jeudi 13 août 2009

Contre le pluralisme du cours d’Éthique et de culture religieuse. Une défense de «l’exclusivisme chrétien» d’après Alvin Plantinga

On est injuste envers Descartes lorsqu’on qualifie de peu de sérieux son appel à la véracité de Dieu. En fait, c’est seulement en admettant un Dieu moral et toujours égal à lui-même que la «vérité» et la recherche de la vérité sont à priori capables d’avoir un sens et de promettre le succès. Si ce Dieu est mis de côté, il est permis de poser la question de savoir si d’être trompé ne fait pas partie des conditions de la vie.
Friedrich Nietzsche, Fragments posthumes




Le pluralisme en question
Les promoteurs du nouveau cours d’Éthique et de culture religieuse tablent dans leur argumentaire sur les vertus du pluralisme moral et religieux. Par exemple, l’argument central de l’essai de Georges Leroux, Éthique et culture religieuse, dialogue. Arguments pour un programme (Fides, 2007) est, en gros, le suivant : il existe, de facto, un pluralisme dans la société québécoise ; ergo, l’apprentissage du pluralisme moral et religieux dans le dialogue doit être la norme. D’autres prémisses sont invoquées, dont celle voulant que personne ne peut s’ériger en juge des croyances d’autrui ; de plus, le principe d’égalité, au cœur de l’État démocratique québécois, veut que toutes les confessions de foi soient considérées pareillement. Devant ces faits sociaux et ces valeurs partagées par une majorité de Québécois, l’auteur conclut à la nécessité d’une éducation au pluralisme moral et religieux.
À lire la défense de Leroux du programme en question, on a souvent l’impression qu’il commet une erreur de raisonnement, ce que les philosophes désignent sous le nom de «sophisme naturalisme». Leroux semble passer allégrement de ce qui est à ce qui doit être, au sens où la diversité des valeurs et des croyances ambiantes de la société québécoise et de ses institutions laïques est si prégnant qu’il convient d’abouter l’éducation à cette nouvelle réalité sociale non seulement québécoise mais internationale. Dans les faits, le pluralisme paraît être une démarche irrésistible, et chercher à s’y opposer c’est s’engager dans un combat d’arrière-garde. Qui peut sérieusement s’opposer au rouleau compresseur de la laïcité ?[1] Le pluralisme de jure, dont Leroux se fait l’apôtre, consacre ainsi la victoire totale de la laïcité sur le religieux.
On a fait jusqu’ici la part belle au pluralisme. À mon avis, on ne l’a pas encore problématisé, questionné et sondé comme il convient. On tient le pluralisme comme une évidence allant de soi ; il ne s’agit dès lors que de le justifier au plan légal et politique. La question du pluralisme fait songer à l’engouement extraordinaire que connaît aujourd’hui l’écologie. Le débat n’est plus de savoir s’il faut ou non lutter contre les changements climatiques; mais plutôt: comment ne pas être écologiste!
John Stuart Mill était d’avis que lorsqu’on ne connaît que son propre point de vue, on ne le connaît pas ![2] C’est uniquement lorsqu’on connaît le point de vue contraire mieux que ne le connaît notre adversaire, qu’on est en droit de le critiquer. Je soutiens que jusqu’ici on a rien compris à la position «anti-pluraliste», mis au banc des accusés, que nous désignerons ici par «exclusivisme» selon le vocable que lui a prêté le philosophe américain Alvin Plantinga. Partant, on ne connaît pas le pluralisme. J’aimerais dans les lignes qui suivent présenter les objections du principal opposant au pluralisme : l’exclusivisme chrétien d’Alvin Plantinga.[3]


La défense de l’exclusivisme chrétien
Âgé de 77 ans, Plantinga peaufine depuis plus de trente ans une défense au plan philosophique de la foi chrétienne. L’ouvrage que publia l’auteur en 2000, Warranted Christian Belief[4], constitue sans doute son magnum opus. Ce qui est remarquable entre autres chez ce philosophe chrétien, c’est qu’il a cherché à justifier la foi chrétienne non pas sur des bases théologiques, mais essentiellement épistémologiques.
En bon chrétien, Plantinga énonce d’abord deux de ses croyances chrétiennes fondamentales :

(1) Le monde a été créé par Dieu, un être tout-puissant, omniscient et parfaitement bon ; cet être est une personne qui a des croyances, des buts, un plan et possède des intentions ; il est en mesure d’accomplir ses intentions.
(2) L’être humain cherche le salut. Dieu a donné son Fils unique qui, par son incarnation, sa vie, sa mort et sa résurrection offre le salut.

