitariste téléologique, par exemple, les inégalités sont intolérables en raison des conséquences néfastes qu’elles engendrent dans la vie sociale. Au contraire, pour un prioritariste, il est urgent d’aider les plus démunis, non pas parce qu’ils sont défavorisés par rapport à d’autres plus favorisés, mais parce qu’ils sont, en un sens absolu, misérables. À ce compte, si le prioritarisme doit être cohérent, il doit porter ses revendications absolues en faveur de l’aide à tous les démunis de la terre. Par ailleurs, même si cette aide implique que d’autres doivent se sacrifier pour tous et que, donc, qu’il doive y avoir des inégalités, cela ne pose aucun problème moral à un prioritariste. Sa prière est : Payez, payez pour eux, ainsi soit-il!

            Un des arguments principaux invoqués par les étudiants boycottant actuellement leurs cours afin de contrer la hausse des droits de scolarité, est un argument typiquement prioritariste. Il concerne l’accessibilité aux études supérieures pour les jeunes démunies. Or, aux yeux des étudiants-boycotteurs, il est urgent que ces jeunes qui ne peuvent pas se payer comme les autres des études supérieures soient aidés - tout comme le second enfant du cas de Nagel. Ils sont défavorisés en terme absolu, et une hausse des droits de scolarité viendrait aggraver davantage leur sort. Il est donc urgent, aux yeux de ces étudiants, d’enlever à certains, aux contribuables en particulier, déjà lourdement taxés, pour donner la chance à ceux qui n’ont pas les moyens financiers d’étudier. Cela est tout, sauf de l’égalitarisme. Si Parfit a raison, c’est du pur prioritarisme. Supposons que tous les étudiants soient également démunis. Aux yeux des étudiants prioritaristes, il est urgent de les aider. Pas aux yeux d’un égalitariste, car tous sont également misérables, incapables de se payer des études. Les prioritaristes, eux, se rabattent alors sur l’État-providentiel qui forcera les contribuables à payer pour eux. Adieu l’Égalité!


[1] Derek Parfit, «Égalité ou priorité?», Revue française de science politique, vol. 46, no 2, 1996, p. 312.
[2] Thomas Nagel, Questions mortelles, Paris, Presses Universitaires de France, 1983, chapitre 8.
[3] Ibid., p. 146.
[4] Ibid., p. 147.
[5] Parfit, op. cit., p. 313.
Pour en savoir plus sur le traitement philosophique de la notion d'égalité, consultez le recueil de M. Clayton et A. Williams, The Ideal of Equality, Palgrave Macmillan, 2002.

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