samedi 31 mars 2012

LA GRENOUILLE QUI VOULAIT SE FAIRE BOEUF. Réponse à mes critiques


Le moins qu’on puisse dire c’est que mon Devoir de philo à propos de la manière dont verrait Derek Parfit l’actuelle contestation étudiante, n’a laissé personne indifférent. 46 commentaires, la plus part désobligeants; 4 maigres votes en faveur… Dans un contexte chauffé à blanc par la contestation étudiante, je ne me berçais pas d’illusions quant à la réception qu’on allait faire de mon exercice scolaire. Aussi, j’avais salué le courage d’Antoine Robitaille de me permettre de publier mon texte, sachant que je n’allais pas être le seul à être lapidé sur la place publique.

Il n’est pas aisé de départager la part «idéologique», de la part de vérité des commentaires m’imputant  de «grossières erreurs». N’oublions pas également que nous sommes en terre du Québec, que nous sommes «tricotés-serrés», et que la dissidence est toujours mal vue et condamnée. Imaginez un prof de philo du Vieux Montréal, l’un des foyers légendaires de la «go-goche», qui refuse de se soumettre aux directives de son syndicat appuyant le boycott étudiant! C’est le monde à l’envers, quoi! Imaginez, en outre, que ce même prof ait l’outrecuidance de contester le mot d’ordre d’éminents universitaires, dont Georges Leroux et Guy Rocher, dans une Lettre ouverte aux professeurs d’université (paru dans Le Devoir en ligne) les invitant à contester la «juste part» du ministre Bachand. Le tableau est complet : notre prof de philo est tout simplement tombé sur la tête! Non, mais, qui va lui faire entendre raison à ce bougre d’idiot?!

Une réponse est venue de la terre bénie des dieux, la cité universitaire d'Oxford, là où Derek Parfit enseigne. Elle est venue de François Hudon, Fellow au Centre for the Study of Social Justice de la University of Oxford. Excellente critique. Posée et sereine. Comme il convient dans la pratique philosophique anglo-saxonne.

François Hudon reproche deux choses à mon Devoir de philo. 1) Il commet une erreur d’interprétation textuelle de Parfit «Égalité ou priorité?»; 2) L’objection du nivellement par le bas ne s’applique pas au cas de la hausse des droits de scolarité.

Voilà qui a le mérite d’être clair. Je vais surtout montrer ici que mon interprétation demeure valable, à savoir que la prioritarisme est aussi affecté par le nivellement par le bas. De plus, je montrerai que le prioritarisme est aussi confronté à l’objection du nivellement par le haut. Inutile de chercher cette thèse chez Parfit et de me reprocher que j'en dis plus que le maître n'enseigne. 

Parfit écrit : «La position prioritariste coïncide souvent avec la croyance dans l’égalité». L’une des grandes originalités de l’essai de Parfit consiste à distinguer l’égalitarisme du prioritarisme. La distinction paraît claire; à d’autres moments, Parfit a des doutes. Considérons l’exemple du monde divisé qu’examine Parfit en conclusion de son texte:

(1) La moitié à 100, l’autre 200;

(2) La moitié à 140, l’autre 140.

Un égalitariste déontologique ne peut rien dire quant à ce qui est préférable entre les situations (1) et (2). Un égalitariste téléologique dirait que (2) serait préférable à (1), puisqu’il valorise l’égalité par-dessus tout. Que dirait un prioritariste? (2) serait préférable à (1). Pourquoi? Parce qu’en terme absolu, les plus défavorisés ont davantage, et non pas en raison de l’égalité numérique. «Il est exact que, écrit Parfit, en passant de (1) à (2), les personnes mieux lotis ont davantage à perdre que les personnes défavorisées n’ont à gagner.» Or, (2) représente bel et bien un nivellement par le bas par rapport à (1). Donc, le prioritarisme, contrairement à ce qu’affirme Parfit par ailleurs, est aussi confronté à l’objection du nivellement. En effet, Parfit écrivait plut tôt : «Les égalitaristes sont confrontés à cette objection [nivellement par le bas] parce qu’ils estiment que l’inégalité est en elle-même une mauvaise chose. Si nous acceptons la position prioritariste, nous évitons cette objection.» (p. 314) Mon exemple des consoles électriques voulaient seulement illustrer de manière signifiante l’exemple précédent de Parfit.


