Michaël Oakeshott et la philosophie du conservatisme
Michaël Oakeshott fut professeur de Science politique au London School of Economics de 1951 à 1968. |
À peine le nouveau cabinet des
ministres formé que la première Ministre Marois annula la hausse des droits de
scolarité prévue par l’ancien gouvernement libéral. Les leaders étudiants de la
Fédération étudiante universitaire du Québec (FEUQ) et de la Fédération collégiale du Québec (FECQ) crièrent victoire. Radieuse, Martine Desjardins déclara qu’il
s'agit «d'une des plus grandes victoires du mouvement étudiant. C'est le
triomphe de la justice et de l'équité». Les collèges et les universités crient,
de leur côté, famine. Il leur faudra toutefois patienter jusqu’au sommet sur
l’éducation présidé par le nouveau ministre de l’Éducation supérieure, Pierre
Duchesne. De toute façon, les étudiants contestataires de la hausse n’entendent pas baisser les
bras. Non seulement, ils réclament le beurre et l’argent du beurre : ils
poursuivront leur lutte jusqu’à la gratuité scolaire! En tout cas, avant que
des décisions soient arrêtées suite au sommet, 118 millions de dollars par année
devront être pompés des goussets des contribuables. Les «riches» contribuables
du Québec, dont le revenu est supérieur à 130 000, représentant 2% de la
population des 6.1 millions de contribuables québécois, ont payé en 2009 près
du tiers (32.5%) de la facture nette (16,9 milliards) de l’impôt des
particuliers. En 2012, les riches passeront encore davantage dans le tordeur
péquiste afin qu’ils paient leur «juste part» de la facture étudiante. Voilà le
triomphe de la «justice et de l’équité», du moins selon la leader de la FEUQ.
Ce
qu’il y a de plus consternant dans la décision du gouvernement Marois dans le
dossier étudiant c’est que «la rue» aura eu raison d’un gouvernement élu
démocratiquement. C’est un moment sombre pour la démocratie québécoise. C’est
du moins ce qu’aurait pensé Michaël Oakeshott (1901-1990), philosophe
britannique de la politique dont, toute la carrière académique, fut consacrée à
élaborer et à défendre le «conservatisme».
Évidemment, au seul mot
«conservateur», les oreilles d’une vaste majorité de Québécois sillent
puisqu’instantanément leur vient à l’esprit le gouvernement de Stephen Harper à
Ottawa, honnit par eux. Il convient toutefois de ne pas aller trop vite en
affaire en condamnant au pilori sans autre procès le conservatisme. Michaël
Oakeshott a peu écrit. Pourtant, deux essais majeurs méritent d’être
mentionnés. «Le rationalisme en politique» rédigé en 1947 ainsi que «Du
conservatisme» (1956) constituent deux écrits permettant de se faire une bonne
idée du conservatisme oakeshottien. En fait, ce «conservatisme» est un
scepticisme en politique. Le scepticisme oakeshottien veut que l’homme
s’illusionne à vouloir transformer la société afin de l’améliorer ou de la
perfectionner. Selon le mot de Montaigne, lui aussi bon sceptique et que
prisait particulièrement Oakeshott, «Il n’y a que les fols certains et
résolus.»
Dans
le premier essai mentionné, «Le rationalisme en politique», Oakeshott défend
une thèse fort ambitieuse. Il montre que toute la philosophie politique
moderne, c’est-à-dire celle qui s’élabore au XVIe siècle en Europe jusqu’à
aujourd’hui, est traversée de part en part par le poison du rationalisme. «Libéralisme»,
«utilitarisme», «marxisme», «socialisme», «communisme», «fascisme», etc., sont
toutes des «idéologies» dont l’erreur commune réside dans le rationalisme. Le
rationalisme est la doctrine épistémologique voulant que la connaissance et,
donc la vérité, s’obtient grâce uniquement à la raison. En politique, le
rationalisme est la croyance visant à améliorer la société afin de la conduire
vers une sorte de paradis terrestre. Le siècle des Lumières, le 18e
siècle en Europe, carbure au rationalisme. René Descartes (1596-1650) fut sans
aucun doute le représentant le plus illustre du mouvement rationaliste qui nous
marque encore aujourd’hui, surtout en politique. À cet égard, le philosophe
américain, John Rawls (1921-2002) est sans aucun doute le représentant le plus
achevé du rationalisme en politique.
