samedi 27 février 2010

Joannie Rochette et l’éthique de l’excellence

«Le libéralisme s'efforce d'engendrer de bons citoyens, pas d'excellents êtres humains.»
Susan D. Collins, Aristotle and the Rediscovery of Citizenship

L’athlète Sud-Coréenne, Yu-Na Kim, a certes monté sur la plus haute marche du podium aux Jeux olympiques d’hiver de Vancouver, mais tous s’accordent pour dire que l’athlète de l’Ile-Dupas a conquit l’or inaltérable de l'excellence en acceptant courageusement la compétition sur le terrain de l’adversité la plus terrible. Elle a préféré affronter la compétition et rester à Vancouver, plutôt que de pleurer avec sa famille en assistant aux obsèques de sa mère. La foule fut littéralement subjuguée par le courage inouï dont fit preuve la Québécoise de 24 ans. La détermination d’airain de l’athlète restera à jamais gravée dans nos mémoires.

«L’excellence, ainsi que la technique, écrivait le vieil Aristote, a trait à ce qui est difficile et bon. Car le bien, continue-t-il, est de plus haute qualité quand il est contrarié.» (Éthique à Nicomaque, Livre 2, chapitre 2) On aurait tort de croire que l’éthique de l’excellence que prône Aristote est désuète et réactionnaire. Au contraire, l’excellence de Joannie Rochette prouve hors de tout doute que le bien ne réside que dans l’exercice de vertus.

Certes, ce mot de «vertu» a beaucoup vieilli. La vertu n'est plus pour nous, aujourd’hui, qu'un mot à connotation religieuse et qui, pour cette raison, a disparu de notre vocabulaire. Or, chez les Grecs, à commencer par Socrate, la vertu est centrale. Ce mot nous vient du latin virtus. (Les Grecs disaient arétè.) Sa racine est vir; d’où, en français, les mots viril, virilité. Il y a chez Johannie Rochette une virilité exemplaire. À l’origine, vertus signifie «force, puissance». Nous parlons encore, par exemple, de «la vertu hallucinogène du cannabis», ou encore, nous disons : «en vertu de l’article X du Code criminel» (c’est-à-dire : par la force de l’article…). Dans le domaine moral, virtus désigne la «force d’âme ou de caractère» d’une personne : c’est sa qualité morale, son excellence. Bref, la vertu d’un être humain, c’est sa force morale.

Maurice Richard fut sans contredit l’athlète le plus «vertueux», au sens grec du terme. Au moment où le Rocket annonça  qu’il prenait sa retraite du hockey (le 15 septembre 1960), le chroniqueur sportif du Petit Journal, Louis Chantigny, traça un remarquable portrait du célèbre numéro 9. Le rédacteur s’interrogeait sur ce qui faisait le «génie» du Rocket en comparaison de Gordie Howe, son rival de toujours. Voici l’explication que le journaliste proposait :

«Une fois de plus, c’est l’orgueil, l’Orgueil avec un O majuscule qui nous donne la clé de l’énigme [lequel de Maurice Richard et de son rival Gordie Howe est supérieur à l’autre?]. L’orgueil insondable de l’athlète fier de ses exploits, l’orgueil superbe du champion qui a pleinement conscience de sa valeur et de l’idéal qu’il représente. …
Pour cet homme qu’habite et que tourmente le démon de l’orgueil, du juste orgueil, le sport est certes un métier, mais davantage encore une religion, une soupape de sûreté et, pour tout dire, une raison de vivre.
Alors que nombre d’athlètes professionnels encaissent le revers de la fortune sportive de façon plus ou moins résignée, plus ou moins philosophique, la défaite demeure toujours un drame, un affront personnel, une cause de désespoir et une source d’humiliation pour un homme de la trempe de Maurice Richard.»

L’orgueil étant un vice, ce dont nous parle en réalité le journaliste c’est le courage débordant du Rocket. Joannie Rochette est de la trempe de notre héros national.

L’excellence du célèbre hockeyeur et de la jeune patineuse illustre de manière exemplaire l'excellence morale, c’est-à-dire les plus hautes valeurs morales. Contrairement à ce que l’on pense, la morale n’est pas un ensemble de prescription qu’il faut suivre sous peine de sanction. Un autre athlète, cette fois-ci tiré du soccer, Zinedine Zidane, en fournira la démonstration.