Devant ces croyances chrétiennes, le partisan du pluraliste religieux fait valoir l’objection courante : comment peut-on admettre ces vérités alors qu’il existe bien d’autres confessions religieuses qui proclament des vérités différentes ? Plantinga réplique en appelant un chat un «chat» : seules les croyances chrétiennes sont vraies ; les croyances des autres religions sont fausses. En bonne logique bivalente, si je crois que p, alors je crois que p est vrai ; cela implique logiquement que non-p est faux. Ainsi, l’exclusivisme de Plantinga soutient que seules (1) et (2) sont vraies, de sorte que toutes les autres propositions incompatibles avec elles sont réputées fausses.
Une vaste majorité d’entre nous, même des croyants, condamne l’étroitesse apparente de vue de l’exclusivisme. On le condamne comme étant «arrogant au plan intellectuel», on le fustige en parlant d’«impérialisme», d’«ethnocentrisme», de «religiocentrisme», etc. De plus, il paraît certain que l’exclusivisme est irrationnel, injustifiable, arbitraire, délirant, voire odieux et vil. Il importe de remarquer que ces critiques ne portent pas tant sur les «vérités» de l’exclusivisme, que sur la «posture» elle-même de l’adepte qui l’adopte en proclamant l’universalité de ses croyances.
Plantinga réfute ces accusations portées contre l’exclusivisme. Ces accusations sont de deux types. D’abord, elles sont d’ordre moral : l’exclusivisme ne serait pas correct parce qu’il serait présomptueux et arrogant d’affirmer que les autres confessions religieuses errent. Par ailleurs, l’exclusivisme est irrationnel et injustifié. Voyons comment Plantinga récuse cette double accusation.


Réfutation de l’objection morale
Il faut d’abord s’entendre sur la définition de l’«exclusiviste». Selon Plantinga, un exclusiviste c’est quelqu’un qui admet les propositions (1) et (2) mentionnées (ou toutes autres) comme étant vraies, alors que les autres sont fausses, comme on l’a dit précédemment. S’il croit en la première et la seconde croyances (ou toutes autres propositions), il est aussi convaincu que ceux et celles qui croient en d’autres vérités se trompent et croient ce qui est faux. L’exclusiviste se sent ainsi privilégié de croire en ce qu’il croit. Il croit savoir des choses d’une très haute importance que les autres ignorent et qu’il souhaite partager. Malgré cela, l’exclusiviste a) est informé de l’existence d’autres religions ; b) il sait pertinemment ce qu’il y a de religieux dans les autres religions ; c) sait pertinemment qu’il n’y a pas d’arguments qui puissent convaincre tout le monde des vérités auxquelles il adhère.
L’exclusivisme, tel qu’il vient d’être défini, est-il donc quelqu’un d’arrogant, de «religiocentrique»? Pas vraiment. En tant qu’exclusiviste, il se rend compte qu’il ne peut convaincre les autres, mais continue tout de même à croire ce en quoi il croit. Est-il arrogant de croire ce en quoi il croit de préférence à ce que les autres croient ? Non. Supposons qu’il refuse de croire aux croyances (1) et (2). Est-il encore arrogant ou présomptueux ? Pas davantage.
Supposons maintenant que l’exclusiviste reste neutre vis-à-vis la première et la seconde croyances (ou de toutes autres propositions): il ne les nie pas, ni ne les affirme. Est-il cette fois-ci arrogant et présomptueux ? Apparemment pas, car il n’affirme ni ne nie quoi que ce soit. Mais certains vont alléguer que l’exclusiviste est présomptueux dans la mesure où sa soi-disant neutralité indique que la bonne attitude à adopter c’est la sienne.
Le fait est – ainsi court le préjugé – que l’exclusiviste chrétien (ou de toute autre confession) paraît toujours en faute ; il se trouve dans ce qu’on appelle en anglais «a no-win situation». En réalité, toutefois, lorsqu’on l’examine avec un soin charitable, on ne trouve rien à lui reprocher.
Peut-être, qu’au fond, l’objection morale que l’on adresse à l’exclusiviste, c’est que sa position revient à une forme d’égoïsme : il n’est centré que sur sa personne. On oublie cependant que l’exclusivisme, tel que défini précédemment en a), b) et c), implique qu’il sait que d’autres ont des croyances différentes des siennes ; il le reconnaît ; il les respecte. Ce qui choque, c’est l’affirmation brutale que les autres croyances sont fausses.
On peut, si on le veut, étirer le concept d’égoïsme, pour y faire entrer la croyance à la vérité. Il s’en trouve en effet pour dire que quoi que l’humain fasse ou croit, il agit toujours par égoïsme, tout acte ou toute croyance n’ayant d’importance que pour assurer notre propre survie, entre autres la croyance religieuse qui vise à assurer notre propre vie après la mort. À ce compte, toutefois, personne ne peut être altruiste. Même Mère Teresa, passerait pour la personne la plus égoïste qui ait jamais existé. Évidemment, si l’on vide de son sens le mot «altruiste», alors, son opposée, «égoïsme» perd également tout sens.


