mardi 26 avril 2011

PLAIDOYER POUR UNE DOCTRINE MONISTE DU BIEN (Colloque de la NAPAC, 1er juin 2011)

Une objection courante, récurrente, contre l’éthique de la vertu veut que ce qui est tenu pour bien par l’homme vertueux soit relatif; par conséquent, la vertu est relative, et non absolue. L’éthique des vertus serait donc relative à la conception du bien qui a cours à une époque et pour une société donné. Ainsi, le courage serait relatif à ce que l’on tient par ailleurs pour bien. Un nazi qui œuvra à «la solution finale» sans broncher avec force zélée, fut, du point de vue du nazisme, un héros, un modèle de courage; au contraire, pour nous qui considérons l’Holocauste comme une calamité abominable, le même nazi est tenu comme le pire des lâches. La vertu serait donc relative, de sorte que ne prétendre à l’universalité. L’éthique des vertus est donc confrontée, au pire, à la relativité du bien mieux, des biens, c’est-à-dire qu’il n’y pas une seule et unique conception du bien, toutes les conceptions du bien étant aussi bonnes ou légitimes les unes que les autres. L’éthique des vertus doit admettre une pluralité du bien, c’est-à-dire qu’il existerait différentes conceptions du bien, dont certaines seraient légitimes mais irréconciliables entre elles. Le libéralisme politique de Rawls soutient le pluralisme des conceptions du bien (pas le relativisme). Bien qu'il existe une différence importante entre relativisme et pluralisme, je les tiendrai ici comme étant équivalents. À tout bien considérer, le libéralisme politique de Rawls qui admet le pluralisme serait donc préférable à l’éthique des vertus.

Voilà une objection sérieuse et courante que l’on adresse à l’éthique des vertus. Je vais tenter de réfuter cette objection qui pose la relativité ou la pluralité du bien. En m’appuyant sur l’éthique de la vertu d’Aristote, je vais montrer (1) que du point de vue «métaphysique», le bien est un, unique et non pas pluriel. L’éthique des vertus n’est pas pluraliste mais moniste au plan métaphysique. (2) Je vais ensuite montrer que, du point de vue humain, l’exercice de la vertu, visant le plein épanouissement de l’homme, n’est franchement pas chose aisée à telle enseigne qu’il exige une éducation continue parce qu’il arrive souvent que ce que l’homme ordinaire tient pour bien ne l’est pas en réalité; de sorte, que celui qui se propose le bien, doit faire preuve d’une grande sagacité (vertu) afin de déterminer au préalable ce qui est bien. Donc, au plan humain, et non plus au plan métaphysique, il y a apparence d’une pluralité de biens, mais ce n’est qu’une apparence; la vertu principale de l’homme vertueux – du phronimos - c’est d’être en mesure de porter un jugement éclairé, lucide – sagace – sur ce qui est bien, bien que cela soit parfois extrêmement difficile. Pour illustrer mon propos, je montrerai que le soi-disant exemple du nazisme n'engage pas au relativisme du bien. Enfin, (3) je montrai que le relativisme implique logiquement une certaine conception universelle du bien qu’on appelle le subjectivisme. L’éthique des vertus n’étant pas du tout subjectiviste, l’accusation du relativisme des vertus tombe donc à plat.



1. Le bien au plan métaphysique

Au tout début de l’Éthique à Nicomaque, Aristote écrit : «Le Bien est ce à quoi toutes choses tendent.» (1094a 3). Aristote situe ainsi la morale dans le contexte général de sa «métaphysique». Tout ce qui est, est en vue du bien, c’est-à-dire de son excellence, de sa perfection, bref de son épanouissement. Un couteau coupe bien. C’est là sa fonction, sa finalité; en grec, c’est son telos. Ainsi, la nature d’une chose ou d’un être, existe en vue de sa réalisation. Le couteau qui coupe mal ne réalise pas ce en vue de quoi il fut fabriqué: couper, trancher, découper, etc. Ainsi, le bien, selon Aristote, c’est l’accomplissement de ce pourquoi un être ou une chose existe; le mal, c’est l’absence ou la privation de ce pourquoi il est destiné.

Donc, au niveau métaphysique, le bien existe, il est un, unique. En somme, le bien, c’est vers quoi tend tout ce que tout ce qui est ou existe. On qualifie cette conception moniste du bien de téléologique, le bien étant tout ce que vers quoi tendent les êtres.

