Dans l’univers écologique, les chaînes de saprophytes ou de détritivores comportent des organismes qui se nourrissent de matières organiques en décomposition. La vie philosophique n’est pas exempte de ce type de parasitisme. En effet, des penseurs qui n’ont rien à dire se délectent de la pensée d’auteurs originaux. Ce sont des éboueurs qui débarrassent le monde de ce qu’ils considèrent être des ordures.
Malgré le déni du contraire, le philosophe saprophyte a bel et bien une philosophie implicite, celle consistant à débusquer les «erreurs» de ses confrères. Il excelle à ce jeu qui consiste à «Trouver l’erreur». C’est un positivisme au sens où à tout problème philosophique correspond une «solution»; qu’il existe par ailleurs des erreurs catégoriques en philosophie que le progrès de la science exhibera et solutionnera au fur et à mesure de son développement.
Bon nombre de philosophes analytiques se sont volontiers transformés en penseur saprophyte. Bertrand Russell en est l’exemple éloquent. Lord Russell rédigea quantité d’ouvrages, dont sa monumentale Histoire de la philosophie occidentale, dans lesquels il présente les grands philosophes en s’efforçant de les situer dans leur contexte historique spécifique. Or, Russell ne prise guère les philosophes médiévaux, dont Thomas d’Aquin. Voici ce qu’il écrit à propos du plus grand des théologiens catholiques :
On ne trouve chez Thomas d’Aquin peu de véritable esprit philosophique. Il n’agit pas, comme le Socrate de Platon, en suivant l’argument jusqu’à son terme quel qu’il soit. Il ne s’engage pas dans une recherche, dont le résultat est imprévisible. Avant de commencer à philosopher il sait déjà d’avance la vérité : elle est déclarée dans la foi catholique. S’il peut trouver des arguments, en apparence rationnels pour certaines parties de la foi, tant mieux; s’il ne le peut pas, il retombe sur la révélation. Trouver des arguments pour une conclusion fixée d’avance n’est pas de la philosophie mais une plaidoirie spéciale. Je ne puis donc admettre qu’il mérite d’être placé au même niveau que les meilleurs philosophes, tant en Grèce que dans les temps modernes.[1]
Le problème avec Thomas d’Aquin, selon Russell, ce n’est pas tant que les arguments du «Docteur angélique» justifiant sa foi catholique soient erronés, mais qu’il n’y ait pas de véritable argumentation. Russell erre puisque, comme chacun sait, Thomas d’Aquin fait appel le plus souvent à l’aristotélisme pour justifier la foi chrétienne. Or, puisque Russell ne prise guère la philosophie d’Aristote[2], il ne faut pas s’attendre à ce qu’il soit particulièrement tendre envers l’aristotélicien que fut Thomas d’Aquin, en plus d’être un théisme chrétien, ce que Russell a par ailleurs combattu. Entre ne pas être d’accord avec les arguments d’un penseur, et le fait qu’il n’aurait pas d’arguments, il y a une marge importante que franchit allégrement Lord Russell.
Quoi qu’il en soit, Russell donnera le ton à toute une génération du mouvement de la philosophie analytique où la tâche désormais de la philosophie ne consistera plus qu’à débattre des thèses et des arguments les supportant, les questions «substantielles», métaphysiques ou ontologiques étant désormais dépassées. C’est ce qui a donné naissance entre autres au mouvement de la pensée critique (critical thinking).[3]
Plusieurs s’élèveront contre cette conception ratatinée de la philosophie, dont Robert Nozick (1938-2002). Nozick en eut mare un jour de la pratique de la philosophie analytique qui ne consistait «qu’à ‘forcer’ le lecteur à admettre une conclusion au moyen d’un argument massue (knock-down argument).»[4] Nozick conçu autrement le travail philosophique qui, en bout de piste, ne consistait jusqu’à présent qu’à «contraindre les gens à la croyance». Il confia à son interlocutrice, Giovanna Borradori, qu’après son œuvre majeure, Anarchie, État et utopie, parue en 1974, il proposa une «philosophie libertarienne» se voulant anti-coercitive autant sur le plan politique que philosophique :
…je n’ai jamais souhaité contraindre les gens à la croyance, je désire les aider à mieux comprendre. Par conséquent, je fus dès lors d’avis qu’il valait mieux structurer l’entreprise philosophique autour de l’activité de compréhension plutôt que celle de l’argumentation, laquelle ne correspondait pas à ma motivation première pour la philosophie. Je suis d’avis qu’en formulant bon nombre de débats philosophiques sous l’habit de cette logique coercitive, il en résulte une distorsion.
(…)
Je pense que la pratique académique m’a incité à concevoir une pensée théorique plus libertarienne : lorsque des conférenciers étaient invités dans le cadre de conférence universitaire, le conférencier présentait une argumentation consistant essentiellement à convaincre l’auditoire. L’auditoire s’objectait ensuite en soulevant des objections. Pourquoi cette guerre? N’aurait-il pas une manière plus coopérative de procéder?[5]
À propos de la recherche de la compréhension, je cite dans ce qui suit la fin du chapitre 9 de mon ouvrage Plaidoyer pour une morale du bien (Liber, 2011).
[Selon Linda Zagzebski, éthicienne des vertus][6], on aurait tort de faire constituer la vérité uniquement dans une simple procédure intellectuelle. Ce qui pousse à la vérité, c’est une certaine émotion — une passion, comme on disait autrefois. Cette émotion-passion est ce que nous éprouvons lorsque nous reconnaissons quelqu’un d’admirable. Aristote, par exemple, est rien de moins qu’admirable. On pourrait dire la même chose de tous les grands philosophes ; mais on conviendra qu’à cet égard Aristote constitue un modèle en ce qu’il se consacra comme personne ne le fera par la suite à l’unique quête du savoir. Comme l’écrit Jonathan Barnes, «Aristote fut poussé tout au long de sa vie par un seul et unique désire directeur: celui de connaître»[7]. Ce qui signifie que dans une épistémologie de l’excellence il puisse exister une pluralité de modèles d’excellences épistémiques. À cet égard, on pourrait dire qu’il existe autant de modèles d’excellences épistémiques que de philosophes.