Conclusion : on ne peut proprement pas qualifier d’égoïsme le partisan de l’exclusivisme, et on ne voit pas ce qu’il y a d’immoral à l’être.


Réfutation de l’objection épistémique
Au fond, l’objection morale adressée contre l’exclusivisme chrétien ou tout autre, tient à ce qu’il n’est pas en mesure de justifier ses croyances de manière objective et neutre. L’exclusivisme est partial, dit-on. Au pire, c’est un vicieux au plan épistémique. Voilà son grand tort. Plantinga serait immoral parce qu’il n’est pas capable a) d’apporter des preuves convaincantes de ses croyances et, b) parce que beaucoup rejettent ses preuves ; celles-ci résidant en dernière analyse dans l’expérience personnelle qu’on ne serait vérifier de manière indépendante. Examinons à tour de rôle ces objections de nature épistémique.
En premier lieu a), Plantinga enfreindrait le fameux principe de Clifford qui, dans «L’Éthique de la croyance», stipulait

c’est un tort, toujours, partout et pour quiconque de croire quoi que ce soit sur la base d’une évidence insuffisante.[5]

Bien avant Clifford, son compatriote, le grand John Locke (1632-1704), avait lui aussi posé un principe établissant les bonnes et les mauvaises croyances, lorsqu’il énonce, dans le quatrième tome de son monumental Essai sur l’entendement humain (1690), le principe moral suivant

Ne pas soutenir une proposition avec plus de conviction que ne le justifient les preuves sur lesquelles elle est bâtie.

