L'argumentaire en
faveur de la grève veut que les anti-grévistes soient « individualistes »,
c-à-d antisociaux. C'est soi-disant pour le « bien commun » qu'ils font
grève. Or, concernant le clivage entre « individualisme » et « collectivisme »,
voici ce que Ayn Rand a à dire:
« Ne commettez pas
l’erreur de l’ignare qui pense que l’individualiste est celui qui affirme : «
Je ferai comme bon me semble au dépend d’autrui. » L’individualiste est celui
qui reconnaît le caractère inaliénable des droits de l’homme – les siens comme
ceux des autres.
L’individualiste est
celui qui affirme : « Je ne contrôlerai pas la vie de personne – et ne
laisserai personne contrôler la mienne. Je ne contrôlerai ni ne serai
contrôlée. Je ne suis ni un maître ni un esclave. Je ne me sacrifierai pour
personne, ni personne ne se sacrifiera pour moi.
Le
collectiviste dit : « Unissons-nous, les gars ! Tout est permis ! »
(Ayn Rand, Textbook of Americanism (1946) (ma traduction))
Alissa
Zinovievna Rosenbaum, alias Ayn Rand, née à Saint-Pétersbourg le 2 février 1905
et décédée le 6 mars 1982 à New York, fut immigrée russe qui débarqua aux
États-Unis en 1926, fuyant le régime totalitaire communiste de l’ex-Union
soviétique. Ayn Rand suscite des réactions extrêmes : soit qu’on l’adore, soit
qu’on la déteste intensément. La « gauche » la conspue en la baptisant de «
prêtresse du capitalisme ». Elle n’est pas à l’étude dans les cours de
philosophie dans nos collèges ni dans nos université parce que, selon les
bienpensants, elle ne serait pas une philosophe authentique de premier ordre,
mais plutôt une romancière. Son grand roman, Altas Shrugged, paru en 1957 - qui ne sera traduit en français qu’en
2011 sous le titre La Grève - se
classait deuxième derrière la Bible dans le choix des lecteurs-trices
américains (du moins, selon un sondage de la Bibliothèque du congrès américain,
en 1991).
Ayn Rand
fut hantée par le spectre du « collectivisme », le vice politique contraire à la vertu de l’« individualisme ». Il
ira jusqu’à qualifier son individualisme d’égoïsme, dans un essai intitulé La vertu d’égoïsme (1964). Sa vive
réaction contre toute philosophie collectiviste, en particulier le stalinisme,
lui est venue de sa triste expérience soviétique : sa famille fut décimée
par les bolcheviks. Exilée aux États-Unis, Alice Rosenbaum, fille d’un
pharmacien, chercha à penser le monde d’une manière originale et toute
personnelle avec lucidité, force et passion, philosophie qu’elle baptisera du
nom d’« Objectivisme ». Dans une autobiographie datant de 1936, Ayn Rand explique
l’origine de sa profession de foi envers l’individualisme :
Si une vie doit avoir son
refrain - parce que je crois que toute existence qui en vaut la peine possède
sa chanson - la mienne est une religion, une sorte d’obsession, ou encore une
monomanie, dont l’unique expression est : l’individualisme. Je suis née
avec cette obsession, et je ne connais pas de cause plus digne, qui est aussi
la moins comprise, la plus désespérée qui soit et qui ait en même temps si
besoin d’être défendue. Appelons cela le destin ou l’ironie de l’histoire,
puisque je suis née, parmi tous les pays sur terre, dans celui, la Russie, qui
est le moins propice au triomphe de l’individualisme. (Cité dans Anne C.
Heller, Ayn Rand and the World she Made,
2010, p. 1. Ma traduction.)
Il
n’est pas surprenant que les partisans de la gauche attrapent au
vol l’équation égoïsme = capitalisme
pour justifier la lutte acharnée qu’ils mènent aujourd’hui avec tant de rage
contre le fameux épouvantail du « néolibéralisme », nouvelle mouture de l’«
égoïsme » éhontée des vilains riches capitalistes.
