lundi 16 mars 2015

CE QUE AYN RAND AURAIT À DIRE AUX ÉTUDIANTS-ES DÉSIREUX DE SUIVRE LEURS COURS ET DE NE PAS ÊTRE PÉNALISÉS PAR LA GRÈVE


L'argumentaire en faveur de la grève veut que les anti-grévistes soient « individualistes », c-à-d antisociaux. C'est soi-disant pour le « bien commun » qu'ils font grève. Or, concernant le clivage entre « individualisme » et « collectivisme », voici ce que Ayn Rand a à dire:

« Ne commettez pas l’erreur de l’ignare qui pense que l’individualiste est celui qui affirme : « Je ferai comme bon me semble au dépend d’autrui. » L’individualiste est celui qui reconnaît le caractère inaliénable des droits de l’homme – les siens comme ceux des autres.
L’individualiste est celui qui affirme : « Je ne contrôlerai pas la vie de personne – et ne laisserai personne contrôler la mienne. Je ne contrôlerai ni ne serai contrôlée. Je ne suis ni un maître ni un esclave. Je ne me sacrifierai pour personne, ni personne ne se sacrifiera pour moi.
Le collectiviste dit : « Unissons-nous, les gars ! Tout est permis ! »
(Ayn Rand, Textbook of Americanism (1946) (ma traduction))

Alissa Zinovievna Rosenbaum, alias Ayn Rand, née à Saint-Pétersbourg le 2 février 1905 et décédée le 6 mars 1982 à New York, fut immigrée russe qui débarqua aux États-Unis en 1926, fuyant le régime totalitaire communiste de l’ex-Union soviétique. Ayn Rand suscite des réactions extrêmes : soit qu’on l’adore, soit qu’on la déteste intensément. La « gauche » la conspue en la baptisant de « prêtresse du capitalisme ». Elle n’est pas à l’étude dans les cours de philosophie dans nos collèges ni dans nos université parce que, selon les bienpensants, elle ne serait pas une philosophe authentique de premier ordre, mais plutôt une romancière. Son grand roman, Altas Shrugged, paru en 1957 - qui ne sera traduit en français qu’en 2011 sous le titre La Grève - se classait deuxième derrière la Bible dans le choix des lecteurs-trices américains (du moins, selon un sondage de la Bibliothèque du congrès américain, en 1991).

Ayn Rand fut hantée par le spectre du « collectivisme », le vice politique  contraire à la vertu de l’« individualisme ». Il ira jusqu’à qualifier son individualisme d’égoïsme, dans un essai intitulé La vertu d’égoïsme (1964). Sa vive réaction contre toute philosophie collectiviste, en particulier le stalinisme, lui est venue de sa triste expérience soviétique : sa famille fut décimée par les bolcheviks. Exilée aux États-Unis, Alice Rosenbaum, fille d’un pharmacien, chercha à penser le monde d’une manière originale et toute personnelle avec lucidité, force et passion, philosophie qu’elle baptisera du nom d’« Objectivisme ». Dans une autobiographie datant de 1936, Ayn Rand explique l’origine de sa profession de foi envers l’individualisme :

Si une vie doit avoir son refrain - parce que je crois que toute existence qui en vaut la peine possède sa chanson - la mienne est une religion, une sorte d’obsession, ou encore une monomanie, dont l’unique expression est : l’individualisme. Je suis née avec cette obsession, et je ne connais pas de cause plus digne, qui est aussi la moins comprise, la plus désespérée qui soit et qui ait en même temps si besoin d’être défendue. Appelons cela le destin ou l’ironie de l’histoire, puisque je suis née, parmi tous les pays sur terre, dans celui, la Russie, qui est le moins propice au triomphe de l’individualisme. (Cité dans Anne C. Heller, Ayn Rand and the World she Made, 2010, p. 1. Ma traduction.)