La première et la seconde croyances de Plantinga sont ici mises au banc de l’accusé : ne sont-elles jamais que fantaisies malsaines ne reposant que sur une évidence insuffisante, voire inexistante? À défaut de quoi, ces croyances religieuses ne sont que crédulités dangereuses qui devraient être impérativement éradiquées. Ainsi, l’exclusiviste chrétien serait un délinquant au plan épistémique. Sa posture est comparable à celui ou celle qui croit à l’existence des extra-terrestres et des soucoupes volantes, alors que dans l’état actuel des choses, on ne peut rien affirmer en ce sens.
Le problème, toutefois, qui se pose avec le principe moral de Clifford-Locke, c’est qu’il s’auto-réfute parce qu’il ne satisfait pas lui-même à ses propres exigences! Quelle est, en effet, l’évidence sur laquelle repose la croyance voulant qu’il faille toujours supporter nos croyances par les évidences dont nous disposons? On peut donner deux ou trois bons exemples justifiant le principe en question. Mais, au-delà, il s’agit d’un sophisme, celui de la généralisation hâtive. Pour cette raison, le principe de Clifford-Locke n’est pas justifié.
L’épistémologie de Plantinga est «anti-fondationnaliste»; elle se veut plutôt «fiabiliste».[6] Depuis les Lumières, en fait depuis l’essor de la science expérimentale moderne, la conception fondationnaliste du savoir s’est imposée. La connaissance est conçue comme un édifice à la base duquel se trouvent certaines croyances de base évidentes et incorrigibles. Chez Descartes, les croyances de base évidentes par elles-mêmes ce sont «les idées claires et distinctes», dont le fameux cogito (le Je pense donc je suis). Le principe de Locke-Clifford se veut ainsi un principe fondamental de contrôle des croyances en bonne et due forme. Aussi, certaines croyances n’obéissant pas au principe de Locke-Clifford, en particulier les croyances religieuses, ont perdu leur légitimité de droit. En d’autres termes, il est aujourd’hui parfaitement irresponsable de croire ce que les religions enseignent, dont le christianisme qui a pourtant marqué la civilisation occidentale. Le chrétien est pour ainsi dire mis au banc des accusés et sommé de justifier ses croyances ou de les récuser. Mais le procès est non fondé car il est biaisé par le fait que la poursuite adopte une épistémologie fondationnaliste comme norme de justification des croyances. Alvin Plantinga est le premier a démonté les vices de procédure d’un procès qu’intente depuis plus de trois cent ans les partisans des Lumières à la croyance religieuse. En particulier, il a montré que la norme de justification des croyances se réfute elle-même. En toute légitimité, il peut dès lors rejeter l’épistémologie fondationnaliste. Libérée, une autre voie épistémologique s’ouvre donc pour justifier la croyance religieuse que Plantinga a baptisé d’«Épistémologie réformée».
Puisque les croyances chrétiennes ne peuvent être justifiées ou fondées sur des principes de base, sont-elles au moins fiables. Toute la question est de savoir si les croyances de l’exclusivisme sont fiables ou non. En d’autres termes, les croyances exclusivistes offrent-elles une garantie quant à leur vérité? Oui, répond Plantinga.
D’abord, il faut définir le concept de garantie (warrant). Pour résumer : une croyance possède une garantie pour quelqu’un si et seulement si elle est engendrée au moyen de facultés cognitives fonctionnant correctement, dans un environnement adapté à l’exercice de ces facultés; et, enfin, si ces facultés sont conçues suivant un plan visant à engendrer des croyances vraies.[7] Or, d’après Plantinga, ses croyances satisfont au trois critères précédents d’une garantie; ses croyances sont donc fiables.
Comment au juste? Notons que Plantinga ne fait pas appel à une expérience mystique aussi insondable qu’invérifiable. Toujours d’après ce qu'enseigne le Christianisme, c’est l’Esprit saint qui, œuvrant dans le cœur des hommes, nous ouvre à la confiance nécessaire au bon entendement des Évangiles. Donc, les croyances chrétiennes sont garanties si, évidemment, elles sont vraies. Dès lors, toute la question est de savoir si elles sont vraies. Sur ce point, comme on l’a vu, Plantinga ne pense pas qu’on puisse offrir de preuve fondationnelle puisqu’une telle demande est impossible à satisfaire. (Rappelons que Plantinga rejette le fondationnalisme.) Il n’en demeure pas moins que la première et la seconde croyances de Plantinga offrent une garantie – du moins, en supposant qu’elles sont vraies.
Passons maintenant à l’objection épistémique suivant laquelle beaucoup rejettent les croyances de Plantinga et adhèrent à d’autres croyances religieuses. En somme, l’objection veut que les croyances religieuses soient conditionnées historiquement. Si Plantinga était né en Chine, il serait sans doute taoïste ou bouddhiste ; mais le hasard l’a fait naître en Indiana, aux États-Unis et - ce qui n’est sans doute pas un pur hasard - il est membre de l’église épiscopalienne, tout comme George W. Bush. S’il était né au Québec, il serait peut-être catholique ou athée. Le même raisonnement vaut pour l’esclavage. Bon nombre aujourd’hui pense que l’esclavage est mal ; s’ils étaient nés au États-Unis au dix-huitième siècle, ou à Rome sous les Césars, ils auraient sûrement pensé différemment sur ce point.
À cette objection, Plantinga répond qu’une croyance morale ou religieuse ne perd pas automatiquement sa garantie si elle est crue à différents moments de l’histoire et dans différents coins de la planète. Si les critères de garantie sont satisfaits, et que la croyance est vraie, alors la croyance demeure garantie quelle que soit l’époque et le lieu où je suis né. Pour reprendre le dernier exemple, l’esclavage est mal quel que soit l’époque et le lieu où je vis. Ce qui garantie ma croyance, c’est que chaque humain possède une dignité, et aucun humain ne doit traiter son semblable simplement comme un moyen. Il est vrai que, pour Aristote, l’esclave (doulos) est un instrument (organon).[8] Sur ce point, Aristote se trompait (comme sur bien d’autres points). Il est vrai que le contexte culturel dans lequel il vivait le conduisit à approuver l’esclavage. Mais tous les Grecs n’étaient pas de cet avis, dont Antiphon qui affirmait que l’esclavage résultait de la force.
Venons-en, pour terminer, à ce qui, sans aucun doute, constitue l’objection principale du pluralisme contre l’exclusivisme. Formulons-la ainsi : les croyances religieuses sont sur un même pied quant à la vérité: un chrétien a autant raison d’être dans la vérité qu’un musulman. Plantinga croit que Jésus-Christ est (Fils de) Dieu ; l'ayatollah Sayyid Ali Khamenei, l’actuel Guide suprême d’Iran, croit que Jésus-Christ n’est pas Dieu, il n’est qu’un prophète, et Mahomet est le plus grand des prophètes.
Plantinga ne croit pas pour autant qu’il lui faille abandonner sa croyance parce que tous les deux ont la ferme conviction qu’ils ont raison ; ou encore, que Plantiga doive suspendre sa croyance en attendant qu’il trouve un argument qui convainc qu’ Ali Khamenei se trompe. Plantinga admet cependant qu’il peut bien se tromper ; en tout cas, il ne peut être accusé ni d’irrationalisme ni d’arrogance au plan épistémique. Il croit en toute sincérité que l’Esprit saint, qui œuvre en lui, l’incite à croire qu’il est dans une meilleure posture épistémique que Ali Khamenei. Encore une fois, il peut se tromper, mais il n’est sûrement pas coupable d’adhérer à la vérité que Jésus-Christ est (Fils de) Dieu.