Jamais
Ayn Rand n’a encouragé les vices de cupidité et d’avidité si caractéristiques
de certains entrepreneurs sans foi ni loi. Et ces vices, faut-il le rappeler ne
sont pas la faute du capitalisme. Ils ont de tout temps existé. Marx croyait,
au contraire, que ces vices étaient le fait de l’économie capitaliste. Dans une
société communiste – sorte de Royaume des cieux –, soutenait Marx, les vices de
cupidité, d’avarice et d’avidité, disparaîtrait totalement. Belle illusion
qu’entretenait le père du marxisme ; il se trompait royalement sur la nature de
l’être humain. Agir dans notre propre intérêt, c’est bien naturel et légitime.
Dans une interview où on la priait de définir ce que la philosophe entendait
par « égoïsme », elle déclarait : « Égoïsme
» signifie qu’il faut vivre sur la base de son propre jugement ainsi que sur
nos propres efforts productifs, sans contraindre personne à se soumettre aux
autres. »
Beaucoup
se plaisent à confondre égoïsme et individualisme, alors que le premier
n’implique nécessairement pas le second. Ce à quoi d’ailleurs Karl Popper nous
invitait dans La société ouverte et ses
ennemis : «La confusion de l’individualisme avec l’égoïsme permet de le
condamner au nom des sentiments humanistes et d’invoquer ces mêmes sentiments
pour défendre le collectivisme…» Celui ou celle qui ne veut pas sacrifier son
intérêt personnel au bien de la société dans son ensemble est dénoncé comme
étant « égoïste ». Mais la société peut très bien être qualifiée à rebours d’« égoïste
» dans la mesure où l’individu doit se sacrifier pour elle. On parle alors
d’intérêt « collectif » ou « supérieur » par opposition à l’intérêt individuel.
D’autre part, un individualiste peut être fort bien qualifié d’altruiste, par forcément d’égoïsme. Il y
a bien des gens riches qui donnent sans compter. On peut être individualiste,
sans être pour autant égoïste. Ce fut le cas d'Ayn Rand, en particulier.
Peut-être
aurait-il mieux valu, finalement, pour Rand de s’en tenir au terme d’« individualisme
» plutôt que celui d’« égoïsme », afin d’éviter toute ambiguïté entre
anti-collectivisme (ou capitalisme) et égoïsme. En tout cas, Rand a
délibérément conservé le terme égoïsme afin de provoquer et de faire réagir
pour énoncer une vérité que personne ne songe à contester : l’être humain agit
toujours en fonction de ses propres intérêts. Voilà le « nouveau » concept
d’égoïsme que Rand présente dans son essai La
vertu d’égoïsme. En fait, la philosophe ne fait que rétablir une évidence.
L’altruisme,
c’est la doctrine immorale – immorale, parce qu’irrationnelle – de l’homme sacrificiel. Plus précisément,
l’altruisme c’est la doctrine voulant que « …[l’homme]
n’a pas le droit d’exister pour lui-même, que le service rendu à autrui est
l’unique justification de son existence et que le sacrifice de soi constitue le
devoir moral, la vertu et la valeur la plus élevée qui soit. » (For the New Intellectual, 1961) En
somme, l’être humain ne peut éviter la recherche de son propre bonheur. C’est
là une contrainte « métaphysique » au sens où il s’agit de la nature propre de
tout être humain. L’illusion funeste du collectivisme ou de l’altruisme sacrificiel
veut que son bonheur réside dans le sacrifice de soi pour le bonheur des
autres. Or, songeons-y bien, comme nous y invite Ayn Rand : lorsque mon bonheur passe par son sacrifice, alors manifestement, le
penseur collectivisme enfreint la loi logique de l’identité A est A, puisqu’ici
A devient non-A. Le collectivisme ou l’altruisme sacrificiel est donc
foncièrement irrationnel et, par suite, il est immoral.
