mardi 25 août 2009

Prendre au sérieux le pluralisme du programme d'Éthique et de culture religieuse


La liberté des uns dépend des limites que s’imposent les autres.
Isaiah Berlin, «Two Concepts of Liberty»





Le pluralisme en question
Dans le billet précédent, j’ai plaidé en faveur de l’exclusivisme chrétien. J’ai établi sa légitimité autant sur le plan moral qu’épistémique. Selon moi, il est préférable de partir de l’exclusivisme chrétien pour aborder ensuite le pluralisme, contrairement à la position qui anime le programme d’Éthique et de culture religieuse (ECR) qui vise l’apprentissage du pluralisme. L’exclusivisme chrétien permet de mieux préparer les jeunes Québécois à penser avec une pensée pluraliste. L’argument est que, même si l’exclusivisme chrétien ne peut justifier ses croyances, il offre néanmoins une garantie de fiabilité. En d’autres termes, il est préférable d’adhérer à une croyance fiable que de pas avoir de croyance du tout, car c’est sur la base de l’adhésion à des croyances fiables qu’il devient possible de comprendre les autres croyances et, partant, de mieux se comprendre soi-même.
L’idée reçue qui circule au sujet du pluralisme, c’est qu’il existe plus d’une valeur (pluralisme moral), ou plus d’une vérité (pluralisme épistémique). Très souvent, on confond le pluralisme avec une position différente, le relativisme, qui allègue que toutes les valeurs (relativisme moral) ou toutes les vérités (relativisme épistémique) se valent, qu’il n’y a pas de valeur ou de vérité qui soit supérieure aux autres. Le pluralisme signifie quelque chose de différent. Il affirme que toutes les valeurs ou toutes les vérités ne se valent pas (le pluralisme est donc différent du relativisme) et, par ailleurs, il affirme que certaines valeurs (ou vérités) entrent irrémédiablement en conflit.
Comme l’écrit Hilary Putnam : «Le pluralisme est l’un des sujets les plus importants et les plus difficiles de notre temps.»
[1] Dans ce billet, je voudrais présenter et examiner de manière critique la version du pluralisme proposée par celui qui, au XXe siècle, à élaborer et défendu avec vigueur le pluralisme des valeurs, le philosophe britannique d’origine russe, sir Isaiah Berlin (1909-1997). Quand il est question du pluralisme, celui de Berlin demeure incontournable. Bien sûr, il existe bien d’autres versions du pluralisme que celui de Berlin, puisqu’en vertu du pluralisme lui-même, il doit en exister une pluralité de versions. Je montrerai que l’exclusivisme chrétien est assez proche d’un certain point de vue de la notion du pluralisme chez Berlin tout en étant radicalement différent d’un autre point de vue. Selon moi, l’exclusivisme chrétien est préférable au pluralisme de Berlin. C'est ce que je montrerai dans le prochain billet. Après avoir présenté succinctement le pluralisme de Berlin, je montrerai qu’il entre directement en contradiction avec le libéralisme. Or, comme nous le verrons, le programme d’ECR repose sur le libéralisme. Par conséquent, le pluralisme de Berlin est incompatible avec le programme d’ECR, de sorte que, ce programme est vicié dans sa conception même, et qu’il doit être abandonné.