Conclusion
Le pluralisme rejette au départ la vérité ; le chrétien est assuré de posséder la vérité et cherche à la comprendre. C’est le mot fameux de saint Anselme : fides quaerens intellectum: la foi cherchant l'intelligence. Je crois pour comprendre. Plantinga est philosophe d’abord parce qu’il est chrétien. Aussi scandaleux que cela puisse paraître aux tenants du pluralisme, l’exclusivisme est la meilleure voie pour le développement de l’esprit critique car il ne rejette pas au départ l’idée de vérité. Malgré ses positions anti-chrétiennes notoires, Nietzsche avait parfaitement bien compris la démarche épistémologique qui sous-tend l’exclusivisme chrétien (voir la citation mise en exergue). L’exclusivisme chrétien de Plantinga, offre plus de garantie à la vérité, même si on n’est pas en mesure de prouver les croyances fondamentales chrétiennes, tout simplement, comme nous l’avons vu, parce que cette entreprise fondationnelle est illusoire. Pour penser le pluralisme, il faut partir de l’exclusivisme, et non l’inverse, comme le souhaite le programme d’Éthique et de culture religieuse. À mon avis, il n’aurait pas fallu abolir le cours d’enseignement religieux catholique dans nos écoles. À la lumière de ce qui précède, je suis d’avis que le pluralisme religieux sur lequel repose le cours d’Éthique et de culture religieuse est une voie sans issue et conduit tout droit à un échec.



[1] La position de Leroux est plus nuancée, dans la mesure où elle rejette le modèle républicain français d’une laïcité qui «ne se reconnaît aucune mission de transmission des symboles et des normes». Mais, somme toute, l’argumentaire est faible.
[2] John Stuart Mill, De la liberté, chapitre 2, De la liberté de discussion.
[3] Alvin Plantinga, «A Defense of Religious Exclusivism», in James F. Sennett, The Analytic Theist. An Alvin Plantinga Reader, Eerdmans, 1998, p. 187-210. Voir aussi, Warranted Christian Belief, Oxford, 2000, chapitre 13, «Postmodernism and Pluralism», p. 422-457.
[4] Ourvrage faisant suite à deux autres consacrés à la notion épistémique de «garantie» (warrant), Warrant: The Current Debate, et Warrant and The Proper Function, tous deux publiés en 1993.
[5] William Kingdon Clifford (1845-1879), «The Ethics of Belief,» in E.D. Klemke, A D. Kline, R. Hollinger, Philosophy. The Basic Issues. St. Martin’s Press, 1982, p. 45. Ma traduction. Le texte de Clifford paru originalement en 1879 dans ses Lectures and Essays.
[6] Sur ce point, on consultera en français le lumineux petit ouvrage de Roger Pouivet, Qu’est-ce que croire?, Vrin, 2006.
[7] Voir Warranted Christian Belief, chapitre 6.
[8] Voir Aristote, Politiques 1, 1253b, 30.

7 commentaires:

  1. (suite)
    Dans un autre ordre d’idées, je pense comme vous que M. Plantinga n’a pas à abandonner sa croyance ni à se sentir coupable pour faire plaisir aux pluralistes (ce qu’ils ne revendiquent d’ailleurs surement pas, car ils seraient en pleine contradiction) et son argumentaire – tel que vous l’avez présenté - vaut tout à fait, à mon sens, s’il ne tente pas de faire appliquer sa position exclusiviste au niveau de l’institution qu’est l’école. Il peut partager, à l’intérieur d’autres institutions (famille, église, etc.), toutes les croyances qu’il veut, mais il devrait convenir que l’école est le lieu où le partage croyance/connaissance ne doit jamais être ambigu.

    En outre, selon Plantinga, (tel que vous le résumez), « l’exclusiviste a) est informé de l’existence d’autres religions ; b) sait pertinemment ce qu’il y a de religieux dans les autres religions ; c) sait pertinemment qu’il n’y a pas d’arguments qui puissent convaincre tout le monde des vérités auxquelles il adhère ». Alors, quel est le système (confessionnel ou non confessionnel) qui permette le mieux de faire respecter ces trois principes ? Il me semble que le premier est, à cet égard, nettement désavantagé par rapport au second. Dans le système confessionnel, le maître – disons m. Plantinga – connaît peut-être pertinemment le fait religieux et les choses importantes à savoir à propos des autres religions, mais le fait est que l’étudiant reçoit, quant à lui, une seule vérité religieuse, puisque m. Plantinga considère, en tant que dépositaire d’un savoir hautement important, qu’il a le devoir de transmettre aux étudiants sa croyance et de montrer que les autres croyances religieuses sont fausses. Le système non-confessionnel permet quant à lui d’informer les étudiants 1) du fait religieux, des différentes croyances et cultures religieuses et 2) de leurs prétentions respectives à détenir une vérité importante qu’elles veulent nous communiquer, ce qui répond me semble-t-il beaucoup mieux aux trois principes évoqués. Bref, si m. Plantinga veut respecter ses propres principes à l’égard non seulement de lui-même, mais aussi de ses étudiants, il devrait logiquement favoriser le système non-confessionnel. Cela ne ferait pas pour autant de lui un tenant de la thèse pluraliste. Il reconnaitrait seulement, comme le font les pluralistes, que le lieu d’où on s’exprime est important ; qu’on ne peut pas dire n’importe quoi n’importe où.