Or,
de nos jours, « social » devient « moral ». On parle de justice « sociale »,
d’éducation « sociale », de grève « sociale », etc. La morale,
traditionnellement, s’applique qu’à des actions individuelles. Aujourd’hui, la
société est devenue une sorte de « personne », une entité juridique, ayant des
droits dits « collectifs », la personne la plus importante qui soit. La
métaphysique de l’individu a ainsi cédé sa place à une métaphysique de la
collectivité. L’Homo sapiens est
devenu Homo socialis, l’homme social.
En 1981, le président de l’Assemblée nationale française ne déclarait-t-il pas
: « …nous sommes dans une société où nous
avons tous été formés à l’individualisme, à l’égoïsme. C’est la morale
bourgeoise. Et il faut que, peu à peu, démocratiquement, et ça prendra du
temps, et les mass-médias, ainsi que l’école, peuvent nous y aider, il faut arriver
à une morale de la solidarité, du devoir, du sacrifice. »
Ayn
Rand avait vu juste, l’homme est devenu social,
c’est-à-dire animal sacrificiel. Mais
l’anti-individualisme aujourd’hui triomphe. Les valeurs de l’anti-individualisme,
de l’homme social, collectif, ne sont évidemment pas tant celles de l’individualisme
prônant les droits à liberté et à l’autonomie, mais celles de l’égalité et de la solidarité. L’anti-individualisme porte aux nues les notions de « bien
commun », de « bien public ». Il condamne l’égoïsme, en n’insistant que sur la
nécessité du partage. Les vertus chrétiennes de charité, d’amour du prochain,
de compassion et de pardon, seront remplacées par les valeurs de solidarité, de
partage et, surtout, de justice sociale,
devenue la vertu par excellence de la société. Le « prochain » en question
n’est plus l’ami, la personne elle-même, mais le « camarade »; mieux, le « citoyen
». Nous sommes à l’ère « citoyenne ».
Même
un philosophe libéral comme le célèbre John Rawls, promoteur de la justice sociale, dépouille les
hommes et les femmes de leurs atouts naturels. « Nul ne mérite sa place dans la répartition des atouts naturels, pas
plus qu’il ne mérite sa place de départ dans la société. » La justice sociale
va rétablir ce que la nature n’a pas réussi à établir !
Ayn Rand a réagi vivement à la Théorie de la justice de Rawls (voir « An Untitled Letter », 1973,
repris dans Philosophy : Who Needs
It). Pour elle, les droits de l’homme ne peuvent être
qu’individuels. « Les
droits individuels sont le moyen de subordonner la société à la loi morale. »
(La vertu d’égoïsme). Plus
précisément : « Les droits
appartiennent à chaque homme en tant qu’individu – et non pas aux ‘hommes’ en tant que groupe ou collectivité… Chacun détient ces droits, non pas grâce
à la Collectivité, ni plus en vue de la Collectivité, mais contre la Collectivité – telle une barrière que la
Collectivité ne peut transgresser. » (Texbook
of Americanism)
En vertu,
donc, du fait « métaphysique » que l’homme et la femme sont des individus
visant à assurer leur survie ainsi que leur propre bonheur, les droits
constituent une prérogative de chacun et chacune contre les volontés contraires
des autres, voire de la société, ou de tout groupe. En fait, l’État à
l’obligation morale, comme protecteur des droits, d’assurer l’exercice des
droits individuels. Son rôle fondamental consiste à limiter le pouvoir par la
société et de tout groupe qui s’exercerait contre les droits de l’homme. Aussi,
quand l’État met en place des institutions d’enseignement, il a l’obligation
morale de tout mettre en œuvre pour assurer la liberté des étudiants-es à
recevoir leurs cours. Si des regroupements de malades décidaient de faire «
grève » dans les hôpitaux, l’État devrait néanmoins assurer le droit à la santé
de ceux et celles qui veulent s’en prévaloir.
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