Un pluralisme tragique
Un Québécois catholique interviewait un jour un moine bouddhiste en lui demandant si le fait qu’il soit né catholique constituait une malchance. Le moine répondit avec tact en disant que la vie présente d’un homme correspond à la vie qu’il menait antérieurement. Le Québécois conclut qu’il avait mal vécu dans une vie antérieure pour renaître au Québec en un chrétien catholique. Un prêtre qui se trouvait à la même tribune que le moine répondit que, de son point de vue, la foi est une grâce de Dieu, de l’Esprit saint en particulier. L’interviewer poussa un soupir de soulagement en entendant cette réplique car, dès lors, il se sentit comme un enfant particulièrement choyé par Dieu.
Pour le moine bouddhiste, nous payons en cette vie pour les mauvaises conduites d’une vie antérieure. La principale valeur que prône le moine bouddhiste est celle de la juste rétribution : tu as commis tel délit en cette vie, tu paieras implacablement ta dette dans une autre existence. La valeur que proclame le catholique est, au contraire, l’absolue liberté de Dieu et de son amour.
Pour un partisan du pluralisme comme Berlin, les valeurs du bouddhisme et du catholicisme sont conflictuelles, irréconciliables et irréductibles. Aucune n’est meilleure ou supérieure à l’autre. Les deux s’affrontent directement de manière insoluble.
Autre exemple de pluralisme irréconciliable ou «incommensurable» pour employer le vocable de Berlin. La Charte québécoise des droits et libertés de la personne (1975), à l’article 41, stipule que «Les parents… ont le droit d’exiger que, dans les établissements d’enseignement publics, leurs enfants reçoivent un enseignement religieux ou moral conforme à leurs convictions…». L’État québécois ne peut honorer ce droit dit «socio-économique» en raison du fait qu’il reconnaît au préalable la liberté fondamentale de religion (article 3). C’est d’ailleurs la conclusion du rapport Proulx, suivant laquelle, l’article 41 est incompatible avec l’article 3 reconnaissant à tous les citoyens du Québec la liberté de religion. Voilà donc un autre exemple illustrant le pluralisme.
Le pluralisme berlinien est donc tragique. Comme on le verra plus après, l’idéal d’une société libérale parfaitement tolérante et harmonieuse comme le proclament les chantres libéraux aux lunettes roses constitue une pure illusion. La vie d’une démocratie libérale abonde en drames où des valeurs que nous chérissons sont sacrifiées sur l’autel du libéralisme. Le pluralisme de Berlin n’est pas un optimisme digne de Pangloss. L’idée donc que les valeurs, dans une société libérale, soient résolubles (ou « accommodables », pour emprunter un terme à la mode) constitue une belle illusion dont bon nombre de libéraux se plaise à entretenir.
Berlin n’a jamais consacré une étude approfondie au pluralisme, son thème de prédilection. Il en traite à l’occasion, principalement dans la dernière section de son fameux texte, «Two concepts of Liberty» (1958), intitulée «L’un et le multiple». Les deux concepts de liberté, «négative» et «positive», l’engage au pluralisme des valeurs. Quelle est cette distinction qu’opère Berlin dans l’idée de liberté?
Je suis libre « négativement » dans la mesure où personne ne vient me gêner dans mon action. Lorsque je traverse au feu vert de circulation, j’exerce ma liberté «négative» au sens où les automobilistes doivent me céder le passage. Les droits à la vie, à la liberté et à la propriété sont aussi « négatifs » en ce sens : personne ne doit empêcher quiconque de les exercer. Respecter la vie de l’autre : c’est ne pas lui porter atteinte; respecter sa liberté : c’est ne pas l’entraver dans ses actes et ses choix; respecter sa propriété : c’est ne pas lui prendre contre sa volonté ce qu’il possède ou encore, ne pas limiter l’usage qu’il peut en faire. Ainsi, ces droits négatifs commandent à tous les citoyens de même qu’à l’État de ne pas accomplir des actions qui entraveraient l’exercice de ces droits par leurs détenteurs.
Par ailleurs, je suis libre « positivement » lorsque les autres font quelque chose pour que je puisse accomplir mon action. La liberté d’être éduqué est une liberté positive en ce sens que nous devons tous contribuer à mettre en place les conditions nécessaires permettant l’éducation de tous et chacun. Les droits dits « positifs », tels les droits à l’éducation, à la santé, à l’emploi, à un revenu minimum, à l’aide sociale, à l’entraide, etc., commandent aux citoyens ainsi qu’à l’État d’accomplir des actions qui permettent à ceux qui en sont reconnus détenteurs de les exercer pleinement. Ces droits sont aussi appelés, droits « socio-économiques ». Ils sont apparus vers la seconde moitié du XXe siècle avec le développement de l’État providence. Ces droits sont rarement inscrits dans les chartes des droits et libertés, car leur mise en œuvre dépend de facteurs aléatoires, notamment des capacités économiques de la société. Par exemple, un État qui inscrirait le droit au travail dans sa charte s’exposerait à des poursuites judiciaires de la part de tous les chômeurs!
Berlin donne un sens «métaphysique» à la liberté positive qu’il rejette par ailleurs, privilégiant la liberté négative. Être libre au sens positif, c’est désirer être son propre maître. Or, si je dois être mon propre maître, la question se pose au préalable de savoir qui je suis au sens vrai du terme. Dans le courant de la philosophie rationaliste remontant à Platon, mon véritable « moi » s’identifie à la raison; mon « faux » moi, ce sont les désirs et les passions. Par conséquent, si je veux devenir mon propre maître, il faut que j’aspire à me soumettre à la raison et soumettre également les autres à la raison. Dès lors, je sais mieux qu’eux ce à quoi ils aspirent sans le savoir : « Il m’est alors aisé de me concevoir comme contraignant les autres pour leur bien, dans leur intérêt et non le mien.», écrit Berlin.
[2] On connaît la suite:

« Sitôt que je me place dans cette perspective, je peux me permettre d’ignorer les désirs concrets des hommes ou des sociétés, les intimider, les opprimer, les torturer au nom de leur ‘vrai’ moi, convaincu que quelle que soit la fin qu’ils poursuivent (le bonheur, le devoir, la sagesse, une société plus juste, leur épanouissement personnel), celle-ci n’est pas différente de leur liberté, c’est-à-dire du libre choix de leur ‘vrai’ moi, même si ce dernier reste souvent enfoui et inexprimé.»
[3]


En somme, la liberté positive conduit au despotisme. Robespierre, Hitler, Staline, Mao, etc., se reconnaissent dans ce lugubre portrait. Chez les philosophes, adeptes de la liberté positive, Berlin range tous les grands philosophes rationalistes, à commencer par Platon jusqu’à Hegel et Marx.
Berlin n’a pas cherché à concilier les libertés positives et négatives, car cette entreprise est celle du monisme qui, à la différence du pluralisme, exècre la diversité et plaide en faveur d’une unité rationnelle derrière la diversité apparente des valeurs. Berlin, quant à lui, se satisfait de prendre acte de l’existence de valeurs conflictuelles. D’où son pluralisme à visage humain qui reconnaît simplement que cette situation est constitutive de la condition humaine : «La condition humaine étant ce qu’elle est, écrit Berlin, les hommes sont condamnés à faire des choix et ce… en vertu d’un fait par nature incontournable, à savoir que les fins sont parfois antagoniques : on ne peut tout avoir.»
[4]
D’après Berlin, le concept négatif de la liberté est préférable à l’autre. Son argument en faveur du concept négatif ne fait évidemment pas appel à la raison, puisque la raison est mis hors-jeu, mais à l’expérience. Notre condition nous obligeant à faire des choix, autant opter pour le concept de liberté qui exclut l’éventualité redoutable de l’autoritarisme.


L’antagoniste radical du libéralisme
Optant pour la liberté négative, et rejetant la liberté positive, Berlin est demeuré un partisan du libéralisme. Il semblerait donc que le pluralisme, du moins celui de Berlin, soit compatible avec le libéralisme. Malheureusement, Berlin a été peu bavard sur ce point crucial. Après avoir cherché à donner raison à Berlin, son critique britannique, John Gray, a montré plus récemment que le pluralisme de Berlin est en réalité incompatible avec le libéralisme.
[5] Si Gray a raison, il y a aussi incompatibilité entre le programme ECR et le pluralisme, puisque le programme en question, comme je le montrerai, repose sur une conception libérale.
Le libéralisme est une philosophie politique moniste. Que ce soit sur la base d’un système de droits, ou de principes de justice comme chez Rawls, le penseur libéral entend résoudre ou arbitrer les différents conflits survenant au sujet des différentes conceptions de «la vie bonne». Comme dit le slogan rawlsien, «le juste a priorité sur le bien».
[6] Le libéral se drape de «l’ouverture» à la différence, au pluralisme, à la tolérance. C’est là cependant l’un des plus grands mythes de toute la modernité! Le libéralisme est foncièrement moniste, pas du tout pluraliste. Il laisse entendre qu’il l’est ou qu’il veut le devenir, mais il cache son monisme intransigeant derrière un système de droits ou de principes de justice.
Voyez, par exemple - un exemple parmi tant d’autres – le cas évoqué plus haut du droit à l’enseignement religieux et moral énoncé dans la Charte québécoise des droits et libertés de la personne (article 41). L’État libéral gère si bien ce conflit de droits qu’il brime purement et simplement le droit des croyants à recevoir l’enseignement religieux qu’ils réclament de droit! Tolérant, l’État libéral? Une farce grossière! Il se réfugie derrière l’existence d’autres droits jugés plus fondamentaux, en l’occurrence celui de la liberté de religion, pour soustraire le droit à l’enseignement religieux et moral. Et quand l’exercice d’un droit menace soi-disant l’intérêt public, l’État invoque alors la clause de L’exercice des libertés et droits fondamentaux (article 9.1 de la Charte québécoise) où il est stipulé que «Les libertés et les droits s’exercent dans le respect des valeurs démocratiques, de l’ordre public et du bien-être général des citoyens du Québec.» Voilà une procédure nettement conséquentialiste dans sa mouture, parfaitement contraire à la nature déontologique des droits! Qui peut oser encore croire que le libéralisme soit une philosophie politique parfaitement cohérente!
En fait, le libéralisme donne raison au pluralisme : le «bateau libéral» fuit de toutes parts; d’innombrables conflits de valeurs sont résolus arbitrairement, contrairement à ce que prétend le libéralisme. Une chose demeure : les conflits de valeurs existent malgré la mascarade moniste des solutions libérales.
En fait, le libéralisme ne peut tout simplement pas admettre le pluralisme car ce sont des philosophies politiques radicalement contraires. Il suffit d’une simple réflexion pour comprendre ce point crucial. Si Berlin dit vrai, c’est-à-dire si les conflits de valeurs sont insolubles, alors aucune autorité politique ne peut avoir de bonnes raisons d’imposer à qui que ce soit une solution à ces conflits qui, par nature, sont insolubles. Ce qui signifie qu’un État libéral devrait s’abstenir de légiférer, c’est-à-dire d’exister. Voilà l’objection centrale, selon Gray, du pluralisme contre le libéralisme. Alors, le libéral qui veut intégrer le pluralisme doit cesser de rêver. Il doit abandonner le libéralisme s’il veut véritablement épouser le pluralisme.