Tous se souviendront du fameux coup de tête qu’asséna Zidane au thorax de l’Italien Marco Materazzi lors de la finale de la Coupe du monde en 2006 opposant l’Italie à la France. Zidane fut expulsé du match sur un carton rouge. Tous les commentateurs condamnèrent sans réserve le célèbre numéro 10 des Bleus. Zidane s’excusa ensuite pour son geste - mais ne le regretta pas! Jacques Chirac, alors président de la République, avait absout Zidane en déclarant que l’athlète était un «homme de cœur». Zidane est en effet doué d’une excellence morale hors du commun. Nous, nous faisons une distinction entre la violence physique et la violence verbale. Pas Zidane. Il a dit que les invectives que Materrazzi a proférées à son endroit à trois reprises étaient comme des coups de poings qu’il a reçus en pleine figure. Supposons que le joueur italien ait asséné un direct de Zidane, nous aurions alors tous admis que le coup de tête au thorax porté à Materazzi était mérité. Toutefois, selon la plupart des analystes, recevoir des insultes ne mériterait pas un coup de tête. Zidane devrait même être sévèrement puni pour ce geste dégradant, odieux.

Mais Zidane est pour ainsi dire au-delà du bien et du mal. Il nous rappelle que la violence physique autant que verbale constituent des offenses graves, aussi graves l’une que l’autre, qu’il ne faut surtout pas taire. Zidane a senti qu’il était de son devoir de laver l'offense dont il avait été l'objet, violence inapparente certes, mais aussi blessante qu'une agression physique qui déshumanise. Zidane souhaitait par son geste bannir non seulement la violence physique, mais surtout la pléthore de violence verbale qui entache le sport le plus pratiqué sur la planète.

Pour paraphraser Nietzsche, l’homme d’excellence est toujours incompris de la masse. Ce que nous devrions comprendre, en particulier les jeunes – ceux que Zidane tient comme à la prunelle de ses yeux - ce n’est pas tant qu’il faille à tout prix respecter le code moral (en l’occurrence, celui du soccer), mais de rechercher l’excellence. Celui ou celle qui vise l’excellence vise le bien. Voilà la grande leçon de morale de Zinedine Zidane et de Joannie Rochette.

*
Il y a chez bon nombre de Québécois aujourd’hui, un désir jamais inassouvi de tout régler par des lois, par des chartes, des règlements, etc. Le débat actuel sur la laïcité de l’État en témoigne. Les tenants d’une laïcité stricte appellent de leurs vœux une charte sur la laïcité. D’autres, au contraire, en appel à plus de tolérance et d’ouverture; ce sont les «pluralistes» qui ont publié récemment un Manifeste pour un Québec pluraliste. Mais qu’on soit «pluraliste» ou en faveur d’une laïcité stricte, on reste dans les deux cas prisonnier d’une éthique «légaliste» des droits où tout ce qui est «morale» doit désormais passer par l’empire des lois, des règlements et des politiques.

Le philosophe Martin Blais s’était jadis élevé contre ce qu’il appelait l’empire du «juridisme» en matière de moralité. «S’adonner à la culture de ces qualités que sont la justice, le courage et la modération, c’est administrer au poison du juridisme son seul antidote efficace.», écrivait le philosophe (Le chien de Socrate, 2000, p. 179). Sage parole.

Dans une récente et rare intervention, Lucien Bouchard disait s'opposer à l'interdiction de la burqa dans les lieux publics et à l'introduction d'une «police du voile». Selon lui, la question de la laïcité de l'État est exagérée; la laïcité n'étant pas menacée. Et Bouchard de renvoyer à un autre homme admirable par l’excellence, René Lévesque. «Je pense à René Lévesque. René Lévesque, c'était l'homme de la générosité. Il ne se posait pas de questions comme ça. Il n'avait pas peur de voir arriver les immigrants», a rappelé l'ancien Premier ministre.