L’objection contre la conception téléologique du bien d’Aristote est celle issue de la théorie de l’évolution de Darwin : il n’y aurait pas de finalité dans la nature, et à fortiori au plan moral, il n’y a pas un «soi-disant «Bien» auquel convergerait tout être, toute chose. Cette objection doit être bien comprise, et une fois comprise, on doit reconnaître qu’elle n’en est pas une. Je m’explique.

Il n’y a pas de finalité dans la nature, si l’on entend par là un Être ou une intelligence supérieure qui aurait conçu la nature en lui assignant un but, une direction, finalité. On ne trouve pas cela chez Aristote. L’objection fait référence à la fameuse preuve de l’existence de Dieu, qualifiée de «téléologique» par Kant, faisant appel au «dessein» de l’univers, et qu’on ne trouve pas chez Aristote. On la retrouve cependant parmi les preuves repertoriée par Thomas d’Aquin, comme étant l’une des cinq voies concluant à l’existence de Dieu. Jamais Aristote n’évoque ce genre d’Être ou d’Intelligence qu’un être serait à la source de la finalité dans les choses. Toutefois, comme je le répète, Aristote reconnaît dans tout ce qui existe une finalité manifeste.

Cela étant précisé, il faut dire que même le darwinisme donne raison à Aristote car le darwinisme fait lui-même appel à la finalité. En effet, en établissant que les êtres vivants luttent pour leur existence, c’est-à-dire pour leur adaptation à l’environnement, le darwinisme a bel et bien recourt au finalisme, c’est-à-dire à une conception téléologique de la nature dans son ensemble. Tous les êtres vivants, nous dit Darwin, veulent maintenir leur existence, c’est-à-dire souhaitent s’épanouir. Voilà le bien vers lequel ils convergent tous. Sur ce point, Aristote ne dit pas autre chose.

            Mais peut-être paraît curieux de réintroduire le finalisme alors que la gloire du darwinisme consiste précisément à lui avoir asséné son coup de grâce. C’est aller cependant trop vite en affaire car le darwinisme a besoin du finalisme bien qu’il ne s’agisse pas d’un finalisme faisant appel, comme je l’ai dit, à un Être suprême directeur de la nature.

Un manuel d’enseignement de l’écologie au 4e et 5e secondaire porte le titre suivant : La vie : un équilibre à maintenir (Lidec, 2001). Ce manuel enseigne que la fin de la vie biologique, c’est l’équilibre des écosystèmes. Les auteurs (Gilles Isabelle et Denise Bergeron) sous-entendent par-là que la fin recherchée dans la nature, c’est-à-dire l’équilibre - sévèrement fragilisé aujourd’hui par l’activité humaine – est chose éminemment souhaitable et bonne. Voilà le souverain bien! Aristote n’aurait pas dit autre chose. C’est aussi précisément ce que le père de tous les écologistes actuels, Aldo Leopold, soutenait par sa fameuse règle d’or de l’écologisme qu’il plaçait au centre de son éthique de la terre (Land Ethics):

«Une chose est juste lorsqu’elle tend à préserver l’intégrité, la stabilité et la beauté de la communauté biotique. Elle est injuste lorsqu’elle tend à l’inverse.» (Almanach d’un comté des sables, Flammarion, 2000, p. 283)

Résumons-nous. D’accord avec Darwin et Aldo Leopold, un aristotélicien comme moi, n’a aucun difficulté à admettre la finalité dans la nature et qui plus est, que cette fin soit bonne et bien elle-même.

La grande question n’est donc pas que la finalité existe ou pas, mais ce qui l’explique. Et là-dessus autant Aristote et Darwin éprouvaie t un mal inouï devant ce mystère; ce phénomène étonnant et d’une rare beauté. Les darwiniens ne l’expliquent pas, malgré la sélection naturelle, laquelle présuppose en effet que les êtres vivants tendent tous à se maintenir en vie et à s’épanouir. Encore une fois, la théorie de la sélection naturelle présuppose ce point de départ qu’elle n’explique pas : pourquoi les êtres vivants tendent-ils à l’épanouissement? On ne saurait invoquer ici la fameuse sélection naturelle comme mécanisme d’apparition des êtres vivants, puisque la sélection naturelle présuppose cette finalité.

