mardi 26 juillet 2011

BEHRING BREIVIK ET L'AFFAIRE GUY TURCOTTE : L'ANALYSE D'ARISTOTE

La raison ne consiste pas à savoir ce qui est bien et mal et à prendre la décision en faveur du bien. C’est ce que croyaient pourtant Socrate et Platon. On peut en effet savoir ce qui est bien et ne pas le faire. Je sais pertinemment que la cigarette cause le cancer, mais je fume quand même. Au contraire, savoir ce qui est bien, pour Aristote, c’est avoir pris de bonnes habitudes – ce qu’il désignait comme «vertus». Je fume; j’ai alors pris une mauvaise habitude dont il me sera difficile de me départir. J’ai peur des étrangers, de leur différence, de l’Islam mystérieux par exemple à mes yeux d’Occidentaux. Je prends alors de mauvaises habitudes. Je n’ai pas par ailleurs appris à proportionner les moyens à mes fins. Pour tuer une mouche, par exemple, j’use d’un fusil. Et la peur, que je ne contrôle plus, me pousse à commettre l’irréparable. Il me semble que l’auteur des attentats en Norvège manifeste une très sérieuse carence en bonnes habitudes (en vertus). On ne fait jamais le mal pour le mal. On n’a tout simplement pas appris des bonnes habitudes; nos mauvaises habitudes suivent  dès lors une pente fatale. L’éducation aux vertus est, en ce sens, capitale. Aristote n’a de cesse de le répéter.


En acceptant la thèse de la défense plaidant l’aliénation mentale dans le procès du Dr Guy Turcotte, le jury accepta implicitement la thèse de Platon. C’est parce que Guy Turcotte avait «perdu la raison», donc qu’il n’était plus apte à juger de ses actes, qu’il ne fut pas tenu criminellement responsable de la mort de ses deux enfants. S’il avait eu toute sa raison, comme on se plaît à le dire, Guy Turcotte n’aurait jamais posé les gestes irréparables qu’il a commis. En effet, l’infanticide est condamnable car il est toujours déraisonnable de tuer ses propres enfants.

Même Médée, dans la pièce éponyme d’Euripide, malgré l’adultère de son époux, Jason, n’a aucune légitimé morale à tuer ses enfants. D’après l’analyse de Platon, la haine et la vengeance, deux passions violentes, usurpèrent chez Médée la souveraineté de sa raison. C’est d’ailleurs pourquoi on dit si typiquement non seulement de Médée, mais de Guy Turcotte, de Breivik ou encore de Marc Lépine, qu’ils «perdirent la raison». Si les passions n’avaient pas renversé dans chacun de ces cas la raison - comme lors d’un coup d’État où le pouvoir légitime est renversé par des forces illégitimes -, ces personnes n’auraient jamais commis leurs crimes inqualifiables. L’analyse platonicienne admet donc un dualisme de la raison, d’une part, et des passions, de l’autre. L’être humain n’est, selon Platon, qu’un champ de bataille où la raison livre une guerre sans merci aux passions ainsi qu'aux désirs lesquels, par définition, sont irrationnels puisque contraires à la raison.

Nous, nous acceptons la thèse dualiste remontant à Platon. Nous admettons implicitement, par ailleurs, la thèse «matérialiste» suivant laquelle la raison a son siège dans le cerveau, de sorte qu’un trouble dans la raison correspond à un disfonctionnement cérébral. Guy Turcotte est excusable du fait qu’il «n’avait pas toute sa tête», c’est-à-dire que son cerveau ne fonctionnait pas comme il faut. Ce qui signifie que, pour nous, le bien et le mal trouvent respectivement leur assise dans le fonctionnement normal et le disfonctionnement du cerveau humain.

Bien évidemment, une toute autre conception du psychisme humain est possible, voire plausible et même plus crédible que celle proposée par Platon. C’est celle d’Aristote. Ne concevons plus, soutient Aristote, l’esprit humain comme étant divisé entre deux parties, la raison, d’une part, et les passions, de l’autre, tel que le suggère  le dualisme de Platon. Concevons plutôt l’esprit comme un réseau de passions où l’on trouve à la fois des vertus et des vices – c’est-à-dire, en gros, de bonnes et de mauvaises habitudes. L’une de ces vertus, qu’Aristote appelle phronèsis, que l’on traduit habituellement par «sagacité» ou encore «prudence», constitue la vertu intellectuelle la plus importante aux yeux d’Aristote, car elle joue, pour ainsi dire, le rôle de la raison chez Platon, mais sans s’opposer aux passions, les vertus étant pour ainsi dire des passions bien dressées. De sorte que lorsque nous posons un mauvais jugement, jamais aux yeux d’Aristote, nous ne «perdons la raison». Nous manifestons simplement un manque de jugement ou un défaut de jugement; en somme : une carence en la capacité de bien juger. Une telle carence s’appelle un «vice». Et, comme toute vertu chez Aristote, la vertu de sagacité ou de prudence s’apprend et se développe.

Ainsi, d’après Aristote, tous les Médée, les Breivik, les Guy Turcotte ou les Marc Lépine de ce monde, ne sont pas tant «fous» que vicieux. Ce sont des êtres, en somme, qui n’ont pas adopté de bonnes habitudes ou qui ont nourri de mauvaises habitudes qui, dès lors, ne font que suivre une pente fatale.

Du point de vue d'Aristote, donc, Guy Turcotte doit être tenu criminellement responsable de la mort de ses enfants parce qu'il n'a pas fait montre des vertus nécessaires au bon jugement dans les circonstances dramatiques et douloureuses de la rupture avec sa femme.

Ainsi, la morale des vertus, d’inspiration aristotélicienne que je défends, juge sur la base de l’excellence de l’homme, pas sur celle des règles morales en elles-mêmes. Certes, l’infanticide est toujours condamnable. Toutefois, ce n’est pas cette règle morale elle-même qui condamne Guy Turcotte, mais uniquement la faiblesse de son caractère qui le conduisit à commettre l’infanticide.


Supposons que l’ex-médecin n’ait pas tué ses enfants. Supposons qu’il se soit dit, malgré sa terrible peine et son indicible désespoir: «il est toujours mal de tuer, en particulier ses propres enfants; c’est donc mon devoir de ne pas intenter à leur vie». Ici, c’est la règle qui est source de la moralité; la qualité de l’individu importe peu. La règle exige, commande impérativement un devoir. En évitant l’infanticide, la moralité reste sauve et indemne. Supposons que Guy Turcotte fut sur le point de tuer ses enfants quand tout à coup - tel l’ange qui arrêta la main d’Abraham - son bras armé paralysa, victime d’un AVC. Il se réveilla le lendemain sans avoir commis l’infanticide, la mère des enfants les ayant conduits en lieu sûr. Certes, Guy Turcotte n’aurait pas tué ses enfants; il aurait simplement raté son coup. La règle morale est sauve. Nous dirions alors que n’eut été de sa paralysie, il les aurait tout de même tués car il en avait la ferme l’intention, et cela le condamne, même s’il échoua. Un tel être, en effet, est vil même si la morale reste intacte.

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