Le monde dit «moderne» et son libéralisme politique a rejeté en bloc l’éthique de l’excellence d’Aristote. Il serait peut-être temps de la réhabiliter. À mon avis, le cours d’Éthique et de culture religieuse, contesté par ailleurs par une vaste majorité de Québécois, devrait céder le pas à un enseignement de la vertu. On me répondra que la vertu – l’excellence - ne s'enseigne pas ou difficilement. N’allez pas raconter cela à Joannie Rochette, elle qui fut formée à la dure école de Thérèse, sa mère. Alors qu’on naît, dit-on, avec des droits, on ne naît pas excellent, on le devient. Mme Rochette en est la preuve éclatante.

3 commentaires:

  1. Supposons ceci: Johannie Rochette choisit par respect pour sa mère de donner priorité au deuil sur la satisfaction des attentes du public et toutes les autres considérations en jeu dans sa situation. Vous direz qu'il était légitime qu'elle satisfasse au devoir du deuil après la compétition. Légitime oui, mais où réside le plus haut degré de vertu? Il en fallait du courage pour décevoir le parterre. Évidemment sa motivation eût été ambigüe considérée du dehors; on aurait dit: elle croule sous l'émotion. Les uns l'aurait respectée, les autres méprisée. Auriez-vous vu, cher philosophe, une plus grande vertu à dédaigner à la face du monde les honneurs du stade face au devoir filial? Pourra-t-il arriver qu'à 60 ans, après avoir été mère, Johannie R. se dise: une médaille olympique, les attentes du public, tout cela c'est de la paille à côté des devoirs à rendre à une mère au moment de sa mort?

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  2. Quel était donc le devoir de JR? C'est la question qui sous-tend votre commentaire. Or, une éthique de la vertu dans la veine d'Aristote, ne se pose pas ce genre de questions, à savoir s'il existe des devoirs absolus (des actions) à accomplir. L'approche des vertus demande plutôt: quelle est la meilleure façon d'être pour un être humain? Quelle excellence (vertu)faut-il exercer dans telle situation? Fallait-il que JR sacrifie son désir de compétionner - ce pourquoi elle s'est entraînée avec une discipline de fer sous la férule de sa mère - parce que le devoir moral l'enjoint d'honorer la mort de sa mère? Celle-ci lui aurait vivement conseillée de ne pas reculer, de ne pas se laisser distraire par sa propre mort, qu'elle doit d'affronter cette adversité, même si cela paraît «moralement» blâmable. Ce qui comptait pour JR, autant sinon plus pour sa mère, c'était de compétitionner, d'aller jusqu'au bout. Pour ce faire, il lui fallait un COURAGE à toute épreuve. L'excellence, dans cette situation, ce fut celle de vouloir gagner à tout prix, quel que soit le prix à payer. C'est ce qu'a fait JR et, en cela, elle fut admirable.

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  3. Je suis allé un peu dans l'Éthique de Nicomaque, mais il serait trop long de tout analyser dans l'optique de la situation que vous examinez ici. Essayons tout de même, pour le plaisir, de poursuivre l'exercice de philosopher sur l'actualité. Si je comprends bien, pour Aristote, le guide moral serait la recherche du bonheur qui en définitive se trouve dans l'activité de l'âme faite selon la vertu laquelle consiste essentiellement à éviter l'excès et le défaut. Donc le bien moral consiste à agir selon la vertu et cela procure le bonheur. Sa perspective est générale: une vie selon la vertu conduit au bonheur et en cela elle est une bonne vie morale. Pas de conflits de devoir, vous avez raison. Cependant, il pose une hiérarchie des "activités de l'âme", les activités de connaissance étant supérieures aux activités de l'ordre de l'action, qu'il appelle activités morales par opposition aux précédentes dites contemplatives. Cela éclaire-t-il le cas de J.R.? Peut-être. Ne peut-on pas se demander laquelle des deux actions représentait une activité de l'âme plus haute que l'autre: gagner une compétition pour son propre honneur et l'honneur de son pays ou bien rendre hommage à une mère à un moment aussi absolu que la mort? Quand Aristote valorise la "contemplation", il valorise l'activité gratuite, l'activité faite pour elle-même. Plus j'y pense, plus il me semble que l'hommage à la défunte appartient à cet ordre. Aurait-il trouvé si pertinentes en matière éthique les raisons que vous invoquez: "ce qu'aurait voulu sa mère" et "gagner à tout prix"?

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