Ce fait – car il s’agit bien de cela : la tendance de tout être à l’épanouissement, et donc à la lutte pour la survie - n’est pas de nature scientifique, c’est-à-dire qu’il n’est pas susceptible d’une explication scientifique. Ce fait est de nature métaphysique. Ce fait renvoie à la fameuse question philosophique par excellence de Leibniz «pourquoi les choses sont ainsi et pas autrement?». Leibniz demande en effet: « Pourquoi y a-t-il plutôt quelque chose que rien? À supposer que des choses doivent exister, pourquoi doivent-elles exister ainsi et non autrement? » (voir ses Principes de la Nature et de la Grâce fondés en raison (1714). Pourquoi en effet les êtres vivants luttent-ils pour leur existence? Pourquoi ont-ils cette finalité et pas une autre? Et surtout : pourquoi avoir une fin? Voilà le genre de questions qui échappera toujours à la science.



2. Le bien au plan humain

            La finalité de toutes choses est donc celle du Bien. Aristote ouvre son traité d’éthique par cette vérité qui appartient de plein droit à la métaphysique. Or, ce qu’il y a de remarquable dans tout l’Éthique à Nicomaque, c’est que, contrairement à son maître, Platon, Aristote ne vas chercher à connaître davantage ce fameux Bien en soi. Il le pose comme un donné de base qui nous dit cependant fort peu de choses quant à ce que nous devons faire ici et maintenant pour être heureux. Aristote critique son maître en disant qu’en éthique il ne faut surtout pas faire comme ces malades qui consultent le médecin qui leur prescrit ce qu’ils doivent faire pour recouvrer la santé mais qui n’en font rien!

Il suffit pour Aristote de savoir que la fonction ou la finalité, bref, la «nature» de l’humain, c’est d’être heureux; en grec, eudaimonia, qu’on traduit généralement par «épanouissement». D’après Aristote, l’être humain ne parvient au bonheur – à l’épanouissement entier et plénier de sa personne – que par la vertu, à telle enseigne que, selon lui, le bonheur n'est que vertu. Être heureux, c’est être vertueux, et inversement. Le bonheur –comme finalité de tout être humain – n’est jamais conçu chez Aristote comme un état de bien-être, généralement agréable. Non, le bonheur c’est, stricto sensu, l’exercice de la vertu, lequel n’est pas toujours agréable, au contraire.

Or, l’humain ne naît pas de pied-en-cap vertueux. Cela s’apprend par l’habitude et l’exercice. L’éducation à la vertu est donc capitale pour la finalité humaine. Aussi le législateur d'un État qui ne vise pas à éduquer les citoyens à la vertu est corrompu ou vicieux.

L’être humain a tout ce qu’il faut pour devenir vertueux, c’est-à-dire heureux. Or, dans cette quête du bonheur, qui est en somme la quête de la vertu, l’être humain peut se tromper sur ce qu’il croit être bon ou bien. L’intelligence ou la raison humain sont, en effet, des facultés faillibles. Par exemple, je peux croire erronément que l’étude est le moyen de faire beaucoup d’argent. Socrate s’est efforcé de pratiquer la vertu de sagesse. Or, même lui, a avoué que la vertu lui échappait. Tout de même, la philosophie aide énormément à trouver ce qui est bien car elle fait appel à l’esprit critique – ce que les Anciens désignaient sous le nom de sagesse. Mais la sagesse ne suffit pas; encore fait-il développer les autres vertus parallèlement, dont le courage, la justice, la modération et la piété – les vertus traditionnelles qualifiées de «cardinales».

Si le bien existe, comme Aristote n’en doute aucunement, du moins au plan métaphysique, on se trompe très souvent sur lui dans la vie humaine courante.

Par ailleurs, on ne trouve pas chez Aristote de règle générale valant pour tous les cas de conduite vertueuse. L’éthique de la vertu, en effet, n’est pas une «éthique de la règle», comme elle l’est chez Kant et Mill. On oppose souvent l’éthique de la vertu aux autres éthiques, en l’occurrence au déontologisme de Kant ou au conséquentialisme de Bentham et Mill, en faisant valoir qu’il ne s’agit pas de savoir ce qu’il faut faire, mais comment devenir une bonne (excellente) personne au plan moral. Il n’est donc pas facile dans ces conditions de savoir ce qui est bien ou ce qu’il faut faire.