    Chrystian Ouellet

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  2. Bonjour Jean,

    voici mes premières impressions.

    D’abord je dois avouer que je n’ai pas lu le texte de Leroux (j’y cours), mais j’ai eu l’occasion d’entendre ce dernier et de le voir à quelques reprises défendre son programme. Or, il me semble que vous passez sous silence deux arguments qu’il a souvent répétés et qui sont tout de même assez fondamentaux.

    L’argument le plus intéressant portait non pas tant sur l’état de fait de la société québécoise (et sur les conséquences plus ou moins logiques qu’on peut en tirer), que sur le rôle que l’on doit attribuer à l’école. Cet argument, je le formule à ma façon : l’école doit être l’institution qui permette de transmettre des savoirs, des connaissances, et non l’outil d’endoctrinement qui serve une communauté religieuse au détriment des autres.

    En ce sens, - et contrairement à ce que vous prétendez à la fin de votre texte – le pluralisme laïque ne dit pas : « il n’existe pas de vérité ultime ; toute croyance se vaut ». Il affirme plutôt que, dans une société où règne la diversité, il y a un lieu pour la recherche et la transmission des vérités et il y en a un pour la transmission des croyances. Je suis pluraliste, mais je pars néanmoins du principe qu’il existe certaines vérités fondamentales qui transcendent toutes les religions et que la rationalité peut nous aider à avoir accès à ces vérités. Que vous soyez musulmans, catholiques, bouddhistes, ou athées par exemple, la loi de la gravitation universelle s’applique à vous et vous ne pouvez pas ne pas y croire. La science nous permet de donner des explications (jamais définitives, certes) de ces phénomènes universels. C’est à ces vérités universelles que l’école doit permettre d’avoir accès, pas aux vérités exclusives, contingentes, des religions instituées.

    C’est que, si on veut être capable de départager le vrai du faux, il me semble qu’il faut avant tout être capable de faire la distinction entre la croyance et la connaissance, distinction que fait difficilement l’école confessionnelle. En revanche, cette distinction constitue le fondement même de l’école non-confessionnelle et celle elle qui est défendue par la vision pluraliste laïque. J’insiste sur le fait que cette défense, elle ne le fait pas au nom d’un relativisme des croyances, mais bien au contraire, au nom d’une rigueur qui devrait prévaloir lorsqu’on est chargé de former de nouveaux citoyens.

    Deuxième argument de Leroux (que je ne commenterai pas, mais qui est tout de même intéressant). Le modèle québécois d’éducation sur lequel se fondent les cours d’éthique et culture religieuse a été réfléchi pour qu’il puisse éviter les écueils des deux autres modèles que sont celui de la société française et celui de la société américaine. Il est une option raisonnable se situant entre deux modèles qui fonctionnent mal : le modèle français, d’une part, trop laïque, qui, en laissant totalement de côté la question du religieux, a comme principal inconvénient de ne pas transmettre un certain un fond culturel qui est en effet très important. Le modèle américain, d’autre part, qui laisse trop de libertés aux communautés, de sorte qu’elles peuvent elles-mêmes assez librement déterminer les contenus importants à enseigner (qu’ils relèvent de la croyance ou de la science). Si bien qu’on se retrouve avec des aberrations comme l’enseignement, dans des écoles dites sérieuses, du créationnisme, par exemple.
    Suite ....

