lundi 10 août 2009

Apologie de Carbo. Qu’aurait dit Socrate à Guy Carbonneau ?

Nihil accidere bono viro mali potest.
Sénèque




Injuste congédiement
Puisque Montréal est une ville hystérique et folle de hockey, et que Guy Carbonneau était le sujet de l’heure dans les médias québécois, tout juste deuxième après Obama, il vaut la peine de consacrer ce billet à l’ex-entraîneur du Canadien.
Quel philosophe, sinon Socrate, serait le mieux en mesure d’éclairer les événements entourant le congédiement de Carbo? Même si tout un monde sépare la philosophie du hockey, le philosophe grec et l’ancien entraîneur du Canadien ont au moins un point en commun : tous les deux furent victimes d’une grave injustice.
En 399 avant notre ère, en effet, Socrate fut condamné à mort par un tribunal athénien pour avoir soi-disant corrompu la jeunesse athénienne et ne pas croire aux dieux de la cité. De son côté, Carbonneau fut congédié de manière imprévisible le 9 mars dernier par le directeur de l’équipe, Bob Gainey, lequel était insatisfait des performances de l'équipe et s’inquiétait de ce que l’équipe accède aux éliminatoires. Tous ont cependant décrié la décision de Gainey comme étant injuste puisque le directeur immolait en réalité une innocente victime afin de faire taire la grogne qui couvait dans l’équipe. Les «pommes pourries» au sein de l’équipe auront donc eu finalement raison de l’entraîneur-chef. De leur côté, les partisans continuent à le soutenir en lui vouant une immense sympathie. De toute évidence, ils ont plus de difficulté que Carbonneau à digérer son congédiement. Dans les dernières périodes creuses de l'équipe, on pouvait entendre des « Carbo, Carbo, Carbo » bien sentis dans un Centre Bell aux colonnes ébranlées.

Injuste évasion
Contre toute attente, les amis de Socrate furent eux aussi consternés d’entendre les cinq-cents juges déclarer Socrate coupable des accusations portées contre lui, malgré un plaidoyer impeccable livré par le philosophe. Socrate fut condamné à boire la ciguë, un poison létal. Platon, un de ces jeunes athéniens, disciples du maître, jura qu’il allait tout faire pour redresser le tort subi par le philosophe. Il rédigea donc des dialogues mettant en scène son vénéré maître, entre autres l’Apologie de Socrate et Criton, où, dans le premier, il rapporte le plaidoyer de Socrate autant qu’il en fait l’éloge ; dans le second texte, il relate une conversation entre le condamné et un de ses amis, Criton, venu lui proposer l’évasion. Socrate accepte de discuter du sujet à la condition que la question porte sur la justice d’un tel geste : «Tout cela est-il juste ou non? Est-ce juste de rester en prison sans agir, à attendre l’exécution de ma peine?» Criton rétorque qu’il fut condamné injustement de telle manière qu’il est légitime qu’il s’évade. Socrate répond qu’il fut condamné par des gens ignorants et qu’il persiste à ne pas me soucier de l’opinion de gens ignorants. En d’autres termes, la condamnation de Socrate repose sur l’ignorance de la justice. Il aurait très bien pu être acquitté, mais encore une fois, sur la base de l’ignorance. L’opinion de la foule le laisse de glace.
C’est pourquoi Socrate réitère à Criton que, s’il doit s’évader, il doit le faire sur base de la connaissance de ce qui est juste, et non pas sur le verdict des juges ou ce que les gens vont penser. Criton semble avoir tombé dans ce piège : il se fie uniquement au qu’en dira-t-on. Au contraire, Socrate fait appel à la raison et à ce qui est juste. Est-il raisonnable, demande-t-il, qu’un entraîneur dirige ses athlètes d’après ce que les partisans pensent et opinent ? Bien sûr que non, répond Criton. - «Ce que nous venons de dire, poursuit Socrate, concerne le corps, mais il en va de même pour l’esprit. Celui qui n’écoute que ce que disent les gens risque fort d’altérer sa faculté de juger ce qui est bien ou mal, le bon et le mauvais, le juste et l’injuste, autrement dit sa conscience.» Criton acquiesce encore une fois.
Toute la question reste maintenant de savoir ce qui est juste. La question est ardue et n’a apparemment pas de réponse. Socrate a d’ailleurs consacré sa vie à élucider la nature de la justice et des autres vertus. L’unique résultat auquel il soit parvenu constitue bien: Socrate sait à tout le moins qu’il ne sait pas en quoi consiste le juste, contrairement à ceux qui prétendent savoir alors qu’ils ne savent pas : ils ignorent qu’ils ignorent !
Néanmoins, il semble couler de source qu’il ne faut jamais commettre, quel que soient les circonstances, d’injustice. Criton convient de ce principe. Ainsi, il ne faut pas commettre du mal ou faire du tort à quiconque, quelles que soit les circonstances. De ce premier principe de justice découle le second : on ne doit pas répondre au mal par le mal, à l’injustice par une autre injustice.
Cela admis, Socrate conclut qu’il ne doit pas répondre à l’injustice commise contre lui en s’évadant car, alors, il commettrait une injustice envers la cité d’Athènes et son système de lois. Criton ne comprend plus : «En quoi ton évasion, admirable Socrate, constituerait une injuste envers les lois ?» Socrate s’explique. D’abord, ce n’est pas les lois qui l’ont condamné mais les hommes (les juges). La loi est donc indemne. Ensuite, qu’arrive-t-il au système pénal lorsque les criminels ne purgent pas leur peine et s’évadent, pensant qu’ils sont innocents ? Évidemment, le système est mis à mal. Donc, un tort est porté contre les institutions de la cité ; une injustice est commise contre elles.
En outre, à supposer que la cité ait commise une injustice contre Socrate comme il le semble, il ne faut pas en rajouter en commettant une injustice à son tour. Au fond, la cité se fait elle-même du mal en commettant une injustice. Criton admet cet autre principe de justice voulant que celui qui commet le mal se fait plus de tort que celui ou celle qui le subit. Socrate disait dans sa plaidoirie : «Si vous me mettez à mort, vous vous nuirez davantage qu’à moi. Comme je le crois, aucun mal ne peut arriver à l’homme de bien.» Aussi, ce n’est pas lui-même que Socrate défend, mais la cité qui s’apprête à commettre une injustice.
Socrate fait enfin valoir à Criton qu’il est né à Athènes et qu’il lui a toujours été fidèle. Il n’a jamais souhaité aller vivre ailleurs, et a toujours prisé ses lois démocratiques qui lui ont permis de philosopher tout au long de sa vie. En s’évadant, Socrate renierait l’espèce d’entente implicite qui le lie à sa patrie. Bien sûr, Socrate n’a pas signé de «contrat de citoyenneté», mais sa vie témoigne d’un tel engagement. Ainsi, en s’évadant, Socrate commettrait une injustice en ne respectant plus l’entente implicite convenue entre la cité et lui.

