On me demande souvent pourquoi je persiste à publier mes textes sur Internet dans ce blogue alors que je pourrais les publier dans un livre. Je réponds, à la grande surprise de mes interlocuteurs, que les éditeurs québécois ne sont pas intéressés à me publier! On me dit que puisque ces textes sont offerts gratuitement à quiconque possède un accès internet, à quoi bon dès lors les rendre accessibles sous forme de volume? De plus, on me rétorque que les textes de mon carnet électronique font dans l’éphémère en ce qu’ils abordent des sujets d’actualité qui, demain, tomberont vite dans l’oubli. On m’assène l’argument voulant que la philosophie ne traite que de l’universel, que le lecteur souhaitant connaître la pensée de tel philosophe ne veut rien entendre de Marc Lépine et de la tuerie de Polytechnique, de l’héroïsme du commandant Piché, de la présidence de Barak Obama, du cinéma de Bernard Émond, de l'exploitation des gaz de schiste ou que sais-je encore. Non, les ouvrages de philosophie sont sérieux, ne cesse-t-on de me répéter; ce sont des traités savants où tout ce qui est particulier, singulier, spécifique à un lieu et à un temps, est hors propos.
Il y a là, à l’évidence, un net parti-pris de ce que serait «la véritable philosophie», à savoir celle enseignée à l’université et accessible qu’à un petit cénacle d’érudits et de savants austères. Wittgenstein s’est élevé avec raison contre cette conception académique et boursoufflée, somme toute, de la philosophie. À ce propos, il écrivit un jour à son ami Norman Malcolm :
Je me suis demandé […] quelle pouvait bien être l’utilité de la philosophie, si elle ne pouvait nous apprendre qu’à disputer de façon plus ou moins correcte sur d’abstruses questions de logique, etc., si elle est vraiment incapable de nous permettre de mieux juger des problèmes les plus importants de l’existence quotidienne si elle ne nous permet pas d’user avec plus de discernement qu’un quelconque journaliste des expressions dangereuses que ceux-ci utilisent à des fins intéressés. (in Ludwig Wittgenstein, par Norman Malcolm, in Ludwig Wittgenstein, Le cahier bleu et le cahier brun, Gallimard, tel, 1965, p. 351.)
Il n’y a pas de doute que la voie qu’emprunte Michal J. Sandel, professeur de philosophie politique à la prestigieuse université de Harvard, est celle prescrite par Wittgenstein. Son dernier opus, Justice, l’illustre éloquemment. Le partisan de la philosophie académique criera au loup devant cette masse d’anecdotes, de cas réels ou fictifs, disséminés dans tout l’ouvrage, où la dimension théorique apparaît en arrière-plan. Le lecteur qui a apprécié les analyses rigoureuses et (disons-le) hautement théoriques de Le libéralisme et les limites de la justice (1982), sera sans doute déçu par Justice. Non pas que Sandel ait troqué la rigueur pour la facilité puisque, à certains égards, la pensée de Sandel est toute aussi rigoureuse. Il faut savoir que Sandel s’adresse en priorité, non pas à ses pairs universitaires, mais plutôt à des jeunes qui débutent leurs études en philosophie au niveau du baccalauréat. Depuis plus de trente ans, en effet, Sandel enseigne à des jeunes étudiants universitaires un cours baptisé «Justice». «The course exposes student to some of the great philosophical writings about justice, and also takes up contemporary legal and political controversies that raise philosophical questions.» (Justice, p. 293). Les enseignants de philosophie auraient tout intérêt à jeter un coup d'oeil sur cet ouvrage foisonnant d'enseignements vivants.