Le
rationalisme en politique est cette conviction que l’organisation du pouvoir
dans une société peut être établie sur la base de principes abstraits,
universels et rationnels. Ainsi, ceux et celles invoquant soit la Déclaration
des droits de l’homme, soit une Charte de la laïcité, voire une Déclaration
d’indépendance ou de souveraineté, soit encore une conception «solidaire» où
les valeurs de partage et de dignité humaine prédominent, ou au contraire une
conception «lucide» où les valeurs de liberté et de responsabilité subordonnent
toutes les autres, etc., sont des conceptions rationalistes du politique. Toutes
ces conceptions de l’organisation de la société font appel à la technique de
l’ingénierie sociale. «L’activité politique est reconnue comme l’imposition
d’une condition uniforme de perfection à la conduite humaine.», écrit
Oakeshott. La souveraineté de la raison en politique signifie ni plus ni moins
que «la souveraineté de la technique». Aujourd’hui, dans le monde moderne, nous
vivons sous l’empire des experts de toute sorte et sommes menés par des
bureaucrates. Les savoirs traditionnels du peuple sont rejetés comme étant
rétrogrades et non-scientifiques. La raison technique c’est par-dessus tout la
science qu’appelait de leur vœu, rappelons-le, Francis Bacon (1561-1626) en Angleterre
et Descartes ensuite en France. La raison technique en politique c’est
principalement le «Programme» des partis politiques. Il faut un plan d’avenir
de la société échafaudé selon une méthodologie réputée.
Le rationalisme en
politique est donc indissociable de la technique. D’où, entre autres, l’idée de
«planification» si chère aux démocraties libérales, de même qu’aux États
socialistes et communistes. D’après Oakeshott, de là origine aussi l’idée,
voire le dogme, suivant lequel «ce qui est planifié consciemment et exécuté
délibérément étant considéré… comme meilleur que ce qui s’est développé et
s’est établi spontanément et inconsciemment sur une longue période de temps.»
Par opposition au rationalisme,
Oakeshott se fit le défenseur de la tradition, les coutumes, l’habituel, le
familier, etc. Évidemment, l’objection progressiste rationalisante veut que la
tradition véhicule des préjugés et soit nécessairement oppressive. Le
catholicisme d'un Jean Tremblay, par exemple, opprimerait soi-disant non seulement
les croyants d’une autre confession religieuse mais également les athées. C’est
pourquoi, continu les partisans du rationalisme en politique, il paraît
préférable d’opter pour une société parfaitement neutre au plan religieux -
comme le souhaite le PQ avec son projet de charte de la laïcité.
Si Oakeshott s’oppose à
la conception rationaliste de la politique et de la société, il n’est pourtant
pas adepte de l’irrationnel. Il est d’avis que la tradition d’une société telle
celle du Québec, nationaliste et catholique, n’est pas en soi oppressive ni
exclusive, mais inclusive. C’est le préjugé rationaliste qui fait, par exemple,
du catholicisme une religion brimant la liberté des citoyens. Les valeurs
chrétiennes que redécouvrent par exemple le cinéma de Bernard Émond, dans sa
fameuse trilogie des vertus théologales, le montre éloquemment. Le cinéaste,
qui se dit «conservateur de gauche», n’est pourtant pas croyant mais il
considère que la tradition catholique québécoise recèle des valeurs
inestimables. Le théologien Guy Durand l’a bien montré dans l’un de ses
ouvrages, Identité du Québec et laïcité
(2011). La position rationaliste d’une laïcité pure et dure, mur-à-mur, presque
christianophobe, observe Durand, «est la réaction d’une nation qui ne s’aime
pas.» Comment dès lors aimer les autres lorsqu’on ne s’aime pas? Si on ne les
aime pas, on peut à tout le moins les tolérer… C’est ce que propose en bout de
piste la fameuse charte péquiste sur la laïcité. Elle nous invite, certes, au
vivre-ensemble, point à la ligne, mais en oubliant l’essentiel : bien vivre ensemble.
Le dérapage du
«drapeaugate» lors de l'assermentation des députés péquistes illustre le rationalisme animant le gouvernement Marois. À ce
qu’on sache, le Québec fait toujours partie du giron canadien. La tradition politique
québécoise ou canadienne-française est, comme je le disais, nationaliste, et
une frange radicale de la population, minoritaire depuis près de quarante ans,
est souverainiste.
