J’aimerais
vous dire ce qui m’a séduit chez Ayn Rand et qui m’a conduit à rédiger cet
essai. Je dois d’abord dire que ce n’est pas son «libertarisme» - puisqu’elle-même
ne se désignait pas du terme «libertarienne» - mais «objectiviste». Sa
philosophie, elle l’a baptisé d’«Objectivisme». Alors, voilà ce qui me plaît
chez Rand : l’Objectivisme.
Évidemment, vous vous demandez ce qu’est l’«objectivisme». Je vous prie d’être
patient, car la définition en question mérite quelques détours préalables.
Bon nombre d’entre vous seront sans doute d’accord avec cet
énoncé : «L'étude de la philosophie
n'a pas pour but de savoir ce que les hommes ont pensé, mais ce que les choses
sont en réalité.» L’auteur de l’énoncé en question s’appelle Thomas d'Aquin.
Il vécut au Moyen Âge de 1225 à 1275. Il fut moine dominicain. Il enseigna la
théologie à Paris. C’était un génie. Il est l’auteur d’une sorte de formidable
encyclopédie de la pensée chrétienne, la Somme
théologique. L’Église catholique le reconnaît comme son «Docteur commun».
Elle le canonisera cent ans après sa mort.
Vous vous demandez avec raison quel rapport y a-t-il entre Saint Thomas
d’Aquin et Ayn Rand qui fut pourtant une athée radicale. C’est que Thomas
d’Aquin était aristotélicien - sans aucun doute l’un
des plus grands commentateurs d’Aristote qui ait existé. Or, Ayn Rand tient
Aristote comme le plus grands de tous les philosophes qui ait existé. Maintenant,
quel lien y a-t-il entre Aristote et l’objectivisme de Rand ?
Rand serait parfaitement d’accord avec la définition précédente de
l’activité philosophique de Thomas d’Aquin : ce n’est pas l’histoire des
idées et de penseurs qui importe, mais ce que les choses sont en réalité. En d’autres mots, ce qui importe en
philosophie, c’est la vérité, et non la
pensée des philosophes aussi remarquable soit-elle. La vérité existe, assure
Thomas d’Aquin, et Ayn Rand d’acquiescer. Il s’agit dès lors de la découvrir,
de l’établir et de la reconnaître. Voilà ce qu’enseignait Aristote. Voilà ce
que de son côté Ayn Rand - par-delà toute la modernité ayant mis une croix sur
la vérité - veut replacer au centre de la philosophie : la vérité. Pour
l’essentiel, voilà ce qu’est l’objectivisme
de Rand : la vérité existe, il
s’agit de la trouver et, pour cela, il faut penser. De plus, penser rend
libre ; car lorsqu’on ne pense pas et qu’on laisse les autres penser à
notre place, on n’est pas libre. Vient un moment où, pour survivre, il faut à
tout prix penser. C’est alors qu’on exige de ceux et celles qui pensent de le
faire pour nous. Ayn Rand n’a pas de mot pour condamner cet état de choses
lamentable. Si, je me corrige. Elle parle de «cannibalisme moral».
John Galt ne cesse de marteler dans son discours-fleuve dans Altas Shrugged, cette vérité objective : Je suis, donc je vais penser.
Notez bien : John Galt (alias Ayn Rand) ne dit pas : je pense, donc je suis, comme René
Descartes le dira au début de la modernité avec son fameux cogito. Ce n’est pas parce que je pense, que je suis, martèle
Ayn Rand, mais parce que j’existe que je
pense. En d’autres termes, voulant combattre Aristote et Thomas d’Aquin,
Descartes est le pionnier de la philosophie subjectiviste
qui ouvre l’époque moderne et qui nous marque encore aujourd’hui.
Vous en doutez ?
Considérons l’enseignement de la philosophie dans les collèges au
Québec. On n’y enseigne pas la vérité, non ! Car, qui aurait la prétention
de la posséder ? Les illuminés et les dogmatiques. Il faudrait bien être
dogmatique en effet pour prétendre posséder la vérité et l’enseigner !
Donc, l’enseignement de la philosophie au Québec ne consiste pas à enseigner la
vérité. Quoi alors ? Si l'on n'enseigne pas la vérité, on enseigne toutefois l’habileté à penser
de manière critique. Voilà le maître-mot de l’éducation philosophique actuelle:
la pensée critique.
Le penseur actuel québécois qui se fait le défenseur toute catégorie confondue de
l’enseignement de la pensée critique, c’est Normand Baillargeon, professeur en
science de l’éducation à l’UQAM. Son Petit
cours d’autodéfense intellectuelle (Lux, 2005) a connu un succès phénoménal
et un rayonnement international. Or, qu’enseigne le professeur
Baillargeon ? La pensée critique. En fait, Baillargeon suit les traces de
son philosophe mentor, le britannique Bertrand Russell (1872-1970).[1]
À la suite de Russell, donc, il ne
s’agit pas en philosophie de rendre vrais nos jugements, mais de les justifier
de «manière critique». La philosophie est conçue par Russell, et après lui par
bon nombre d’autres philosophes, dont Baillargeon, comme une entreprise de
justification ou d’argumentation visant à développer le fameux «esprit critique».