La consolation de Socrate
Quelles recommandations auraient pu adresser Socrate à Guy Carbonneau en guise de consolation ?
La première, la principale, consisterait sans aucun doute à inviter Carbonneau à se méfier de l’adulation de la foule des partisans qui, aujourd’hui, le porte aux nues. Qui sait si ses admirateurs actuels ne se transformeront demain en bourreaux impitoyables. Aujourd’hui, il est tout ; demain, rien. Devant une opinion si volatile, il est impérieux d’adopter une attitude d’équanimité sinon on devient vite une proie facile.
Socrate méprisait l’opinion du grand nombre. Il recherchait cependant l’opinion de chacun qu’il soumettait examen critique constitué de questions-réponses, Socrate démasquait l’ignorance de son répondant. Le fameux adage «Connais-toi toi-même» qu’adopta Socrate consiste précisément à reconnaître qu’on ne sait rien.
Dans le merveilleux monde du hockey, tous agissent comme des «gérants d’estrade» qui opinent et prétendent savoir mieux et davantage que l’entraîneur-chef. La pression de la foule des partisans est telle que des hommes aux nerfs d’acier plient sous le poids. C’est ce qui est arrivé au directeur général qui, pourtant, avait accordé un vote de confiance à son ancien coéquipier avant même que la saison ne commence, en lui octroyant une prolongation de contrat de plusieurs saisons. Pas plus tard qu'à son point de presse de la mi-saison, Gainey en rajoutait : «L'embauche de Guy a été mon meilleur coup en tant que directeur-général du Canadien», avait-il assuré. Ainsi va l’opinion : hier, elle était vérité; demain, fausseté.
Socrate avait, lui, compris la mécanique de la tyrannie de la foule. Pas question pour lui d’entreprendre une carrière en politique, car il y aurait sûrement laissé sa peau! Il valait mieux chercher à réformer chacun. Ce fut sa «mission». Tout de même, la foule des ignares eut finalement raison du vieux philosophe.
Socrate pourrait aussi rappeler à Carbonneau qu’«aucun mal ne peut arriver à l’homme de bien». En le congédiant, ce n’est pas à lui que l’organisation du Canadien fit du tort mais à elle-même. Quel meilleur moyen de se tirer dans le pied ! Avec Gainey de retour derrière le banc, le club a pu, certes, accéder aux éliminatoires, mais de justesse. Quant à l’élimination du Canadien par les Bruins en quatre matches, inutile de palabrer. Le retour de Gainey la saison prochaine n’est pas assuré. En congédiant Carbonneau, le directeur général ne savait sans doute pas qu’il actionnait son propre siège éjectable.
L’homme de Sept-Îles ne semble éprouver aucune rancune, ni entretenir aucune soif de vengeance à l’endroit de son ex-coéquipier qui l’a limogé. Il avoue simplement ne pas comprendre les raisons de son limogeage, et souhaite tirer éventuellement la chose au clair avec son ami Bob.
Socrate aurait salué cette attitude non-vindicative. Elle est le signe de l’homme de bien qui comprend que répondre à l’injustice par l’injustice, au mal par le mal, n’aide en rien à l’amélioration du cours des choses. Carbonneau paraît être conscient que le mal engendré par son congédiement rejaillit sur l’organisation du Canadien. «Celui qui fait le mal, se fait plus de mal qu’à celui qui le subit», disait Socrate. Aussi, tout comme Socrate plaignant le sort des Athéniens qui le condamnaient, Carbonneau ne plaint pas sa personne, mais le triste sort du Canadien.
Carbonneau a déclaré souhaiter revenir derrière le banc des joueurs. Visiblement, il est toujours attaché à l'équipe qui lui a fourni son gagne-pain pendant une douzaine d'années. Toute comme Socrate portait la cité d’Athènes dans son âme et son cœur, toutes les fibres de Carbo sont celles du Canadien de Montréal. Il est prêt à œuvrer ailleurs, mais son âme et son cœur sont et restent à Montréal. Certains diront qu’il faut être bien fou de s’accrocher de la sorte une organisation qui l’a bafoué. Ils ne comprennent pas non plus comme Criton pourquoi Socrate a refusé de s’évader. On se demande souvent ce qui ne tourne pas rond chez le Canadien de Montréal. Socrate et de Carbonneau nous l’indiquent pourtant nettement : une carence sévère du sens de l’attachement indéfectible qui est aussi celle du sens de la justice.

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