À Bernard Émond
Le
célèbre personnage de «La messe de l’athée» d’Honoré de Balzac, le chirurgien
Desplein, est athée. Il affirme «ne croire ni à l’homme ni a Dieu.» Pourtant, lorsqu’il
fit la rencontre de Bourgeat, alors qu’il était jeune sans le sous, aux études
en médecine, vivotant dans les bas-fond de la misère, son destin changea du
tout au tout. Le pauvre Bourgeat lui donna tout en se sacrifiant pour lui, afin
que Desplein réalise son rêve de devenir chirurgien. « Sans lui [Bourgeat] la
misère m’aurait tué. », dit Desplein. Il se souviendra à jamais de son bienfaiteur qui
lui prodigua une telle bonté «dont le souvenir le remue encore aujourd’hui».
Aussi à la mort de son bienfaiteur charitable, le chirurgien, devenu célèbre
entre-temps, fera chanter quatre messes par an auxquelles il assistera, tout en
demeurant athée... Bourgeat fut, en effet, un catholique fervent, et pour honorer sa mémoire, Desplein, bien qu'incroyant, fit chanter des messes à sa mémoire.
C’est à ce point précis de la
nouvelle de Balzac que le lecteur dérape – tout comme Horace Bianchon, le
collègue et confident de Desplein. Bianchon s’étonne en effet de voir son
illustre collègue assister à la messe. Bianchon demande des explications que
Desplein s’empresse de lui fournir en lui racontant sa rencontre d'un pauvre Auvergnat, Bourgeat. Évidemment, l’athée qu’est Desplein ne
rencontre qu’un homme – mais quel homme plein de bonté ! Pas la «Providence», à
laquelle ce matérialiste pur et dur ne croit pas du tout.
Donc, Desplein ne croit pas en Dieu,
ni en la Providence par conséquent; mais il croit en la fidélité, à la bonté, bref,
à l’amour-agapè dont parle saint Paul dans la première épitre aux Corinthiens
(13), que manifeste extraordinairement Bourgeat à son égard. Dès lors, Desplein
est comme divisé; dédoublé pour ainsi dire. « Ne connaissez-vous pas en moi, dit-il à Bianchon,
un Desplein entièrement différent du Desplein de qui chacun médit ? » Desplein
est un matérialiste qui ne croit pas en l’homme, car il n’est qu’égoïsme. Sa
jeunesse misérable l’a profondément marqué. D’autre part, sa rencontre avec
Bourgeat le bouleversa et le
marqua à jamais. «Avec la bonne foi du douteur », Desplein dit à la messe :
« Mon Dieu, s’il est une sphère où tu mettes après leur mort ceux qui ont été
parfaits, pense au bon Bourgeat; et s’il y a quelque chose à souffrir pour lui,
donne-moi ses souffrances, afin de le faire entrer plus vite dans ce que l’on
appelle le paradis. »… Je vous le jure, je donnerais ma fortune pour que la
croyance de Bourgeat pût entrer dans la cervelle. »
Il faut bien être matérialiste pour
croire que la foi, comme amour-agapè - l’amour-don - puisse nous «entrer dans la
cervelle»! Dieu n’est pas dans le cerveau. Il se trouve dans le «cœur», comme
se plaît à dire Blaise Pascal. C’est la lubie d’un médecin matérialiste pour qui, tout
doit s’expliquer uniquement par le comportement de la matière.
Quoi qu’il en soit, Bianchon cru
malgré tout que son collègue n’est pas mort athée. En tout cas, les croyants, eux, pensent
que, tout comme Bourgeat est venu lui ouvrir les portes de la médecine, il lui
ouvrit également «la porte du Ciel». Au fond, on en sait rien; Dieu seul juge.
Il y a chez Desplein une sorte de
cécité volontaire. Comme s’il fut incapable de voir ce vers quoi pointe le
doigt; il ne voyait que le doigt. Le Frère André pour sa part n’a cessé de rappeler qu’il n’était
pas l’auteur des guérisons qu’il prodiguait. Il n’était, disait-il, que «le
petit chien de saint Joseph. »[1] « Le
bon Dieu se sert souvent d’un vil instrument. »[2]
Bourgeat
ne fut lui aussi que le vil instrument de Dieu pour soulager la misère de Desplein. L’illustre
chirurgien était toutefois incapable d’admettre la réalité d'une Providence. Ce n’est
pas Dieu qu’il célèbre dans les messes auxquelles il assiste. Il célèbre la
mémoire du bon Bourgeat ! Tout comme saint Frère André l’aurait été, Bourgeat fut
sans doute offusqué de cette marque d’affection pour sa propre personne. Pour
un croyant, ce n’est pas en effet Bourgeat qui méritait ces actions de grâce, mais Dieu
lui-même, dont le Frère André n'a cessé de louer la bonté : « Comme le bon
Dieu est bon ! »[3]
Évidemment, ce langage est parfaitement dénué de sens pour un mécréant.
Le
croyant ne doit surtout pas aller vite en affaire en condamnant Desplein, de
même que tous les incroyants, car nous sommes tous incroyants à des degrés
divers. Nous manquons tous d’amour-agapè, vertu théologale par
excellence. Prions Dieu pour qu’il augmente en nous l’amour-agapè. Car, « même
si je puis transmettre des messages reçus de Dieu, posséder toute la
connaissance et comprendre tous les mystères…, si je n’ai pas agapè, je suis
rien», comme l’écrit si éloquemment l’apôtre Paul.
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