jeudi 25 août 2011

RUSSELL ET LA FOI. Compte-rendu critique de Pourquoi je ne suis pas chrétien? de Bertrand Russell

Compte-rendu de Bertrand Russell, Pourquoi je ne suis pas chrétien?, Préface de Normand Baillargeon, traduit de l’anglais par Guy Le Clech, Lux Éditeur, 2011.

Il s’agit ici d’une édition québécoise d’un recueil des textes de Bertrand Russell (1870-1970), dû aux soins de Paul Edwards, recueil qui fut édité chez Jean Jacques Pauvert en 1972 (quoique l’édition québécoise mentionne l’année 1964). L’édition québécoise chez Lux supprime l’Avant-propos de Louis Rougier faisant place à une préface de Normand Baillargeon, intitulée «Bertrand Russell et la religion». Outre le texte de Russell à présent disponible au public québécois avec la présente édition, l’ouvrage n’a d’autre intérêt en somme que la présentation de Baillargeon de la pensée russellienne sur la religion. Baillargeon est soucieux de relever les transformations qui se sont opérées au fils des ans dans la pensée de Russell sur le sujet dont la position ne paraît pas être un athéisme aussi radical qu’il le paraît au départ. Quoi qu’il en soit, Baillargeon termine sa préface en citant Russell, citation qui situe Lord Russell dans le prolongement des Lumières : «Trois passions simples mais extraordinairement fortes, ont gouverné ma vie : la recherche passionnée de l’amour, la quête du savoir et une douloureuse pitié devant la souffrance de l’humanité».» (p. 30) Russell, somme toute, est le Voltaire version britannique au XXe siècle.

C’est un secret de Polinichelle que Normand Baillargeon milite activement en faveur de l’incroyance et de la libre-pensée. Deux de ses plus récents ouvrages en témoigne, l’un dirigé en collaboration avec Daniel Baril, Heureux sans dieux. Des incroyants, athées et agnostiques, témoignent (vlb éditeur, 2009); le second, Là-haut, il n’y a rien. Anthologie de l’incroyance et de la libre-pensée, sous sa direction (Quand la philosophie fait pop!, 2010). Les incroyants, les athées, les agnostiques et libres-penseurs, peuvent remercier Baillargeon de leur permettent de sortir du placard. On ne peut que se réjouir de cette entreprise qui a toutefois l’allure d’un «évangile» annonçant la béatitude pour les exclus d’hier et d’aujourd’hui. Le moment, en tout cas, paraît synchrone avec la mise en place depuis quelques années du cours d’Éthique et de culture religieuse où l’étude de l’athéisme est exclue du programme. Il est clair que l’intention de l’auteur en publiant les trois ouvrages mentionnés vise à rappeler haut et fort l’injustice dont est encore victime ce pan de la pensée humaine, surtout au Québec où la religion catholique domina sans partage comme une chape de plomb.

Cependant, j’ai plutôt l’impression que le parti pris de Baillargeon nettement en faveur de l’athéisme et de l’incroyance constitue en fait une forme désolante de «propagande». Baillargeon a pourtant tout l’étoffe de l’universitaire et la compétence l'autorisant à publier des études nuancées et critiques en philosophie de la religion. À cet égard, je prends comme modèle le récent recueil publié chez Vrin par Cyrille Michon et Roger Pouivet, Philosophie de la religion. Approches contemporaines (2010). À propos de l'ouvrage de Russell, Jacques Bouveresse vient de faire paraître une étude, Que peut faire de la religion? (Agone) (j'exècre personnellement le titre), où le spécialiste français de la pensée de Wittgenstein, examine les différends entre Russell et Wittgenstein à propos de la religion. À lire l'ouvrage de Bouveresse, le lecteur comprend que la figure de libre-penseur que fut Lord Russell constitue aux yeux de Baillargeon l'icône du philosophe. Pas un mot n'est dit dans la préface de Baillargeon du différend entre Russell et Wittgenstein sur la religion. Or, dans l'ouvrage de Bouveresse on y apprend entre autres choses que, tout en étant sympathisant à la cause chrétienne, Wittgenstein ne s'est jamais déclaré chrétien et, à ce titre, le «second» Wittgenstein a tout du modèle du libre-penseur, contrairement à Russell qui, par sa critique ascerbe du christianisme, se fait le fossoyeur de la religion chrétienne. En tant qu'auteur qui publie énormément au Québec, je ne peux que déplorer le battage philosophique unilatéral de Baillargeon. L'amitié qui me lie toutefois à cet auteur adulé m'oblige à contester sa démarche, et je souhaite malgré tout le faire avec amabilité et bienveillance.

