vendredi 28 août 2009

La défaite du pluralisme et la garantie de succès de l’exclusivisme chrétien (dernier de trois billets)

Soyez toujours prêts à justifier votre espérance devant ceux qui
vous en demandent raison. Mais que ce soit avec douceur et crainte.
1 Pierre, 3 -15





J’ai mentionné dans le précédent billet que le pluralisme de Berlin constitue la version la plus articulée (et surtout la plus critiquée) qu’on puisse trouver. Évidemment, on peut ne pas souscrire au pluralisme berlinien tout en étant adepte du pluralisme. Il doit en effet exister plusieurs versions du pluralisme, sans quoi un pluralisme unique s’auto-réfuterait. On peut également rejeter le pluralisme de Berlin au nom d’une forme de monisme. L’exclusivisme chrétien de Plantinga constitue une forme de monisme, et c’est ce monisme que je vais défendre dans ce billet. Il apparaît que les libéraux qui défendent le programme d’Éthique et de culture religieuse (ECR) font appel à la notion de pluralisme chez Berlin. J’ai établi dans le précédent billet que le pluralisme berlinien constitue un «défaiseur» (defeater) du libéralisme. C’est-à-dire que l’admission de la notion de pluralisme berlinien constitue une contre-évidence pour le libéralisme. Je vais montrer dans le présent billet que le pluralisme ne peut être vrai puisqu’il présente un grave paradoxe, de sorte que le pluralisme ne peut être vrai. L’exclusivisme chrétien offre pour sa part une garantie de fiabilité. Il faut donc préférer l’exclusivisme chrétien au pluralisme. Or, puisque ECR fait appel au libéralisme pour l’apprentissage du pluralisme, et puisque le pluralisme et le libéralisme présentent de très sérieuses lacunes au plan logique et conceptuel, ce programme est mal conçu sur le plan philosophique. Il faut donc l’abandonner et revenir au programme d’enseignement religieux de jadis.


Contingence du pluralisme
Pour réfuter le pluralisme de Berlin, il ne serait pas suffisant de montrer que l’expérience enseigne que les conflits de valeurs se résolvent très souvent. Rappelons que, selon Berlin, les conflits de valeurs, sont par nature insolubles. La thèse de Berlin sur les valeurs est une thèse qui se veut métaphysique en ce sens qu’elle porte sur la nature ou le sens des choses en général. En d’autres termes, le monde est ainsi fait, nous dit Berlin, que les valeurs sont incommensurables et irréconciliables. Citons à ce propos cette phrase capitale tirée de son essai «Deux concepts de liberté» : «Que nous ne pouvons tout avoir est une vérité non pas contingente mais nécessaire».[1] Prenons le temps de nous arrêter afin de prendre toute la mesure de cette déclaration.
La phrase de Berlin est tout sauf claire. Elle pose problème à plus d’un titre. D’abord, Berlin nous parle de la «vérité». Il n’est plus question ici de valeur, mais de vérité, le maître mot de toute la philosophie. De plus, il n’est pas seulement question de vérité, mais de vérité nécessaire. Le pluralisme des valeurs de Berlin se transforme en un pluralisme épistémique.[2]
On peut légitimement se demander si un pluraliste est autorisé à énoncer des vérités et, qui plus est, des vérités nécessaires. Berlin nous dit que la vérité en question (qu’on ne peut tout avoir) est nécessaire, c’est-à-dire non-contingente. La distinction entre vérité contingente et vérité nécessaire est bien connue des philosophes.
Par exemple, que l’être humain ait dix doigts dans les deux mains, est une vérité contingente, c’est-à-dire une vérité qui aurait pu être autre, l’humain aurait pu avoir dans chaque main 6 doigts au lieu de 5. Rien n’obligeait apparemment à ce que les premiers hommes aient cinq doigts plutôt que 6 ou 10. Ainsi un énoncé contingent comme l’être humain a dix doigts est vrai, mais aurait pu être faux. De même, «Barak Obama est l’actuel président des États-Unis» est un énoncé contingent qui aurait pu être faux si John McCain avait été élu à la dernière présidentielle américaine.
Maintenant, 10 – 5 = 5 est une vérité nécessaire, car il est inconcevable que 10 – 5 n’égale pas 5. Il est logiquement impossible que 10 – 5 ≠ 5. En d’autres mots, il n’est pas possible que 10 – 5 ait pu donner autre chose que 5. Qu’on ne puisse tout avoir, selon Berlin, est au même titre une vérité nécessaire. Il est logiquement exclu qu’on puisse tout avoir. L’énoncé de Berlin se veut une vérité nécessaire concernant les valeurs tout comme un énoncé mathématique portant sur les nombres. On conviendra toutefois qu’il est nettement moins évident de penser qu’il est nécessaire qu’on ne puisse pas tout avoir que de penser que 10 – 5 = 5.
Pourquoi est-il nécessaire qu’on ne puisse pas tout avoir? Pourquoi n’aurions-nous pas tout? Les faits et l’expérience humaine le démontrent abondamment : l’être humain est limité et restreint dans ses choix. Les valeurs sont ainsi faites qu’on ne peut en préférer l’une aux détriments des autres, répond de son côté Berlin. Nécessairement, par conséquent, conclut Berlin, on ne peut pas tout avoir. Or, j’ai dit dans le billet précédent que l’argument qu’invoque Berlin en faveur du pluralisme, c’est la condition humaine, en somme l’expérience.
Le raisonnement de Berlin conduisant à sa thèse voulant qu’on ne peut pas tout avoir est une vérité nécessaire, est la suivante:

Prémisse : L’expérience des hommes indique qu’il ne peut pas tout avoir.
Conclusion : Nécessairement, l’homme ne peut tout avoir.

Même un débutant en logique observera aisément que ce raisonnement n’est pas valide car d’une vérité contingente (la prémisse) on ne peut logiquement déduire une vérité nécessaire (la conclusion). En d’autres termes, une induction n’est jamais certaine à 100%. C’est une loi élémentaire de logique.
La conclusion est que le pluralisme de Berlin est une vérité contingence, c’est-à-dire qu’il aurait bien pu en être autrement.


Le paradoxe du pluralisme
Mais il y a plus. Je vais montrer que le pluralisme de Berlin renferme un grave paradoxe. On vient d’établir que le pluralisme berlinien est (au mieux) une vérité contingente. Or, si la vérité est une valeur, alors la vérité doit être elle aussi plurielle, si le pluralisme dit vrai. Il s’ensuit que la vérité doit être irréductible et insoluble, du moins si on admet encore une fois que le pluralisme soit vrai. Le pluralisme est dès lors confronté au paradoxe suivant : s’il est vrai, alors il est faux; et s’il est faux, il est vrai.
En effet, s’il est vrai qu’il existe plusieurs vérités incompatibles et insolubles, alors il est faux que le pluralisme soit vrai puisqu’il n’y a pas de vérité qui soit vraie de manière absolue, pas même le pluralisme. De sorte qu’en soutenant qu’il dit le vrai, le pluralisme est un monisme. S’il est faux que le pluralisme soit vrai, alors il est vrai! Mais s’il est vrai, il est faux! Le pluralisme se bute sur une incohérence inhérente. Il n’énonce qu’un simulacre de vérité.
Dans ces conditions, il reste à examiner si le christianisme offre une vérité qui, à défaut d’être certaine à 100%, offre à tout le moins une garantie de fiabilité.