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  3. D’abord, un grand merci, Chrystian, pour ta remarquable défense du pluralisme.
    Nonobstant, les deux arguments de Leroux que tu développes (et que j’ai du mal à trouver dans l’ouvrage de l’auteur), il me semble qu’on passe trop rapidement sur le sens à donner au pluralisme. Or, c’est là la faiblesse de ton commentaire.
    Tu as raison d’insister sur le fait qu’on a tendance à confondre le pluralisme avec le relativisme. Tu définis ce dernier, mais tu ne définis pas le pluralisme. Tu nous dis seulement que le pluralisme «…affirme plutôt que, dans une société où règne la diversité, il y a un lieu pour la recherche et la transmission des vérités et il y en a un pour la transmission des croyances.» Question: sur quelle base ton pluralisme établit-il cette distinction entre croyance et vérité? Si je te saisis bien, tu affirmes qu’il y a des vérités universelles qui valent pour toutes les religions, et que la rationalité donne accès à ces vérités. La science est le paradigme de la vérité. C'est ce qu'il faut enseigner à l'école.
    Ce qui s’oppose au pluralisme, c’est le monisme. Le monisme est la croyance suivant laquelle il existe une vérité unique, valable universellment. Donc, d’après ta foi en la rationalité (ou en la science, car il s’agit bien de «foi»), tu me parais être davantage adepte du monisme que du pluralisme!
    Il me semble que la meilleure défense qui ait été donnée du pluralisme est celle de Isaiah Berlin dans son fameux texte «Two Concepts of Liberty». Or, le pluralisme pose la thèse d’une pluralité de valeurs, de normes, et des vérités qui demeurent irréconciables. Aux yeux de Berlin, le pluralisme est préférable au monisme parce qu’il propose une conception «humaine» de la liberté, contrairement au monisme qui se transforme le plus souvent en autorité arbitraire et arbitraire où la liberté est plus tyrannique qu’autre chose. Il me semble que c’est dans ce sens que tu devrais trouver de bons arguments en faveur du pluralisme et non pas en t’en remettant à la rationalité qui constitue une forme de monisme, et qui est incohérent avec le pluralisme que tu défends par ailleurs.
    Enfin, note bien, Chrystian, que Plantinga récuse l’érection d’un principe moniste de rationalité. C’est là sa critique du «fondationnalisme».

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  4. Encore bonsoir,

    Je te réponds suivant l’ordre de tes objections :

    1) Je me suis donc décidé à lire le livre de Leroux et il est vrai que mes formulations sont, à certains égards, maladroites. Mais il ne me semble pas que j’ai trahi sa pensée. Prenons, par exemple, cet extrait des pages 61-62, et qui traite du modèle français : « Le mémoire déposé en 2002 par le philosophe Régis Debray au président de la République ne laisse aucun doute : il est plus que temps d’introduire un enseignement culturel des traditions religieuses et des cultures constitutives de l’Europe, faute de quoi les jeunes Français manqueront de cette « culture » morale et religieuse, non seulement pour comprendre les autres, mais pour accéder à leur propre expérience. On ne parle pas seulement ici de la capacité à apprécier une œuvre ou picturale dont la référence est explicitement religieuse, mais qui pour cause d’ignorance demeure opaque ; il s’agit plus profondément de comprendre les ressorts de la réflexion, des normes et des principes de l’action dans un contexte pluraliste. La critique qu’on peut faire du modèle républicain est aussi un argument pour le choix que nous faisons du Québec : nous pensons que le savoir moral et religieux doit être explicitement transmis, et non pas refoulé, et nous pensons que cette transmission doit refléter le pluralisme de la culture ».

    Et à propos du modèle américain : « Depuis les débuts, l’éducation américaine a d’abord privilégié la diversité, et tout en maintenant, en vertu même de la Constitution, une séparation rigide de l’Église et de l’État, elle a encouragé le développement d’une myriade d’écoles à projet particulier, la plupart étant inspirées par des orientations religieuses ou morales déterminées. Depuis les écoles alignées sur les dénominations fondamentalistes jusqu’à celles qui se réclament de pédagogies libertaires et d’éthiques comme celle de l’accomplissement intégral, on ne compte plus les programmes particuliers qui, aux États-Unis, veulent prendre en charge la formation morale et religieuse de la jeunesse. Le trait le plus important de l’expérience américaine, quand on la compare à celle du Québec, est l’absence complète d’une perspective unificatrice ou centralisée » (pp. 62-63) Or, Leroux nous dit du modèle américain que, « malgré cet idéal démocratique généreux, il s’engage dans un repli communautaire qui à la longue pourrait nuire à la culture américaine » (p.64).

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  5. 2) Par ailleurs, je ne prétends pas qu’il existe des vérités universelles valant pour toutes les religions, mais des faits ou des raisonnements auxquels peuvent avoir accès tous les hommes, indépendamment de leurs croyances religieuses. Je prétends également que la meilleure façon d’avoir accès à ces faits ou raisonnements, c’est par le discours de la rationalité. Les énoncés analytiques par exemple, que nous procurent les mathématiques ou les autres sciences formelles comme la logique, peuvent être appréhendés par la plupart des gens qui s’adonnent sérieusement à ces matières, indépendamment des croyances qui forment leur expérience.

