Les hommes portent leur cœur dans leur sexe, les femmes portent leur sexe dans leur cœur.
Malcolm de Chazal
Gustave Courbet (1819-1877), L'origine du monde (1866) La premier tableau pornographique? |
Dans sa chronique du samedi 11 décembre, Pierre Foglia s’en prend à l’éducation sexuelle à l’école. Le chroniqueur rappelle une lapalissade: la sexualité est devenue une marchandise, et l’école n’a pas à devenir une courroie de transmission du marché. Au fond, «le cul, c’est dans la tête», déclare crument le chroniqueur; «ça» ne s’apprend pas. L’éducation sexuelle conçue comme un cours de «mécanique 101» passe tout droit à côté de la plaque : «c’est des pistions et des cylindres», dit joliment Foglia.
Foglia a à la fois a raison et tort. Comment cela? Il est parfaitement vrai d’affirmer que la sexualité est aujourd’hui devenue une marchandise, et il faut le déplorer. Quiconque vit dans la société d’hyperconsommation qui est la nôtre l’admettra volontiers. Il est faux cependant de croire que la sexualité ne s’apprend pas même s’il est vrai, par ailleurs, que la sexualité n’a rien de mécanique puisque qu’elle «n’est que dans la tête». Que veut-on dire au juste en disant que la sexualité «n’est que dans la tête» ? Foglia n’a rien à dire de précis là-dessus qui puisse faire l’objet d’une éducation précisément parce que la sexualité, selon lui, est d’ordre personnel ou subjectif. La «science de la sexualité» – la sexologie, en somme – ne serait qu’une contradiction dans les termes; un oxymore. La neurologie fait fausse route en voulant expliquer le fonctionnement de l’esprit humain. Tout comme il ne peut donc y avoir d’étude objective de l’esprit humain, il ne peut non plus y avoir de science étudiant ce qui nous est le plus intime, à savoir la sexualité.
On reconnaît bien là, le lointain dualisme que le philosophe français René Descartes (1596-1650) a mis en place à l’aube de l’époque moderne. L’objectivité de la science, croyait le philosophe, n’aura jamais prise sur le monde subjectif de la pensée. Pourtant, l’histoire aura donné tort à l’auteur du Discours de la méthode, puisque la psychologie est devenue la science que l’on connaît.
Une solution prometteuse consisterait à sortir du dualisme cartésien en tenant la sexualité comme une pratique humaine possédant une logique qui lui est propre. C’est ce que je voudrais montrer ici. Demandons-nous, d’abord : en quoi le plaisir sexuel diffère-t-il du plaisir qu’il y a à manger et à boire? Est-ce le même que celui consistant à relaxer dans un bon bain chaud? Ou à observer un enfant s’amuser?
Le plaisir sexuel ressemble par certains côtés à ces autres plaisirs mentionnés, mais il en diffère de manière importante. Éprouver du plaisir sexuel ne ressemble pas à celui de la table en ce que, bien évidemment, il ne vise pas à consommer son partenaire! Il diffère aussi du plaisir du bain en ce que le plaisir sexuel implique un partenaire (bien qu’on puisse parler à bon droit du «plaisir solitaire»).
Le plaisir sexuel consiste entre autres choses à éprouver des sensations corporelles, à s’enflammer de désir, ce qui n’est pas le cas en voyant s’amuser un enfant. En fait, le plaisir sexuel ressemble, sans y être parfaitement identique, au plaisir éprouvé en regardant une chose ou un être. Les philosophes parlent alors d’une propriété essentielle de la conscience, à savoir l’intentionnalité. Le fondateur de la phénoménologie, Edmund Husserl (1859-1938), a fait de l’intentionnalité le principe fondamental de la phénoménologie. La conscience, en effet, est toujours conscience de quelque chose. Une roche n’est jamais consciente de quoi que ce soit, pas même qu'elle soit une roche. Par contre, ma peur d’une araignée constitue un acte de conscience en tant qu’elle est dirigée vers l’araignée en question. Il se peut bien que l’araignée n’existe pas en réalité et que l’émotion suscitée soit dès lors sans objet, c’est-à-dire fausse ou factice. N’empêche que mon émotion de peur, en tant qu’état de conscience dirigé vers une (soi-disante) araignée, existe bel et bien. Voilà en quoi consiste l’intentionnalité de la conscience humaine. La citation mise en exergue est littéralement fausse; toutefois, d'un point de vue phénomélogique, elle résume bien l'«essence» de nos pratiques sexuelles. Husserl suspendait toute croyance en la valeur de vérité de l’intentionnalité afin de décrire le contenu «essentiel» de la conscience. Voilà le but visé par la phénoménologie, qui eut par la suite un retentissement considérable, principalement dans la philosophie dite «continentale».