L’exclusivisme chrétien
Depuis Platon, les philosophes ont eu tendance à préférer le monisme. L’argument est que toutes les choses bonnes doivent être compatibles entre elles, ce qui conduisit, par exemple, Platon, à admettre l’existence de la Forme du Bien subsumant toutes les autres Formes des choses bonnes; les choses justes, par exemple, relevant de la Forme du Bien. Ainsi, selon Platon, le Bien constitue l’idée la plus générale qui soit et aussi la plus réelle. Nul doute que l’élève de Socrate constitue le champion de tous les monismes.
Le christianisme, c’est connu, fut fortement marqué par le platonisme. On songe en particulier à saint Augustin (354-430), évêque d’Hippone. Le Dieu chrétien est un Dieu en qui tout bien se résume et émane. Le monde créé par Dieu est donc bon. Les humains aussi. Le christianisme enseigne le monisme moral : il n’y a qu’un seul bien, et ce bien est Dieu. Le grand problème que rencontre le christianisme, c’est le mal. C’est l’objection très sérieuse qui remonte à Épicure : Si Dieu est parfaitement bon, pourquoi alors le mal existe-t-il? Dieu, qui est Amour, comme l’enseigne encore le christianisme, doit désirer éliminer le mal. De deux choses l’une, ou bien Dieu n’a pas le pouvoir d’éliminer le mal, auquel cas il n’est pas tout-puissant; ou bien, il ne désire pas l’éliminer, auquel cas il est méchant. Comment dédouaner Dieu? Le christianisme enseigne que le mal origine de l’humain – d’«Adam»- qui fut créé libre de faire ou non le bien. Plantinga répond en écho:

Dieu peut créer des créatures libres, mais il ne peut pas être la cause de ce qu’elles ne fassent pas ce qui est bien ou les déterminer à ne faire rien d’autres. Car s’il agissait ainsi, ces créatures ne seraient, après tout, pas si libre que cela; elles ne feraient pas le bien librement.[3]

On ne saurait dire : Dieu nous a donné la liberté pour le servir. En tout cas, il faudrait ajouter, pour le servir avec amour, c’est-à-dire librement.


La liberté-alliance
Mais, Dieu, dans sa préscience divine, ne devait-il pas savoir que l’humain allait «pécher», c’est-à-dire faire le mauvais choix? Oui et non. C’est la contrepartie de la liberté![4] Et c’est encore, comme chez Berlin, la liberté qui est au cœur du débat. Attention, cependant. Chez Berlin, ce n’est pas la liberté de choix de l’humain qui engendre les conflits des valeurs qui affligent notre monde, puisque ceux-ci, comme nous l’avons dit, existent indépendamment de nous, de manière objective (c’est d’ailleurs pourquoi le pluralisme de Berlin est qualifié d’objectif). Dans l’enseignement chrétien, tout se passe comme si la faute – la liberté humaine – est source d’erreur, de conflits, alors que la réalité, elle, telle que créée par Dieu, en est exempte.
Mais le christianisme admet aussi une conception radicalement différente de Dieu, de sa relation avec l’homme, du mal, etc. C’est cette conception qu’il faut privilégier. Commençons par Dieu. Dieu est essentiellement un Dieu-amour, celui que Jésus a révélé. Ce Dieu est d’une certaine manière impuissant, ou mieux, il se fait impuissant par amour de notre liberté. Comme l’écrit Jacques Duquesne : «Si Dieu n’a pas empêché Auschwitz, ni aucun génocide, ni aucun malheur du monde, ce n’est pas qu’il ne le voulait pas, c’est parce qu’il ne le pouvait pas.» Pourquoi donc ne le pouvait-il pas? Toujours en raison de notre fameuse liberté que Dieu a conféré aux hommes![5] En effet, un Dieu-amour doit se limiter, car «si j’aime, je suis dépendant de l’aimé(e).»[6] De cette manière, Dieu ne pouvait pas ne pas se faire homme dans la personne de Jésus de Nazareth. Pourquoi? Parce que l’amour est plus fort que tout.
Selon cette conception d’un Dieu-amour impuissant par nécessité de respecter notre liberté, le monde n’a pas été créé par Dieu en six jours. Comme l’écrit encore très justement Jacques Duquesne :

…la Création est une histoire en train de se faire. Dieu n’a pas fabriqué le monde comme un artisan fabrique un objet; même si cet artisan y met beaucoup de lui-même, comme on dit, même s’il y consacre le meilleur de lui-même, cet objet devient tout à fait indépendant de lui-même. Ils se séparent. Bien souvent, notre artisan ignorera même la destinée de cet objet auquel il a consacré tant de soins. La Création au contraire n’est pas terminée. Elle est en train de se faire. Elle est maintenant l’œuvre de deux associés, Dieu et l’Humanité. C’est pourquoi la Bible parle de leur Alliance.[7]

Au plan métaphysique, il s’ensuit que l’univers créé n’est pas irrémédiablement conflictuel, comme le soutient Berlin. Pour respecter la liberté humaine, Dieu n’a pas créé un monde parfait au départ, «ready-made». La perfection est à venir, comme Dieu lui-même, selon la formule liturgique : «Gloire au Père, au Fils et au saint Esprit, au Dieu qui est, qui était et qui vient.» Le défi de Dieu, c’est d’allier notre liberté à la sienne afin de parachever la Création qui reste inachevée et imparfaite.