Il n’est pas surprenant que les partisans de la gauche attrapent au vol l’équation égoïsme = capitalisme pour justifier la lutte acharnée qu’ils mènent aujourd’hui avec tant de rage contre le fameux épouvantail du « néolibéralisme », nouvelle mouture de l’« égoïsme » éhontée des vilains riches capitalistes.

Jamais Ayn Rand n’a encouragé les vices de cupidité et d’avidité si caractéristiques de certains entrepreneurs sans foi ni loi. Et ces vices, faut-il le rappeler ne sont pas la faute du capitalisme. Ils ont de tout temps existé. Marx croyait, au contraire, que ces vices étaient le fait de l’économie capitaliste. Dans une société communiste – sorte de Royaume des cieux –, soutenait Marx, les vices de cupidité, d’avarice et d’avidité, disparaîtrait totalement. Belle illusion qu’entretenait le père du marxisme ; il se trompait royalement sur la nature de l’être humain. Agir dans notre propre intérêt, c’est bien naturel et légitime. Dans une interview où on la priait de définir ce que la philosophe entendait par « égoïsme », elle déclarait : « Égoïsme » signifie qu’il faut vivre sur la base de son propre jugement ainsi que sur nos propres efforts productifs, sans contraindre personne à se soumettre aux autres. »

Beaucoup se plaisent à confondre égoïsme et individualisme, alors que le premier n’implique nécessairement pas le second. Ce à quoi d’ailleurs Karl Popper nous invitait dans La société ouverte et ses ennemis : «La confusion de l’individualisme avec l’égoïsme permet de le condamner au nom des sentiments humanistes et d’invoquer ces mêmes sentiments pour défendre le collectivisme…» Celui ou celle qui ne veut pas sacrifier son intérêt personnel au bien de la société dans son ensemble est dénoncé comme étant « égoïste ». Mais la société peut très bien être qualifiée à rebours d’« égoïste » dans la mesure où l’individu doit se sacrifier pour elle. On parle alors d’intérêt « collectif » ou « supérieur » par opposition à l’intérêt individuel. D’autre part, un individualiste peut être fort bien qualifié d’altruiste, par forcément d’égoïsme. Il y a bien des gens riches qui donnent sans compter. On peut être individualiste, sans être pour autant égoïste. Ce fut le cas d'Ayn Rand, en particulier.

Peut-être aurait-il mieux valu, finalement, pour Rand de s’en tenir au terme d’« individualisme » plutôt que celui d’« égoïsme », afin d’éviter toute ambiguïté entre anti-collectivisme (ou capitalisme) et égoïsme. En tout cas, Rand a délibérément conservé le terme égoïsme afin de provoquer et de faire réagir pour énoncer une vérité que personne ne songe à contester : l’être humain agit toujours en fonction de ses propres intérêts. Voilà le « nouveau » concept d’égoïsme que Rand présente dans son essai La vertu d’égoïsme. En fait, la philosophe ne fait que rétablir une évidence.

L’altruisme, c’est la doctrine immorale – immorale, parce qu’irrationnelle – de l’homme sacrificiel. Plus précisément, l’altruisme c’est la doctrine voulant que « …[l’homme] n’a pas le droit d’exister pour lui-même, que le service rendu à autrui est l’unique justification de son existence et que le sacrifice de soi constitue le devoir moral, la vertu et la valeur la plus élevée qui soit. » (For the New Intellectual, 1961) En somme, l’être humain ne peut éviter la recherche de son propre bonheur. C’est là une contrainte « métaphysique » au sens où il s’agit de la nature propre de tout être humain. L’illusion funeste du collectivisme ou de l’altruisme sacrificiel veut que son bonheur réside dans le sacrifice de soi pour le bonheur des autres. Or, songeons-y bien, comme nous y invite Ayn Rand : lorsque mon bonheur passe par son sacrifice, alors manifestement, le penseur collectivisme enfreint la loi logique de l’identité A est A, puisqu’ici A devient non-A. Le collectivisme ou l’altruisme sacrificiel est donc foncièrement irrationnel et, par suite, il est immoral.