Certes, Aristote présente ici et là des clés, telle la fameuse «règle du juste milieu», mais cela reste insuffisant. Il donne l’exemple de la colère. On pense communément que la colère est toujours condamnable; qu’il faille rester paisible, quelles que soient les circonstances. Erreur : il est parfois bon de se livrer à la colère. Toutefois, s’il est vrai que tout le monde peut entrer en colère, il n’est pas aisé «de le faire avec la personne qu’il faut, dans la mesure et au moment convenables, pour un motif et d’une façon légitimes.» (Éthique à Nicomaque, 1109a 27-28)

Aristote reste donc muet sur la nature du bien dans des contextes particuliers, si ce n’est qu’il faille être vertueux; que la vertu s’acquiert; qu’elle consiste dans le juste milieu entre deux vices; qu’on ne peut être heureux hors de la vertu, etc. On pensera que tout cela reste bien imprécis et vague. On n’a pas tort. Aussi, il n’est pas surprenant que toute la philosophie morale moderne fut à la recherche d’un principe suprême du bien, d’un critère précis du bien, le Principe d’utilité ou l’Impératif catégorique, permettant de savoir ce qu’il convient de faire dans tous les cas.

Aux yeux d’Aristote, que la vertu soit difficile cela plaide au contraire en sa faveur car la difficulté qu’elle exige constitue précisément ce qui est admirable, excellent, beau et grand, c’est-à-dire Bien. C’est pourquoi, selon Aristote, l’homme vertueux, l’homme admirable, qui fixe le standard de ce qui est bien.

En fait, la définition de la vertu que présente Aristote dans le livre II de l’Éthique à Nicomaque est parfaitement circulaire, la vertu étant

…une disposition (hexis) acquise volontaire, consistant par rapport à nous, dans la mesure, définie rationnellement conformément à la conduite d’un homme réfléchi (phronimos)

Ainsi, pour définir la vertu, Aristote nous renvoie en dernier ressort à l’homme réfléchi, le phronimos. Les modernes crieront au scandale : le père de la logique commet en éthique un sophisme du cercle-vicieux! En fait, ce que nous dit Aristote, c’est que la vertu n’existe pas indépendamment de ces instanciations dans des situations le plus souvent complexes et difficiles. Ces instanciations dans cas exemplaires fixent les standards du bien auxquels nous devons nous rapporter pour nous habituer à exercer nous-mêmes la vertu.

Cela dit, la vertu par excellence aux yeux d’Aristote demeure sans contredit la phronèsis, qu’on traduit habituellement - et malheureusement - par «prudence». Je préfère «sagacité» au mot prudence qui flirte trop avec l’idée de calcul de son propre intérêt ou de risque à ne pas prendre. Quelqu’un de sagace, c’est quelqu’un de sage, d’avisé, de perspicace, de fin. C’est une vertu intellectuelle. Nous dirions aujourd’hui que le phronimos est quelqu’un qui possède un esprit critique, qui sait faire la part des choses, ou encore qui a un bon jugement. À ce titre, je dirais volontiers que la vertu que nous nous devons d’enseigner à nos élèves, du moins tels que nos devis le prescrivent, c’est précisément la phronèsis.

Mais peut-on être sagace sans être courageux et juste? Aristote ne le croyait pas. On ne peut être sagace sans être courageux. Ainsi, quelqu’un qui n’est pas sagace, ne saurait être courageux. C’est la thèse de l’unité des vertus que soutient Aristote : on ne peut être courageux sans être sagace. Quelqu’un de déterminer, de zèler, obéissant aveuglément, sans esprit critique, est tout sauf courageux. Examinons le cas du nazi que la philosophe britannique Philippa Foot désigna sous le nom de «Gustav Wagner» (voir Philippa Foot, «La vertu et le bonheur», in M. Canto-Sperber, La philosophie morale britannique, PUF, 1994, p. 133- 146).



3. La réfutation du relativisme

On pourrait aussi examiner d’autres cas plus récents dont l’arrestation de l’ancien général Serbe de Bosnie, Ratko Mlavic, surnommé le «boucher des Balkans, inculpé par le TPIY de la mort de 8 000 musulmans lors du massacre de Srebrenica survenu en 1995 ainsi que de Sarajevo. Les complices de Mlavic, qui lui ont permis de se terrer pendant seize ans, soutiennent implicitement que l’ancien général n’est pas coupable parce qu’il n’aurait fait alors que son «devoir», tout comme ont continu encore aujourd’hui à soutenir l’innocence de Radovan Karadic, arrêté lui aussi, et Slobodan Milosévic, décédé en prison, eux aussi accusés par le TPI de génocide – tout comme Kadhafi est actuellement dans la mire du TPI pour les mêmes crimes contre le peuple lybien.