Lucien Bouchard qui, avec
les années, revient à ses anciennes amours, c’est-à-dire le conservatisme,
appréhende avec horreur un éventuel troisième référendum. L’échec des
souverainistes lors des deux premiers laissa, avoue-t-il, une cicatrice
profonde, de sorte que la perte d’un ultime référendum serait rien de moins que
catastrophique pour le peuple du Québec. Sage conseil, opinerait Oakeshott. Il
est en effet fort imprudent de gruger de la sorte les énergies vives d’un petit
peuple. Foncer tête baissée vers l’abîme est toujours funeste.
Voilà l’enseignement d’un
sain scepticisme en politique : ne pas prendre ses rêves pour des réalités
et, surtout, ne pas contraindre les autres à les adopter. L’histoire regorge de
ces radicaux qui entraînèrent des millions d’êtres humains dans la mort et la
désolation la plus funeste.
On lit dans «Du
conservatisme» : «La charge de gouverner n’est alors pas d’imposer
d’autres croyances et d’autres activités à ses sujets, ni de les chaperonner ou
de les éduquer, de les rendre meilleurs ou plus heureux d’une autre façon, de
les orienter, de les galvaniser à agir, de les conduire ou de coordonner leurs
activités afin d’éviter toute occasion de conflit. Elle est simplement de
régir.» Un gouvernement inspiré par le conservatisme est un bon gouvernement,
point à la ligne, tel un arbitre «dont la tâche est d’appliquer les règles du
jeu» - et de s’y tenir.
Lucien Bouchard a enterré
l’idée d’un autre référendum, mais il laisse entendre que le Québec souffre
d’un vide au plan d’un projet collectif qui rallierait tous les Québécois et
les Québécoises. D’après Oakeshott, l’auteur des Lettres à un jeune politicien serait toujours sous l’emprise de
l’illusion rationaliste en politique. Encore une fois, l’illusion rationaliste
consiste à proposer au bon peuple un projet emballant planifié au quart de tour
afin de le conduire au Royaume des cieux. Afin de dissiper l’illusion
rationaliste, il convient de rappeler que «gouverner est une activité
spécifique et limitée, à savoir une activité qui consiste dans l’apport et en
la préservation des règles générales de conduite, comprises non comme des plans
pour imposer des activités importantes, mais comme des instruments permettant
aux gens de poursuivre les activités de leur choix avec un minimum de
frustration. Gouverner est donc un domaine dans lequel il convient d’être
conservateur.», écrit Oakeshott.
Si Michaël Oakeshott
avait à rédiger une lettre à un jeune politicien, il lui conseillerait
prioritairement d’attendre l’âge avancé avant de se lancer au service de la
chose publique. Car «Quand nous sommes jeunes, nous ne sommes pas prêts à faire
des concessions au monde; nous ne sentons jamais l’équilibre d’une chose entre
nos mains, sauf s’il s’agit d’une batte de cricket. Nous sommes incapables de
faire la distinction entre ce que nous aimons et ce que nous estimons;
l’urgence est notre principal critère; et nous avons du mal à comprendre que ce
qui est monotone n’est pas nécessairement méprisable.» À la lumière du récent
conflit étudiant qui fut éprouvant et débilitant pour la société québécoise,
les lignes précédentes paraissent prophétiques. Les visions de certains leaders
étudiants basculèrent en effet dans des visions mystiques du paradis terrestre.
«Le gouvernement doit
savoir dire non à la rue», écrit Lucien Bouchard. Michaël Oakeshott aurait
applaudi. Lorsque la rue, en effet, se substitue à un gouvernement
démocratiquement élu, la démocratie est mise à mal. Ceux et celles qui appellent de
leur vœu la désobéissance civile, au nom d’une soi-disante conscience
universelle, sont des rationalistes qui s’ignorent et qui représentent le pire
ennemi de nos institutions politiques.
Bibliographie
- «Le rationalisme en politique», traduction d'Olivier Seyden, Cités 2/2003, 14, p. 121-157.
- Du conservatisme, Éditions du Félin, 2011.
Bibliographie
- «Le rationalisme en politique», traduction d'Olivier Seyden, Cités 2/2003, 14, p. 121-157.
- Du conservatisme, Éditions du Félin, 2011.
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