Le libéralisme du programme ECR
Dans l’introduction à Éthique, culture religieuse, dialogue, Georges Leroux écrit :

L’école laïque n’est pas en effet l’école de ceux qui ont renoncé à la religion et qui tolèrent en les méprisant ceux qui lui conservent une place dans leur vie; elle est l’école du respect de la liberté de religion et de la liberté de conscience de tous. L’athéisme et l’agnosticisme y trouvent une place aussi légitime que la croyance. La démocratie à l’école est à ce prix, et tous les arguments qui, déjà, dans le rapport Proulx, montraient l’importance de cette neutralité dans une société pluraliste nous apparaissent aujourd’hui comme des arguments déterminants.
[7]

On ne peut pas trouver plus belle profession de foi au libéralisme que ce passage. La neutralité accueillante à la diversité dont se drape le libéral est ici éloquente. Tous les conflits réels entre les divers protagonistes sont ici balayés sous le tapis de la neutralité apparente du respect des libertés de conscience et de religion. Ces droits sont conçus comme soustraits aux conflits. Ils les transcendent.
En bon programme de facture libérale, le cours ECR va donc chercher à colmater arbitrairement les conflits insolubles que posent le pluralisme en ramenant constamment l’élève aux balises inviolables mais arbitraires que sont les droits de la personne. Les plus lucides des élèves ne manqueront d’observer que la résolution de ces conflits est arbitraire et que ce programme est lui-même foncièrement arbitraire. Ils arriveront au collégial avec une pensée plus confuse encore que celle avec laquelle nous arrivent nos étudiants actuels.

Dans le prochain billet, je montrerai pourquoi l’exclusivisme chrétien est préférable au pluralisme.



[1] Hilary Putnam, «Forword» à Pluralism. The Philosophy and Politics of Diversity. M. Baghramian et A. Ingram, éditeurs, Routledge, Londres, 2000, p. XI.
[2] Isaiah BERLIN, « Deux conceptions de la liberté », in Éloge de la liberté, chapitre 3, Presses-Pocket, 1990,
p. 167-218. Je déplore la traduction française du titre, car il s’agit bien de concept et non de conception, laquelle renvoie à la subjectivité humaine. Les concepts, pour Berlin, tout comme les valeurs d’ailleurs, sont objectives.
[3] Ibid., p. 181.
[4] Isaiah Berlin, op. cit., Introduction, p. 47.
[5] John Gray, «Where Pluralists and Liberals Part Company», in Pluralism. The Philosophy and Politics of Diversity. M. Baghramian et A. Ingram, éditeurs, Routledge, Londres, 2000, p. 85-102. Dans Berlin (Fontana, 1995), Gray fait tout en son pouvoir pour soutenir l’indéfendable. Il s’est ensuite ravisé dans l’article mentionné.
[6] John Rawls, Théorie de la justice, chapitre 1, section 6.
[7] Georges Leroux, Éthique, culture religieuse, dialogue. Arguments pour un programme, Fides, 2007, p. 16.

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