Quoi qu’il en soit, tout le Moyen Âge Aristote désignera comme Philosophus, «Le Philosophe». Il y a chez ce Grec un trait de caractère éminent — un peu comme nous louons aujourd’hui les personnes hautement brillantes et savantes en les appelant «Einstein». Ce puissant trait de caractère poussa courageusement Aristote à une quête passionnée de la vérité. Il fit preuve d’une ténacité exemplaire, ainsi que d’une rigueur intellectuelle tout aussi remarquable. Il passa, en effet, près de vingt à l’Académie de Platon. Petit à petit, il élabora une philosophie contraire à celle de son maître qu’il tenait sûrement en haute estime. Nul doute que l’amitié qu’il vouait à son maître l’autorisa à le critiquer.
Pour Aristote, la quête de la vérité fut celle du bien ou de l’excellence, constituant l’épanouissement intégral de l’être humain. Aussi, la quête de la vérité, n’est pas qu’une simple quête de la connaissance pour la connaissance; c’est surtout — du moins d’après Linda Zagzebski — la quête de la «compréhension» (understanding).[8] Depuis Descartes, la connaissance est le point de départ et d’arrivée de la démarche philosophique. La certitude est le maître mot de la philosophie moderne. L’ennemi à abattre, à cet égard, est l’hideux serpent du scepticisme.
À la fin de l’époque moderne, Nietzsche pourra dire: «Ce n’est pas le doute qui rend fou, mais la certitude.» Le philosophe au marteau se fera le critique acerbe du rôle proéminent dévolu à la raison dans la philosophie moderne. Nietzsche réhabilitera le rôle inoffensif et indispensable des émotions et de la passion en général en philosophie pavant la voie à la redécouverte des philosophes grecs. Nietzsche réhabilitera en particulier la vieille notion poussiéreuse de vertu, de sorte qu’il est aujourd’hui considéré comme le précurseur de l’éthique des vertus.
Chez les Grecs, l’amour de la vérité était tenu pour une vertu, une excellence humaine. Bien que Nietzsche l’ait décriée, l’amour de la vérité constitue un puissant incitatif parce que nous désirons comprendre les choses et que c’est là la condition sine qua non de l’épanouissement humain. Dans le langage aristotélicien, l’amour de la vérité n’est pas la fin — le telos — mais le moyen en vue de notre épanouissement consistant dans la compréhension du sens des choses — de la finalité de toutes choses — qui est le terme ultime de l’agir humain.
L’activité consiste à comprendre revêt donc une signification plus ample que connaître. Elle est liée à notre fin, le «bonheur» (=épanouissement). Comprendre et connaître diffèrent entre eux comme la compréhension d’une œuvre musicale diffère du simple fait de la connaître. Celui qui comprend une symphonie de Beethoven, en comprend le sens, c’est-à-dire le but ou la direction – bref, le telos.
Pour Aristote, il existe différents types de cause, dont la cause finale. L’épistémologie moderne a rejeté ce genre de causes du domaine de la connaissance, de la science en particulier. Ce qui fait que la certitude, à la différence de la compréhension, a dominé la quête de la connaissance chez les modernes et encore nos contemporains.
Pour redécouvrir Aristote, il faudrait traduire la fameuse phrase qui ouvre la Métaphysique par «L’homme désire, par nature, comprendre.» Comprendre est indissociable d’une vie bonne, réussie. Ainsi, d’après les considérations qui précèdent, l’éthique de l’excellence et l’épistémologie ne font qu’un.
[1] Bertrand Russell, Histoire de la philosophie occidentale, Paris, Les Belles Lettres, 2011, p. 536.
[2] Dans The Scientific Outlook, on lit : «Comme tous les grands innovateurs des temps modernes, [Darwin] dû lutter contre l’autorité d’Aristote. Aristote... représenta l’un des plus grands malheurs pour l’humanité. La logique qui s’enseigne encore aujourd’hui dans les universités est pleine d’absurdités, et Aristote en est le responsable.» Routledge, Londres, 1931, p. 27. Ma traduction.
[3] Voir Normand Baillargeon, «Bertrand Russell, le sceptique passionné» in Raison oblige. Essai de philosophie sociale et politique, PUL, 2009, 23-38.
[4] Giovanna Borradori, The American Philosopher, Conversation with Quine, Davidson, Putnam, Nozick. Danto, Rorty, Cavell, MacIntyre, and Kuhn, Chicago, The University of Chicago Press, 1994, p. 74.
[5] Ibid., p. 75.
[6] Voir entre autres de Linda Zagzebski, Virtues of the Mind. An Inquiry into the Nature of Virtue and the Ethical Foundations of Knowledge, Cambridge University Press, 1996; On Epistemology, Belmont, Wadsworth Philosophical Topics, 2008. Voir aussi M. DePaul et L. Zagzebski, éditeurs, Intellectual Virtue. Perspectives from Ethics and Epistemology, Oxford, Oxford University Press, 2003. Enfin, signalons John Greco, Acheving Knowledge. A virtue-Theoretic Account of Epistemic Normativity, Cambridge University Press, 2010.
[7] Jonathan Barnes, Aristotle, Oxford, Oxford University Press, Past Masters, 1982, p. 1. Ma traduction.
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