Bien sûr, tous ces criminels, surtout leurs partisans, crient à l’injustice et condamnent l’intervention de pays étrangers dans les affaires internes des états concernés. Pour les partisans de ces dirigeants accusés de crime contre l’humanité, ces dirigeants sont des héros qui ont fait preuve d’un courage exemplaire pour leur patrie. Au contraire, pour les pays occidentaux supportant le TPI, ce sont de vils personnes; des lâches qui doivent êtres jugés et punis sévèrement.

Le problème est là : le nazi Gustav Wagner, Mlavic, Kadhafi, etc., et hier, Hitler, Staline, Mao, voire aujourd’hui Saddam Hussein et Ben Laden, etc., sont des héros, des modèles de courage et de patriotisme. À ce compte, soutiennent leurs partisans, mais aussi plusieurs d’entre nous, pourquoi l’ex-président des USA, George W. Bush, ne figure-t-il pas sur cette longue liste de criminels responsables de crimes contre l’humanité?

Pour une majorité d’entre nous, au contraire, ces personnes accusées de crime contre l’humanité sont certes des personnes remarquables pour leur détermination, leur zèle, leur radicalisme, etc., mais ce sont surtout des lâches, coupables de crimes odieux contre des hommes et des femmes pour que triomphent leur idéologie.

Alors : où est le courage? Qui sont les courageux et les lâches? Le courage ainsi que son vice contraire, la lâcheté, ne seraient-ils donc que des termes d’appréciation qui varie selon le point de vue que l’on adopte sur le bien? Voilà l’objection relativiste adressée à l’éthique des vertus.

Or, contrairement à ce qu’affirme le relativisme, il soutient bel et bien un principe universel quant à ce qui est bien. Il dit en effet ceci : est bien ce qui est dans l’intérêt de celui qui le croit; ou encore : telle chose (action, choix, objet ou être) est bonne parce que je crois que c’est bon pour moi; si je ne crois pas que c’est bon pour moi, alors telle chose n’est pas bonne. En philosophie, c’est une position morale a reçu le nom de subjectivisme. Bon nombre de philosophes adhèrent au subjectivisme, et pas n’importe lesquels. Je mentionnerai seulement ici Bertrand Russell, qui déclare :

Quand un homme dit : « Ceci est bon en soi », il paraît affirmer un fait, tout comme s’il disait : «Ceci est carré » ou « Ceci est sucré ». Je pense que c’est là une erreur. Je pense qu’il veut dire en réalité : « Je souhaite que tout le monde désire ceci », ou plutôt:« Puisse tout le monde désirer ceci ». Si l’on interprète ses paroles comme une affirmation, il s’agit seulement de l’affirmation de son désir personnel… La théorie que je viens de présenter est une des formes de la doctrine dite de la “subjectivité” des valeurs.[1]


Donc, le relativisme implique logiquement le subjectivisme. La question devient maintenant celle de déterminer si l’éthique des vertus implique le subjectivisme. La réponse est non. L’éthique des vertus, dans sa version aristotélicienne que je défends, soutient en effet que ce qui est bien ce n’est pas ce qui je crois qui est bon pour moi, mais ce qui est épanouissant pour tout être humain.

Là-dessus, sur ce qui est épanouissant, je ne suis pas infaillible, car je puis me tromper. En d’autres termes, pour établir ce qui est épanouissant, il faut examiner la question avec prudence - sagacité, dirait Aristote. Je dois à tout prix éviter de m’enfermer dans ma croyance inébranlable et dogmatique. En d’autres termes, pour savoir ce qui est bon, c’est-à-dire épanouissant, il me faut faire preuve d’esprit critique - de phronésis.

Comme je le disais plus tôt, je puis être une personne volontaire, obéissante et zélée, comme le furent sans doute tous  les Gustav Wagner et les Mladic de ce monde, mais cela ne fait pas de moi une personne courageuse ou juste, c’est-à-dire vertueuses, pour autant.