La garantie épistémique de l’exclusivisme chrétien
C’est sur la base du précédent modèle moniste chrétien que Plantinga assure que lorsque nos facultés cognitives oeuvrent en alliance avec Dieu (sous l’instigation en particulier de l’Esprit saint), dans un environnement approprié, conçu suivant un plan visant à engendrer des croyances vraies, alors nos croyances sont garanties et sont donc fiables. Dit autrement, nous avons l’assurance que lorsque nous agissons librement en alliance avec l’Esprit saint de Dieu, nous pouvons résoudre des conflits qui, autrement, restent insolubles.
Le christianisme admet donc, comme le pluralisme, l’existence d’un monde empreint et hanté par des conflits apparemment incommensurables et insolubles. Mais à la différence du pluralisme de Berlin, le christianisme enseigne que l’Alliance Dieu-homme permet de résoudre ces conflits. Rien ne garantit en effet à 100% la foi du chrétien. Après tout, il s’agit d’une question de foi! Si la foi était certitude, alors seuls les imbéciles seraient athées. Mais l’incroyant est loin d’être un imbécile. Comme tout être intelligent, il ne demande qu’à croire en Dieu dans la mesure où il serait rationnel d’y croire. Or, d’après ce qui précède, je pense qu’il devrait y croire parce que le christianisme offre une garantie, ce qui n’est pas le cas pour le pluralisme. Le pluralisme athée de Berlin présente un pessimisme indépassable, mais surtout, il est foncièrement paradoxal; par conséquent, il est assurément faux. De son côté, le Christianisme offre un optimisme, une espérance, et il présente une garantie de vérité, contrairement au pluralisme.

Veut-on enseigner aux jeunes le vrai ou le faux? Enseigner le pluralisme, c’est enseigner en somme une pensée paradoxale et, donc, certainement fausse. Au contraire, enseigner le christianisme, c’est enseigner une religion qui offre, à défaut de la certitude, une garantie de vérité. L’exclusivisme chrétien, comme on l’a vu dans le premier de ces trois billets, est parfaitement légitime sur le plan moral et épistémique.

Voilà donc les raisons qui me conduisent à penser qu’il faut impérativement abolir le programme ECR, et remettre en place l’enseignement religieux catholique dans nos écoles.





[1] Isaiah Berlin, Éloge de la liberté, Presses Pocket, 1990, p. 216.
[2] L’adjectif «épistémique» est un néoligisme qui se rapporte à l’épistémologie. L’«épistémologie» (du grec épitémè, science, savoir) est cette displicine de la philosophie qui étudie la possibilté de la connaissance. Puisque la connaissance implique la vérité, l’épistémologie s’occupe également de la notion de vérité.
[3] Alvin Plantinga, The Nature of Necessity, Notre Dame, 1974, p. 166. Ma traduction.
[4] Le récit biblique n’est pas pour autant dédouaner des contradictions qu’il recèle. Par exemple, dans le récit biblique «de la chute d’Adam et Ève», c’est le serpent qui séduit Ève et l’invite à manger du fruit interdit. Dieu créa donc une créature mauvaise, le serpent, qui fut cause de la faute d’Adam. Conclusion : Dieu n’est pas parfaitement bon, puisqu’il a créé des créatures qui se révèlent maléfiques! Pour bon nombre de chrétiens, il n’y a rien de scandaleux dans le fait que Dieu soit «imparfait» comme on le verra dans la suite. Voir par exemple Jacques Duquesne, Le Dieu de Jésus (Grasset, 1997).
[5] Jacques Duquesne, op. cit., p. 97.
[6] Ibid., p. 98.
[7] Ibid., p. 94. Souligné dans le texte.

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