J’insiste donc sur le fait qu’il ne s’agit tant d’établir la vérité, mais de
mettre en œuvre des dispositions et des habiletés de pensée permettant
d’établir des jugements raisonnables ou acceptables, éclairés, du moins à la
lumière de nos procédures de recherches rationnelles. La vérité est d’emblée
évacuée. Rappelons que Russell fut un sceptique en matière de vérité. Comme telle,
la vérité n’existe pas. Russell aurait pu faire sien le mot de Diderot à propos
de la vérité : «On doit exiger de
moi que je cherche la vérité, mais non que je la trouve.»[2]
Quoi qu’il en soit, Russell écrit de son côté :
L’essence de [cette position [sceptique]] ne tient pas aux idées [aux
vérités établies] qui sont adoptées, mais bien à la manière par laquelle on y
est parvenu : au lieu d’être adoptées dogmatiquement, les idées sont
acceptées de manière provisoire et avec la conscience que de nouvelles données pourraient
à tout moment conduire à leur abandon.[3]
En somme, si la vérité existe, elle est faillible de sorte que n’existant pas, ce qui compte, ce sont nos
démarches rationnelles. C’est cela que doit développer l’éducateur chez
l’étudiant en philosophie. C’est le vœu pieux qui animent nos programmes
d’enseignement de la philosophie. En fait, pour la vaste majorité d’entre nous,
il n’y a pas de distinction entre vérité et justification. L’important,
dorénavant, c’est l’exercice de la justification, «l’examen critique», la
procédure suivie par opposition à la vérité, indépendante de nous et de nos
procédures de recherche. L’école québécoise aussi, par l’enseignement de
compétences vise, non pas tant l’acquisition de connaissances, mais surtout l’acquisition
de procédures, de divers «trucs», permettant d’acquérir des «idées
vraisemblables», des simulacres de vérité, en réalité, quitte à les remplacer par
la suite, comme le dit Russell, étant données les informations nouvelles disponibles.
Voilà dans quel univers conceptuel nous vivons, nous dans le monde moderne. La vérité a disparu de
nos radars. Ce qui compte désormais, c’est la démarche subjective de chacun-e.
On assiste donc au règne du subjectivisme. Ayn Rand a voulu renverser la vapeur
en proposant l’objectivisme. Elle était donc à contre-courant de toute la
modernité. Il n’est donc pas surprenant que la modernité l’ait ignorée et
écartée ; exclue de la communauté des philosophes et des penseurs. C’est
davantage cette exclusion de nature métaphysique, voire épistémologique, plutôt
que sa divergence au plan politique où elle défend l’indéfendable, à savoir le
capitalisme, qui fait qu’Ayn Rand se trouve exclut du panthéon des philosophes.
Qui a peur
d’Ayn Rand ? Ma réponse :
ce sont ceux et celles qui ont abandonné la vérité. Ceux et celles qui ont
oublié qu’ils existaient et, que pour survivre, il faille penser. Ayn Rand a le
mérite de nous rappeler certains «faits» métaphysiques élémentaires. Il est en
effet toujours plus aisé, mais combien plus périlleux, de laisser penser les
autres à notre place. Je salue son courage exceptionnel, et je n’ai pas hésité un seul
instant à lui consacrer cet essai. S'attaquer au fondement de la pensée moderne, cela en effet relève de l'héroïsme. Au-delà de ses prises de positons radicales en éthique et en politique, et bien que sa philosophie comporte des failles béantes, il me fallait témoigner de l'excellence philosophique du génie d'Ayn Rand.
[1]
Voir son texte «Bertrand Russell, le sceptique passionné», in Raison oblige. Essai de philosophie sociale
et politique, PUL, 2009, p. 23-38.
[2]
Diderot, Pensées philosophiques # 29.
[3]
Cité dans Baillargeon, op. cit., p. 36.
Bonjour,
RépondreSupprimerPeut-être que vous pourrez m'éclairer, mais il y a quelque chose que je ne saisis pas dans votre argument.
J'ai toujours pensé que le faillibilisme (et la pensée critique qui l'accompagne) implique nécessairement un réalisme de la vérité. En fait, je ne vois pas comment on pourrais être faillibiliste sans reconnaître une conception robuste de la vérité... ?
JFM
Le faillibilisme soutient que notre croyance peut s’avérer éventuellement fausse; il s’agira alors d’amender notre croyance actuellement fausse. Le problème avec le faillibilisme est de nature logique : il pose à la fois p et non-p. La logique nous impose de distinguer la croyance que p (est vrai) du fait que p soit vrai, indépendamment donc de la croyance. Lorsqu’on parle (comme Russell) d’un «sens robuste» de la vérité, on parle de la conception réaliste de la vérité, à savoir que tel état de choses est le cas dans la réalité que j’y crois ou non, en dehors de ma conscience ou indépendamment de ma pensée. La conception réaliste implique donc une forme d’absolutisme de la vérité qui répugne à la pensée moderne, subjective.
SupprimerOn pourrait également considérer le problème avec faillibilisme comme consistant à soutenir le point de vue de la «première personne», où la croyance est tenue pour vraie, et celui de la «troisième» personne où je remarque que ma croyance (ou celle d’autrui) est fausse bien qu’il (ou je m’) s’illusionne. C’est cette tension - je ne dis pas contradiction - qui existe à l’intérieur du faillibilisme. Il cherche en somme à amalgamer le subjectif avec l’objectif.
Russell est un subjectiviste? Wow!
RépondreSupprimerPour ajouter, M. Anonyme, à votre dépit, lisons donc ce passage de Russell tiré de Science et Religion, datant de 1935, trad. frse chez Gallimard, 1971 p. 171 et suiv.
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