C’est toutefois à un britannique, Roger Scruton, que l’on doit une étude phénoménologique de la sexualité humaine. Dans Sexual Desire (1986), Scruton énonce que le plaisir sexuel n’est pas qu’une sensation plaisante, voire titillante. Le plaisir sexuel comporte une pensée dirigée vers une personne réelle ou imaginaire. Comme toute pensée, le plaisir sexuel comporte donc une intentionnalité en ce qu’il est dirigé vers une personne. C’est ce que veut dire Foglia en écrivant vulgairement que «le cul, c’est dans la tête».
Scruton écrit :
[Le plaisir sexuel] est le désir d’une personne : je dis bien d’une personne, non pas son corps, conçu comme un objet physique, mais la personne vu comme un sujet incarné d’où émane une conscience de soi me faisant face, les yeux dans les yeux, un moi devant moi. Le véritable désir constitue également une sorte d’exigence: il commande réciprocité, le partage ainsi que l’abandon mutuel. C’est compromettant et embarrassant. Or, en ce sens, une sensation n’est ni compromettante ni menaçante.
Pour Scruton, le langage de l’intentionnalité de la sexualité s’est considérablement modifié¸ entre autres depuis John Stuart Mill (1806-1873), qui soutenait, en particulier dans De la liberté (1859), que
La seule fin pour laquelle les hommes soient justifiés, individuellement et collectivement, d’interférer avec la liberté d’action de n’importe lequel d’entre eux, est l’autoprotection. La seule raison légitime que puisse avoir une communauté civilisée d’user de la force contre un de ses membres, contre sa propre volonté, est d’empêcher que du mal ne soit fait à autrui. Le contraindre pour son propre bien, physique ou moral, ne fournit pas une justification suffisante… L’individu est souverain sur lui-même, son propre corps et son propre esprit.
Depuis Mill, donc, «anything goes», comme on dit en anglais. Anything goes, évidemment, selon Mill, dans la mesure où les partenaires sont consentants. Avec la débandade de la morale de l’Église catholique, la morale sexuelle libérale règne sans partage. Au Canada, Pierre Elliot Trudeau se plaisait à répéter que l’État n’a pas à «mettre son nez dans les chambres à coucher des citoyens», établissant ainsi le caractère privé de la sexualité. On comprend dans ces conditions qu’un cours d’éducation sexuelle constitue une sorte d’impossibilité dans la mesure où, du point de vue libéral, la sexualité est strictement du ressort personnel à chacun. Foglia ne fait que réitérer le consensus social libéral ayant cours aujourd'hui sur la sexualité : ce n’est qu’une private affair.
La conception libérale de la sexualité vide donc la conscience dans la sexualité de son intentionnalité. Foglia a parfaitement raison de souligner le fait que la sexualité soit devenue une marchandise. Puisque l’intentionnalité a disparu de notre compréhension de la sexualité, celle-ci n'est plus qu’un objet pour la science, c’est-à-dire rien de plus qu’une mécanique fait... «de pistons et de cylindres». L’obscénité et la perversion ont dès lors beau jeu et les coudées franches. Tout y passe. De la nécrophilie à la zoophilie. La pédophilie reste toujours condamnable cependant parce que le jeune enfant n’est pas (encore) en mesure de donner son consentement. Dans le merveilleux monde libéral dans lequel nous vivons, tout est affaire de consentement, de choix, d’autonomie, etc. Le choix de chacun règne en maître.
Dans la désormais vieille et caduque conception de la sexualité, celle-ci, rappelle Scruton, consistait principalement dans la rencontre de l’autre. Aussi, si je me rends compte que, par un extraordinaire subterfuge, celle (ou celui) qui me caresse n’est pas ma (mon) conjointe mais une autre, ayant tous les traits de ma (mon) partenaire, mon plaisir sexuel cesse sur le champ. C’est comme si on me violait. Le plaisir sexuel comporte donc incontestablement une dimension épistémique puisque le plaisir sexuel peut être erroné au sens où je puis me tromper de partenaire.