Or, de nos jours, « social » devient « moral ». On parle de justice « sociale », d’éducation « sociale », de grève « sociale », etc. La morale, traditionnellement, s’applique qu’à des actions individuelles. Aujourd’hui, la société est devenue une sorte de « personne », une entité juridique, ayant des droits dits « collectifs », la personne la plus importante qui soit. La métaphysique de l’individu a ainsi cédé sa place à une métaphysique de la collectivité. L’Homo sapiens est devenu Homo socialis, l’homme social. En 1981, le président de l’Assemblée nationale française ne déclarait-t-il pas : « …nous sommes dans une société où nous avons tous été formés à l’individualisme, à l’égoïsme. C’est la morale bourgeoise. Et il faut que, peu à peu, démocratiquement, et ça prendra du temps, et les mass-médias, ainsi que l’école, peuvent nous y aider, il faut arriver à une morale de la solidarité, du devoir, du sacrifice. »

Ayn Rand avait vu juste, l’homme est devenu social, c’est-à-dire animal sacrificiel. Mais l’anti-individualisme aujourd’hui triomphe. Les valeurs de l’anti-individualisme, de l’homme social, collectif, ne sont évidemment pas tant celles de l’individualisme prônant les droits à liberté et à l’autonomie, mais celles de l’égalité et de la solidarité. L’anti-individualisme porte aux nues les notions de « bien commun », de « bien public ». Il condamne l’égoïsme, en n’insistant que sur la nécessité du partage. Les vertus chrétiennes de charité, d’amour du prochain, de compassion et de pardon, seront remplacées par les valeurs de solidarité, de partage et, surtout, de justice sociale, devenue la vertu par excellence de la société. Le « prochain » en question n’est plus l’ami, la personne elle-même, mais le « camarade »; mieux, le « citoyen ». Nous sommes à l’ère « citoyenne ».

Même un philosophe libéral comme le célèbre John Rawls, promoteur de la justice sociale, dépouille les hommes et les femmes de leurs atouts naturels. « Nul ne mérite sa place dans la répartition des atouts naturels, pas plus qu’il ne mérite sa place de départ dans la société. » La justice sociale va rétablir ce que la nature n’a pas réussi à établir !

Ayn Rand a réagi vivement à la Théorie de la justice de Rawls (voir « An Untitled Letter », 1973, repris dans Philosophy : Who Needs It). Pour elle, les droits de l’homme ne peuvent être qu’individuels. « Les droits individuels sont le moyen de subordonner la société à la loi morale. » (La vertu d’égoïsme). Plus précisément : « Les droits appartiennent à chaque homme en tant qu’individu – et non pas aux ‘hommes’ en tant que groupe ou collectivitéChacun détient ces droits, non pas grâce à la Collectivité, ni plus en vue de la Collectivité, mais contre la Collectivité – telle une barrière que la Collectivité ne peut transgresser. » (Texbook of Americanism)

En vertu, donc, du fait « métaphysique » que l’homme et la femme sont des individus visant à assurer leur survie ainsi que leur propre bonheur, les droits constituent une prérogative de chacun et chacune contre les volontés contraires des autres, voire de la société, ou de tout groupe. En fait, l’État à l’obligation morale, comme protecteur des droits, d’assurer l’exercice des droits individuels. Son rôle fondamental consiste à limiter le pouvoir par la société et de tout groupe qui s’exercerait contre les droits de l’homme. Aussi, quand l’État met en place des institutions d’enseignement, il a l’obligation morale de tout mettre en œuvre pour assurer la liberté des étudiants-es à recevoir leurs cours. Si des regroupements de malades décidaient de faire « grève » dans les hôpitaux, l’État devrait néanmoins assurer le droit à la santé de ceux et celles qui veulent s’en prévaloir.

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