Apparemment, donc, Gustav Wagner manifesta beaucoup de détermination et de zèle dans l’extermination des juifs, de sorte que le nazi fit apparemment montre de courage. Toutefois, comme le montre éloquemment Philippa Foot, les croyances aryennes du nazi n’étaient pas fondées. La soi-disante «race aryenne» est pure illusion, la biologie rejetant désormais l’idée de «race» et, qui plus est, de hiérarchisation entre elles.[2]

Contrairement à Gustav Wagner, l’homme sagace – le phronimos, comme le désigne Aristote – doit établir les faits sur le sujet. Il doit faire preuve d’esprit critique, sinon ce n’est qu’un esprit crédule prêt à avaler n'importe quoi tout sans jugement. À la différence de Gustav Wagner, bon nombre Allemands à l’époque, comprirent que les soi-disantes théories biologiques hitlériennes sur les races n’ont aucun fondement, et il va sans dire que ces faussetés ne contribuèrent en aucune manière à l’épanouissement humain, bien au contraire.

Comme on le voit, l’esprit critique – la phronésis – est capital pour l’épanouissement humain, autant pour Gustav Wagner et consorts que pour toute l’humanité. Au fond, ce ne sont aucunement des modèles de vertus puisqu’ils font autant dans l’excès que dans le peu, jamais dans le juste milieu. Du point de vue de la doctrine aristotélicienne du juste milieu, des personnes comme Gustav Wagner ou Kadhafi sont marquées par la fermeture d’esprit et le vice opposé est la crédulité à tout crin. Le juste milieu consiste dans l’attitude médiane faite d’examen critique et, surtout, d’ouverture à la possibilité de l’erreur. Aussi, s’il faut juger de ce qui est véritablement épanouissant pour l’humain, l’éthique des vertus nous renvoie au jugement de l’homme vertueux, au phronimos avant tout. Puisque son jugement est éclairé et lucide, en tant qu'il sait faire la part des choses, il sait ce qui est épanouissant. L'homme vertueux ne succombe pas au subjectivisme qui, au contraire, conduit au relativisme, ce qui n’est pas propice à l’épanouissement humain.

Mais il ne suffit pas d’être sagace; il faut aussi être courageux, car on peut fort bien être éclairé et lucide, sans être courageux. En tout cas, pour être sagace, il faut du courage. C’est la doctrine de l’unité des vertus que soutenait également Aristote : les vertus sont indissociables. Aujourd’hui, nous, dans nos cours de philosophie au collégial, nous enseignons l’esprit critique, et c’est excellent. Mais non n’enseignons pas les autres vertus  que sont le courage, la justice, l’amitié, la solidarité, etc., ce qui est désolant.

Nous enseignons des valeurs proprement «libérales» visant à former de bons citoyens vivants paisiblement en démocratie. Comme je le disais, nous enseignons surtout l’esprit critique, mais aussi la tolérance et le respect de la différence. Cependant, ces valeurs libérales font de nous subrepticement  du subjectivisme moral qui débouche sur le relativisme. Pour cette raison, je crois qu’il convient de revenir à une éducation aux vertus, car je suis d’avis que l’éthique de la vertu favorise l’épanouissement humain – ou du bonheur, la finalité que la nature a prévu pour nous. Je répète, qu'au plan humain, l'épanouissement consiste dans l'exercice de la vertu et que, l'épanouissement ne se trouve que dans la vertu. N'allons pas commettre l'erreur de croire que le bonheur - l'épanouissement - s'ajoute aux vertus. Au contraire, le relativisme, puisqu'il adhère au subjectivisme, soutient que le bonheur est ce que je crois qui est bon pour moi. Illusion funeste!

4. Conlusion
Je sais pertinemment que la défense de la conception moniste du bien qui précède choquera les «libéraux» que nous sommes. La diversité des opinions et des croyances nous est chère, et nous répugnons à l’idée qu'il existe une seule conception de ce qui est bon et bien. Je crois cependant que nous n’avons pas de bonnes raisons de penser ainsi parce qu'en dernière analyse, endosser le relativisme  - ou le pluralisme des valeurs - c'est souscrire au subjectivisme et que cette doctrine est crevée d'objections fatales.
La conception moniste du bien qui précède se situe entre deux extrêmes également repoussants. D'une part, le subjectivisme qui admet toutes les conceptions du bien que veulent bien croire les être humains. D'autre part, le l'absolutisme qui, certes, comme le monisme que je défends, n'admet qu'une seule conception du bien mais qui l'admet au-delà de toute possibilité d'examen critique.  Pour le dire une dernière fois, le bien humain - l'épanouissement - consiste dans la vertu.




[1] Bertrand Russell, Science et religion, Gallimard, Idées NRF # 248, 1971, p. 175-177.
[2] Là-dessus voir Pierre Thullier, Darwin & Co, Éditions complexe, 1981.

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