Lorsque je caresse mon (ou ma) partenaire, je vise entre autres choses à lui répondre à en tant que je le (ou la) reconnaît comme personne incarnée dans un corps. Voilà l’intentionnalité de la sexualité humaine. Nous nous exhibons comme étant des personnes incarnées dans des corps, et nous savourons, jouissons, à être reconnus de la sorte. Cette conscience d’être des personnes «incorporées» constitue le véritable «point G» de la sexualité. Lorsque notre partenaire ne nous reconnaît pas comme personne incarnée, mais simplement comme «de la viande», un «cylindre ou un piston», une «poupée gonflable», un «cul», nous nous sentons méprisés, avilis, et la jouissance sexuelle devient vite odieuse, coupable, honteuse. Le viol ne consiste pas en autre chose; c'est pourquoi il peut même conduire au suicide. D'ailleurs, l'usage populaire, le «cul», pour désigner la sexualité, est dégradant et avilissant, parce qu'il concentre la relation sexuelle uniquement sur des parties corporelles, oblitérant du coup la beauté et la grandeur humaine qui en émane.
N'allons pas croire toutefois que la dégradation de la sexualité à laquelle nous assistons date d'aujourd'hui. Déjà Cicéron, dans son traité De la vieillesse, écrivait: «L'accouplement [...] est le frottement d'un boyau et l'éjaculation, avec un certain spasme, d'un peu de morve.» Au contraire, le penseur de l'Église catholique, Thomas d'Aquin - devenu «saint» - affirmait - à la grande stupéfaction de plusieurs aujourd'hui - que «Nul ne peut vivre sans plaisir corporel et sensible.» (Somme théologique, II-II, q 168, art. 2). Ailleurs, le même «saint» soutient que notre pire ennemi, ce n'est donc pas le plaisir - sexuel ou autre - mais la peur - la peur du plaisir, entre autres, sur lequel les religieux les plus rigoristes d'autrefois tonnaient.
N'allons pas croire toutefois que la dégradation de la sexualité à laquelle nous assistons date d'aujourd'hui. Déjà Cicéron, dans son traité De la vieillesse, écrivait: «L'accouplement [...] est le frottement d'un boyau et l'éjaculation, avec un certain spasme, d'un peu de morve.» Au contraire, le penseur de l'Église catholique, Thomas d'Aquin - devenu «saint» - affirmait - à la grande stupéfaction de plusieurs aujourd'hui - que «Nul ne peut vivre sans plaisir corporel et sensible.» (Somme théologique, II-II, q 168, art. 2). Ailleurs, le même «saint» soutient que notre pire ennemi, ce n'est donc pas le plaisir - sexuel ou autre - mais la peur - la peur du plaisir, entre autres, sur lequel les religieux les plus rigoristes d'autrefois tonnaient.
Sommes-nous une âme dans un corps ou un corps sans âme? La question métaphysique ne se pose pas du point de vue de la conscience phénoménologique, puisque ce qui importe c’est «l’objet» de la conscience; que cet objet existe ou non, peu importe. L’éducation sexuelle réside en somme dans l’éducation à l’intentionnalité dans la relation sexuelle, c’est-à-dire dans la prise de conscience de ce qui fait de nous des êtres humains à part entière, digne de respect. Je suis d’avis que la veille vertu de «chasteté» ne consiste pas tant dans l’abstinence sexuelle que dans la jouissance sexuelle libre de toute perversion et obscénité où les partenaires se rencontrent «corporellement et consciemment» en tant que personnes incarnées dans des corps exultant de plaisirs. Puisque toute vertu s’apprend par habitude, l’éducation sexuelle réside dans l’apprentissage de la «chasteté» ainsi comprise.
À propos de ladite «libération sexuelle», Michel Foucault publiait en 1976 des mots, qui demeurent d'actualité :
RépondreSupprimer«On évoque souvent les innombrables procédés par lesquels le christianisme ancien nous aurait fait détester le corps ; mais songeons un peu à toutes ces ruses par lesquelles on nous a rendus désirable de le connaître, et précieux tout ce qui s’en dit ; par lesquelles aussi on nous a incités à déployer toutes nos habiletés pour le surprendre, et attachés au devoir d’en extraire la vérité ; par lesquelles on nous a culpabilisés de l’avoir si longtemps méconnu. Ce sont elles qui mériteraient, aujourd’hui, d’étonner. Et nous devons songer qu’un jour, peut-être, dans une autre économie des corps et des plaisirs, on ne comprendra plus bien comment les ruses de la sexualité, et du pouvoir qui en soutient le dispositif, sont parvenues à nous soumettre à cette austère monarchie du sexe, au point de nous vouer à la tâche indéfinie de forcer son secret et d’extorquer à cette ombre les aveux les plus vrais. Ironie de ce dispositif : il nous fait croire qu’il y va de notre «libération».» (Michel Foucault, La Volonté de savoir, pages 210-211 ; publié en 1976).