    3) Je t’avoue pour ces raisons avoir beaucoup de difficulté à me représenter la rationalité comme une forme de monisme. Je la vois plutôt comme un espace de partage, où, dans la mesure où chacun est susceptible d’avoir accès au vrai – sans se faire refuser, à cause de ses croyances personnelles, le droit à la discussion –, un vrai dialogue devient finalement possible. Évidemment, si tu m’oblige à ranger la rationalité dans la catégorie « foi », je t’avoue que je suis assez embêté. Mais quel discours pourrait ne pas être moniste dans un monde ou on ne distingue plus la croyance du savoir ? Il me semble que si on affirme que tout relève de la croyance (même la rationalité), on aboutit à deux alternatives peu enviables : le dogmatisme ou le relativisme. Le dogmatisme sous la forme du monisme tel que tu le définis, c’est-à-dire « la croyance suivant laquelle il existe une vérité unique, valable universellement » ; le relativisme sous la forme du « si tout est croyance, alors la mienne vaut bien la tienne ». Je refuse personnellement ces deux alternatives. « L’endoctrinement se rapproche de l’enseignement confessionnel, puisqu’il propose un contenu déclaré vrai et véridique ; le relativisme est le contraire, puisqu’il déclare que rien n’est vrai universellement et que tout dépend de la perspective. L’école n’est le lieu ni de l’un ni de l’autre, puisqu’elle a pour mission de favoriser la libre formation de chaque jeune vers la connaissance et les choix de valeurs et de croyances qu’il fera tout au long de sa vie » (p. 55).

    4) Je prends bonne note de tes recommandations concernant la défense du pluralisme. Malgré les apparences, je m’exprime ici en sujet politique beaucoup plus qu’en sujet universel, de sorte que je devrais bien aimer la thèse de I. Berlin.

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  6. Prends le principe de Clifford-Locke qui veut établir la légitimité des croyances, dont les croyances religieuses: «…c’est un tort, toujours, partout et pour quiconque de croire quoi que ce soit sur la base d’une évidence insuffisante» Ce principe se veut analytique, évident par lui-même, transparent à la raison, acceptable pour quiconque possède une raison saine. Est-il vraiment évident par lui-même? On peut donner des exemples où il paraît vrai. Il s'agit cependant d'un sophisme de la généralisation hâtive. En somme, ce principe s'auto-réfute. Il est donc incohérent; donc, il ne peut constituer la rationalité et légiférer ce qui est une bonne ou une mauvaise croyance.
    Plantinga se dit alors que la rationalité n'a rien de «fondationnelle», mais de «fiable». L'épistémologie de Plantinga est «fiabiliste» et non «fondationnaliste». La question de la justificification des croyances religieuses devient dès lors celle de savoir si ces croyances sont fiables. Oui, répond Plantinga pour les croyances chrétiennes. Elles ont un statut épistémique acceptable, comparativement aux autres confessions religieuses; d'où son rejet du pluralisme religieux et l'admission de l'exclusivisme chrétien.
    Je te conseille fortement - et à Leroux - de relire I. Berlin. Berlin admet le pluralisme non pas sur la base de la rationalité - car le rationalisme adopte une conception positive de la liberté qui conduit au despotisme -, mais sur la base de l'expérience qui montre que la liberté négative est «plus humaine» que la raison qui, dans son essence, est despotique. Ici, encore, ce n'est pas la rationalité qui fonde le pluralisme.
    Je dirais que le discours scientifique actuel (chez les biologistes) est précisément «moniste» en ce qu'il défend une conception une et universelle de la raison (de la science) qui commande en conséquence notre obéissance, sans quoi nous sommes des «délinquants intellectuels» qu'il faut ramener dans le droit chemin. Les croyants sont, de leur point de vue, les pires attardés qui soient. Qui a dit que la science est neutre et sans prescription morale?

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  7. Louis Cornellier19 août 2009 à 17:45

    Votre essai est très intéressant. Il développe un point de vue original qui suscitera certainement beaucoup de réactions.

    Je ne vois pas très bien, cela dit, ce que le cours d’ECR vient faire dans ce débat. On peut très bien être croyant (c’est-à-dire croire que nos croyances chrétiennes, par exemple, sont plus vraies que les autres) et reconnaître l’existence du pluralisme dans notre société, donc la pertinence du cours d’ECR. Même comme catho, je veux connaître l’islam, le judaïsme et les autres (votre texte parle même de cette connaissance comme d’une nécessité). Même plus fort de ces nouvelles connaissances, je resterai catho, si mes parents ou mon entourage m’ont élevé en ce sens, mais pas nono. Individuellement, la position exclusiviste est peut-être défendable (votre texte tente en tout cas de le montrer avec intelligence), mais ce n’est pas à l’école d’une société pluraliste d’imposer l’exclusivisme en question.

    En d’autres termes, votre texte me semble bon (et très utile) quand il montre que l’exclusivisme est une position pleinement légitime (la seule vraiment valable, dites-vous) et ne relève pas de l’intolérance, mais il me semble non pertinent quand il tente, par opportunisme journalistique, de mêler le cours d’ECR à l’affaire.

    Ma lecture, je dois le dire, fut rapide. Mon interprétation en souffre peut-être.

    Catho, je reste pleinement partisan du cours d’ECR.

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