Dans Le cochon qui voulait être mangé, Julian Baggini présente l’anecdote suivante intitulée «Une juste inégalité».
Jean et Marie étaient allés acheter les cadeaux de Noël qu’ils allaient offrir à leurs trois fils : Matthieu, quatorze ans, Marc, douze ans, et Luc, dix ans. Ils aimaient leurs enfants et s’efforçaient de ne jamais en favoriser un par rapport aux autres. Cette année, ils avaient prévu de dépenser 100 euros pour chacun.
Au début, tout semblait se passer sans problème, car ils avaient trouvé rapidement ce qu’ils cherchaient : pour chacun, une console de jeu électronique de poche PlayBoy à 100 euros. Cependant, au moment où ils allaient se rendre aux caisses, Jean remarqua une offre spéciale. Pour l’achat de deux des nouvelles consoles de haut de gamme PlayboyPlusMax à 150 euros chacune, on avait droit en prime à une console Playboy gratuite. Pour la même dépense, ils pouvaient donc avoir des articles plus intéressants.
«On ne peut pas faire ça, fit Marie. Ce ne serait pas équitable, car un des trois garçons aurait quelque chose de moins bien que les deux autres.»
«Mais, Marie, dit Jean, qui se voyait emprunter à ses fils leurs nouveaux jouets, pourquoi ça ne serait pas équitable? Aucun n’aurait un cadeau moins bien! Et sur les trois, il y en aurait deux qui auraient quelque chose d’encore mieux. Et si on ne profite pas de cette promotion, deux des garçons seront moins gâtés que ce qui était possible.»
«Je ne veux aucune inégalité entre les trois», répondit Marie.
«Même si ça veut dire qu’ils auront moins?»[1]
Ceux et celles qui ont lu les billets précédents, comprendront que Marie est une digne représentante de l’égalitarisme déontologique : il faut à tout prix rechercher l’égalité, et ne jamais admettre les inégalités, même si, comme dans les circonstances précédentes, elles sont avantageuses. Parfit qualifie ces égalitaristes d’égalitaristes intransigeants. «Aux yeux de ces égalitaristes, l’inégalité est mauvaise même quand elle ne nuit à personne.»[2] Pourtant, l’inégalité engendrée en achetant PlayBoyMaxPlus paraît acceptable puisque personne n’est lésée, même si deux enfants s’en sortent mieux que le troisième.
L’égalitarisme répliquera faisant valoir que l’un des enfants se trouvera laissé pour compte, défavorisé, par rapport à ses deux frères plus favorisés, même si chacun y trouve son compte. Ce qui aura pour effet d’engendrer un climat familial malsain. C’est du moins ce que défendrait l’égalitarisme de type téléologique.
La position prioritariste dans la situation décrite par Baggini est plus difficile à circonscrire. Comme on l’a vu, le prioritarisme soutient qu’il faut favoriser les plus défavorisés considérés dans l’absolu. Dans l’anecdote, ce dont le prioritariste doit tenir compte, c’est celui qui a moins; or, l’enfant qui a moins l’est relativement aux deux autres. En soi, il possède quand même une console PlayBoy. Ce qui fait voir l’absurdité de la position prioritariste car on est défavorisé toujours par rapport à d’autres que soi. Un monde où tout le monde est aveugle serait pire qu’un monde où tout le monde voit. Le prioritariste en convient. Mais le prioritariste n’est pas un égalitariste. Pour lui, un monde où seulement certains sont aveugles alors que d’autres voient lui est intolérable, non pas parce qu’il souhaiterait que tous soient aveugles ou que tous soient voyants, mais, tout simplement et candidement, parce que certains ne voient pas.
L’inégalité n’est pas ce qui choque le prioritarisme. Le plus célèbre des philosophes politiques au XXIe siècle, John Rawls, fut sans aucun doute le plus digne représentant du prioritarisme. Son fameux «principe de différence» qui dit en substance que les inégalités ne sont acceptables que si elles sont profitables aux plus défavorisés.[3] Comme on peut le constate, toutefois, ce principe ne nous permet pas de savoir si, dans la situation imaginée par Baggini, l’inégalité est acceptable pour les trois frères.
Ce que l’anecdote de Baggini illustre de manière exemplaire c’est ce qu’il est convenu d’appeler l’objection du nivellement par le bas contre l’égalitarisme et le prioritarisme. Cette objection, comme l’écrit encore Parfit : «invoque les situations où, si on supprimait une inégalité donnée, cela rendrait les choses pires pour certains sans améliorer le sort de quiconque.»[4] Baggini commente ainsi de son côté l’objection du nivellement par le bas :
En effet, il semble qu’il y ait quelque chose d’obstinément pervers dans le fait d’obtenir l’égalité au prix du nivellement par le bas. Il serait facile de rendre tout le monde égal simplement en rendant chacun aussi pauvre que l’individu le plus pauvre de la société. Or, une telle idée paraît évidemment absurde, car ainsi on n’aiderait personne : le plus pauvre resterait aussi pauvre, et tous les autres subiraient un préjudice.[5]
Ainsi, selon l’objection du nivellement par le bas, l’égalitarisme et le prioritarisme conduisent toute la société à une perte sèche de bien-être. Devant ce constat accablant, on ne peut que refuser catégoriquement les demandes prioritaristes des étudiants visant à ne pas hausser les frais de scolarité afin de permettre l’accessibilité aux plus défavorisés. On doit une fière chandelle aux philosophes, en particulier à Derek Parfit, de nous permettre d'être plus lucides devant la rhétorique esclavagiste des partisans de la gauche politique.
[1] Julian Baggini, Le cochon qui voulait être mangé et 99 autres petites histoires philosophiques, Paris, First Éditions, 2007, p. 273.
[2] Derek Parfit, «Égalité ou priorité?», Revue française de science politique, 1996, vol. 46, no. 2, p. 319.
[3] John Rawls, Théorie de la justice, Paris, Seuil, 1997, p. 91.
[4] Ibid.
[5] Julian Baggini, op. cit., p. 273-274.
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