Cela dit, le livre de Russell lui-même comporte de très sérieuses failles, dont  trois  majeures.

La première, et non la moindre, concerne la mécompréhension totale dont fait preuve Russell à l’égard de la foi chrétienne. Une remarque de Wittgenstein, élève de Russell, le montre éloquemment. «La foi chrétienne», écrit l’auteur du Tractatus, «et la superstition sont choses fort différentes. La seconde vient de la peur et une fausse science. La première est une confiance.» (Ludwig Wittgenstein, Remarques mêlées, Paris, Garnier-Flammarion, 2002, p. 143.)

Depuis, en gros, le siècle des Lumières, nous, modernes, distinguons radicalement la croyance religieuse du savoir et de ce qui est rationnel. La croyance religieuse est dès lors frappée d’irrationalité, bref de superstition. Wittgenstein, dans la remarque citée, s’attaque précisément à ce préjugé tenace voulant que les seules croyances légitimes soient celles que la science autorise.

On connaît le fameux le mot de Voltaire, l’icône des Lumières: «La superstition enflamme le monde; la philosophie l’éteint.» La foi religieuse, évidemment selon Voltaire, est cette funeste superstition qui embrase tout. Il semblerait que l’auteur de Candide ait vu juste. L’enfer de la guerre au terrorisme n’est-elle pas engendrée par le fanatisme de la superstition religieuse? En réalité, c’est Wittgenstein qui a raison. Ce qui embrase actuellement le monde, ce n’est pas la superstition mais la peur, de sorte qu’on devrait corriger Voltaire et dire plutôt : «La peur enflamme le monde; la foi l’éteint.» En effet, apprendre à se faire confiance mutuellement est la véritable panacée à la guerre au terrorisme. Voyez l’actualité. Anders Berhing Breivik, un exemple de drames parmi tant d’autres, qui a frappé de stupeur la tranquille Norvège, a agit sous le coup de la peur qui l’avait complètement phagocytée. La peur, pas la foi, conduit au fanatisme et à l’embrasement du monde.

Sur la base de la compréhension erronée de la foi chrétienne comme superstition, Russell ainsi que ses partisans réduisent les chrétiens à de simples «croyants». En somme, la religion (chrétienne) se ramène selon eux essentiellement à un système de croyances, équivalents à d'autres systèmes de croyances, de sorte que les croyances chrétiennes constitue une idéologie farfelue et aberrante, mais, surtout, dangereuse. Les chrétiens, eux, se perçoivent moins comme des croyants que comme des témoins de la foi. Il y a là l’expression d’une dimension existentielle qui rejoint en réalité celle de la foi vécue comme vertu. Mais les philosophes adeptes des Lumières comme Russell font preuve de cécité navrante vis-à-vis de l’excellence de la vertu de foi. Aristote, qui n’était évidemment pas chrétien, voyait pourtant dans la vertu de courage une autre vertu, l’espérance, car celui ou celle qui déprime et se décourage, perd l'espérance. Ce n’est pas pour rien que Thomas d’Aquin va relire Aristote sur les vertus et fera de la foi, de l’espérance et de la charité (agapè), trois vertus «théologales».

Wittgenstein insiste sur le fait que la foi chrétienne est d’abord et avant tout une vertu, où le «contenu propositionnel» est secondaire. L’important de la vertu de la foi, c’est l’attitude consistant à faire confiance. La foi chrétienne est donc étroitement liée à cette autre vertu théologale qu’est l’amour-agapè (que l'on a traduit habituellement par charité, terme inapproprié toutefois car trop souvent assiocié au don fait aux pauvres.) Thomas d'Aquin tenait l'amour-agapè comme la vertu par excellence. Saint Paul écrit que sans elle, je n'ai rien, pas même la foi! (1Corinthiens 13 2). En somme, la foi est manifestation d'amour. En évacuant la vertu de la foi, en la réduisant à une simple croyance, la religion perd tout son sel. Wittgenstein était d’avis que la véritable superstition consiste à penser la religion exactement comme le faisait Russell.