Gardien de la lettre du texte de Parfit, François Hudon me réprimande en me le citant: « Supposons que ceux qui sont mieux lotis subissent un quelconque coup du sort, si bien qu’ils se retrouvent aussi mal lotis que tout le monde. Étant donné que cet événement supprimerait l’inégalité, il faut qu’il soit en un sens le bienvenu, du point de vue télique, quand bien même il aggrave la situation de quelques-uns, sans améliorer celle de quiconque. Aux yeux d’un grand nombre d’auteurs, cette conséquence semble une absurdité totale. C’est ce que je nomme l’objection du nivellement par le bas. » (p. 307) En somme, aux yeux de Hudon – et, partant, de Parfit -, pour qu’il y ait nivellement par le bas, il faut que la situation des plus démunis ne s’en trouve ni diminuée ni améliorée. C’est ce que j’appellerais une conception stricte du nivellement par le bas. Prenons le cas de l'ancienneté syndicale. Tous les professeurs embauchés sont qualifiés, c'est-à-dire «compétents». Les excellents profs sont rabaissés et les mauvais profs ou profs médiocres sont remontés à la médiane de la compétence. Il y a ici nivellement par le bas. Si les étudiants contestaient la loi syndicale de l'ancienneté, je serais le premier à porter le carré rouge.

Examinons à présent le cas théorique qui suit de nivellement par le bas.

    A B

X 30 20

Y 60 40


Deux sociétés X et Y, composées de deux classes A et B. Dans la société X, chacun de la classe A possède 30 unités; ceux de B en possèdent 20. La société X est inégalitaire de 10 unités. Chez Y, les classes A et B possèdent le double de leur classe correspondante en X. L’inégalité est toutefois de 20.

Un égalitariste préfèrera la société X parce qu’elle est moins inégalitaire. S’il vivait en Y, il souhaiterait bien que sa société se transforme en une société X. Pour cela, il doit vouloir niveler vers le bas en réduisant de moitié les possessions des classes A et B.

Un prioritariste criera évidemment à l’injustice. Même si l’inégalité en Y est du double, les moins bien nantis en B sont encore mieux que les plus nantis en A! Ce sont eux, les moins bien nantis, qu’il faut favoriser - quitte à ce que les inégalités s’accroissent. Le prioritariste voudra donc que la société X se transforme en une société Y. Pour ce faire, il lui faudra niveler non plus vers le bas, mais niveler vers le haut.

Si erreur il y a dans mon Devoir de philo, c’est de ne pas avoir compris que le prioritariste nivelle aussi vers le haut. Il exigera un effort supplémentaire considérable autant des bien nantis que des moins bien nantis. Toutefois, les inégalités s’accroîtront. Un prioritariste exigera des investissements massifs de l’État providentiel. Il forcera les contribuables à payer pour les autres. L’État-providence est la clé de voûte du prioritarisme en surimposant toujours davantage les plus nantis afin d’en arriver à leur société Y inégalitaire.

S’il y a une leçon que Parfit nous enseigne, c’est que le prioritarisme, qui passait trop souvent avant Parfit pour un égalitariste, n’est en fait qu’un inégalitarisme qui s’ignore dont l’unique objectif est de niveler vers le haut afin que l'État paie des biens et services qui nous coûtent les yeux de la tête. C’est la grenouille qui voulait se faire aussi grosse qu’un bœuf, aurait dit Lafontaine. Nous laisserons le mot de la fin au célèbre fabuliste: «Le monde est plein de gens qui ne sont pas plus sages.»

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