Que le lecteur me comprenne bien. Je n'adule pas Wittgenstein pour lui-même car, avec tout le respect qu'on lui doit, Wittgenstein reste un penseur «moderne», c'est-à-dire un bon libéral, au sens où l'autonomie de la personne demeure la valeur ultime, le bien suprême. Russell et Wittgenstein se rejoignent sur ce point, l'un étant toutefois plus radical que l'autre. Moi, je prise par-dessus tout la vertu, car sans elle, la personne ne vaut rien.

Mon deuxième irritant est ce principe éthique de la croyance qu’énonce Russell en page 35 : «L’habitude de fonder les convictions sur des preuves, et de ne pas leur accorder de certitude que dans la mesure où elles sont garanties par des preuves, guérirait, si elle devenait générale, la plupart des maux dont souffre le monde.» Ce principe éthique de la croyance rappelle étonnamment celui de cet autre britannique, William Kingdon Clifford (1845-1879) qui, dans un essai devenu classique, « The Ethics of Belief,», publié en 1879,  formule le principe de la «bonne» croyance : «…c’est un tort, toujours, partout et pour quiconque de croire quoi que ce soit sur la base d’une évidence insuffisante

S’il fallait prendre ce principe au pied de la lettre, il faudrait dès lors rejeter une masse considérable de nos croyances communes. Par exemple, la croyance à d’autres esprits que le nôtre, ou encore, l’existence d’un État politique, l’existence d’une «volonté générale» dont nos démocraties seraient l’expression comme le croyait dur comme fer Jean-Jacques Rousseau. Dans son Contrat social, le philosophe de Genève déclare en effet que «la volonté générale est toujours droite et tend toujours à l’utilité publique». Quelle évidence avons-nous de croire à l’assertion de Jean-Jacques Rousseau? L'élection fédérale du 2 mai dernier était-elle l'expression de la «volonté générale»?

Évidemment, pour les promotteurs de l’éthique de la croyance, il s’agit surtout de bannir les croyances jugées les plus loufoques, dont la croyance religieuse que Russell assimile tout bêtement à la croyance en une théière chinoise en orbite autour de Mars. (Croire que la théière en question aujourd’hui vogue entre la planète Terre et Mars n’est plus du tout aberrant – surtout si l’on songe à la quantité de débris qui circulent désormais dans la galaxie en raison des multiples voyages spatiaux entrepris depuis lors par l’homme.)

Encore une fois, s’il fallait s’en tenir à l'éthique de la croyance de Russell et de Clifford, les partisans enthousiastes, mordus, du Canadien de Montréal participant aux séries éliminatoires, mus par une foi inébranlable, devraient cesser impérativement de croire aux chances de leur équipe de remporter la fameuse Coupe Stanley, l’évidence disponible leur faisant cruellement défaut. Ainsi, si fallait s’en tenir à la ligne dictée par Russell et Clifford, il faudrait condamner comme étant immorale, voire vicieuse, la foi en la victoire des partisans du Canadien. Ce qui est, il va de soi, parfaitement aberrant.

Il y a bien d’autres objections contre le principe de Clifford-Russell que je passe sous silence. Notons, à tout le moins, qu'il s'agit bel et bien d'un principe éthique, et que ceux et celles qui ne le respectent pas, tels les chrétiens, doivent dès lors être tenues comme des personnes vicieuses. Ainsi, la foi, qui est pourtant  reconnue dans l'Église comme une vertu, devient ainsi, sous la férule de Russell et de ses zélateurs, un vice

Enfin, parmi les assertions de Russell, il y a une en particulier qui me turlupine passablement. En page 34, on lit : «Cet argument [de la finalité], cependant fut réfuté par Darwin…» Rien de plus faux! La théorie de l’évolution de Darwin n’a pas réfuté le finalisme et, partant, l’argument dit «dessein». En effet, il est impératif de comprendre que la théorie darwinienne loin de réfuter le finalisme le présuppose! Elle présuppose en effet que les êtres luttent pour leur survie. Ce fait est celui de la finalité dans la nature. Or, la théorie de Darwin n’explique pas ce fait fondamental; elle le prend tout simplement pour acquis. Pourquoi donc notre monde est-il ainsi fait que les êtres qui y vivent luttent-ils pour leur existence? Notre monde et les êtres qui y vivent auraient pu être autres qu’ils ne le sont. C’est là, pourtant, un fait métaphysique incontestable que les êtres désirent ardemment vivre, sinon survivre. Ce fait métaphysique intriguait au plus au point Aristote qui, pour sa part, s’est contenté d’en prendre acte dans sa Physique (Livre 2, 8). Dire que Darwin rejette le finalisme est une grossière erreur. Or, ce fait métaphysique qu’Aristote n’explique pas trouve pourtant une explication dans l’argument du dessein, c’est la Cinquième Voie des preuves de l’existence de Dieu chez Thomas d’Aquin. (Sur tout cela, je renvoie le lecteur à l’essai percutant d’Edward Feser, The Last Superstition. A Refutation of the New Atheism, St. Augustine Press, 2008, ainsi que l’étude remarquable d’Étienne Gilson, D’Aristote à Darwin et retour,  Vrin, 1971.)

Inutile de se le cacher, Lord Russell exécrait Thomas d’Aquin - comme d’ailleurs tous les médiévaux qui avaient le tort, selon lui, de faire appel à Aristote, «Le Philosophe», dont toute la philosophie, aux yeux de Russell, est entièrement dépassée par la nouvelle logique que Russell lui-même a mis au point avec Frege. C’est là un immense préjugé. Russell se fera le fossoyeur du thomisme en dévaluant Thomas d’Aquin comme philosophe. «On trouve chez Thomas d’Aquin peu de véritable esprit philosophique.», lit-on dans la monumentale Histoire de la philosophie occidentale (1945). Quelle imbécilité! Et Lord Russell d’ajouter «Je ne puis donc admettre qu’il mérite d’être placé au même niveau que les meilleurs philosophes, tant en Grèce que dans les temps modernes.» Pourtant, ce seront paradoxalement des philosophes britanniques, Anthony Kenny en tête, avec aussi Peter Geach et Élizabeth Anscombe, qui feront redécouvrir les richesses philosophiques inouïes que recèle la pensée thomasienne. En France, les travaux d’Étienne Gilson et de Jacques Maritain réhabiliteront la légitimité de philosophe que Lord Russell lui avait bassement retiré mais que Thomas d’Aquin n’a jamais perdu.

À propos des oeuvres de Russell, Wittgenstein confia ce qui suit un jour à l'un de ses élèves, Maurice Drury: «Les livres de Russell devraient être reliés en deux couleurs; ceux qui traitent de logique et de mathématique en rouge - et tous les étudiants en philosophie devraient les lire; ceux qui traitent d'éthique et de politique en bleu - et personne ne devrait être autorisé à les lire.» (Maurice Drury, Conversations avec Ludwig Wittgenstein, PUF, 2002, p. 104). Lorsque je fus étudiant en philosophie à l'université, je lisais avec délectation les oeuvres en «rouge» de Russell; ceux en «bleu» m'ont toujours paru insignifiants. Le jugement de Wittgenstein, pour radical qu'il soit, s'applique principalement, à mon avis, à Pourquoi je ne suis pas chrétien? Que mon collègue et ami Normand Baillargeon l'apprécie me consterne.

            La remarque précédente de Wittgenstein s’explique par cette autre suivant laquelle Russell, dans sa vieillesse, aurait souffert de la «perte des problèmes philosophiques». En fait, si l’on en croit Alan Wood, «Russell a consacré sa vie intellectuelle à trois recherches principales. Il a cherché la vérité objective et impersonnelle successivement dans la religion, les mathématiques et la science. Pas dans la philosophie. Dans son for intérieur il pensait d’ordinaire que la philosophie est inférieure aux mathématiques et à la science.» (Alan Wood, «Essai sur l’évolution de la philosophie de Russell», dans Bertrand Russell, Histoire de mes idées philosophiques, Paris, Tel Gallimard, 1961, p. 330) Les vues de Russell sur la religion doivent donc être comprises comme s’inscrivant dans le projet de «naturalisation» dont, philosophe américain, Willard van Orman Quine (1908-2000), s’est fait le champion à la suite de Russell. Il s’agirait là, toutefois, selon Wittgenstein, d’une erreur monumentale dans la direction que doit prendre la philosophie, Wittgenstein ayant toujours professé que la philosophie n’«explique rien» mais ne fait que décrire. D’où, l’accusation suivant laquelle Russell, et a fortiori ses successeurs, dont Quine, serait atteint de la maladie «de la perte des problèmes philosophiques». Il va sans dire que le débat est fort complexe. Il n’est toujours pas résolu, et il n’est pas prêt de l’être. Quoi qu’il en soit, il importe que le lecteur de Pourquoi je ne suis pas chrétien? soit averti du parti pris philosophique de Russell.

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