La philosophie – la philosophie politique, en l’occurrence – paraît éloignée des préoccupations de monsieur-et-madame-tout-le-monde. Qu’on le veuille ou non, toutefois, on ne peut échapper à la philosophie politique puisque, comme l’écrit Sandel dans la préface à Democracy’s Discontent (1996). «For all we may resist such ultimate questions as the meaning of justice and the nature of good life, what we cannot escape is that we live some answer to these questions – we live some theory – all the time.» En d’autres termes, qu’on le réalise ou non, notre existence comme citoyen est façonnée par une certaine philosophie politique, et la tâche du philosophe consiste à mettre en évidence la conception que nous nous faisons implicitement de l’organisation du pouvoir dans la société. D’où le recours incessant de l’auteur aux multiples situations fictives ou réelles qui ponctuent la vie sociale, politique et culturelle dont la description permet de dégager la philosophie politique sous-jacente. Le but de Sandel, auquel je souscris aussi de tout coeur, c'est de révéler l'universel dans le particulier, la philosophie implicite dans l'actualité. L'«universel particulier», si l'on veut bien me prêter cet oxymore. Il me semble que Wittgenstein visait quelque chose du genre; et il me semble aussi que c'est ce qu'Aristote visait dans ses traités éthiques: «...c'est du bien, semble-t-il, qu'il nous faut parler: non pas du bien purement et simplement, mais du bien qui nous concerne.», écrit le maître du Lycée (La grande morale, 1182b 3-4; je souligne). Aussi, contre ses illustres devanciers, Socrate et Platon, Aristote fera consister dans l'excellence du politicien le souverain bien. On est loin du cynisme contemporain qui afflige la vie politique!
Sandel est bien connu comme critique éminent de John Rawls. Tout comme Alasdair MacIntyre, Micheal Walzer et Charles Taylor, Sandel fut associé au camp «communautarien» contre celui des «libéraux» dans le débat qui fit rage en philosophie politique depuis la parution en 1971 de la Théorie de la justice de Rawls. Sandel assure qu’on se trompe lorsqu’on lui appose l’étiquette de philosophe «communautarien» si, par «communautarisme», on désigne la thèse suivant laquelle «…les droits devraient être fondés sur les valeurs dominantes d’une communauté donné à un moment donné, il s’agit alors d’une conception que je ne défends pas.» (Le libéralisme et les limites de la justice, p. 12) Quelle est donc la thèse du communautarisme de Sandel? La suivante: le bien a priorité sur le juste. Le contrepied en somme de celle de Rawls, à savoir: la priorité du juste sur le bien. Loin de fonder les principes de justice indépendamment ou de manière neutre par rapport aux conceptions des citoyens de la vie bonne, Rawls présuppose une telle conception de la vie bonne. La priorié du juste sur le bien n'est qu'un écran de fumée que Sandel parvient à percer à l'aide d'une lucidité remarquable. Ce qui n'est pas rien puisque notre société libérale est, au fond, rawlsienne. Aussi, démasquée les leurres de Rawls, c'est démasquer, au plan politique, les leurres de notre société.
Au fil du temps, Sandel a précisé son communautarisme et fut conduit à adopter une position nettement aristotélicienne ou néo-aristotélicienne en philosophie politique. C’est ce qui se dégage le plus clairement de Justice, et c'est ce qui constitue sa plus grande réussite. Déjà en 1998, dans la seconde édition du Libéralisme et les limites de la justice (paru en 1982), Sandel écrivait :
Dans la mesure où […] les arguments en faveur des droits ne peuvent se fonder que sur la valeur morale des finalités que ces droits servent à promouvoir, il vaudrait mieux dire qu’il s’agit d’une conception téléologique (ou, dans le jargon de la philosophie contemporaine, d’une doctrine perfectionniste). La conception politique d’Aristote en est un exemple. Avant de pouvoir définir les droits des individus ou rechercher «la nature de la constitution idéal, dit-il, il nous faut identifier la nature de la vie la plus désirable. Tant que ce point nous demeurera obscur, la nature de la constitution idéale le sera également.» (Justice, p. 14; l'auteur cite les Politiques d'Aristote, 1323a 14)
Ce n’est que dans Justice que Sandel met pleinement en oeuvre la conception «perfectionniste» inspirée d’Aristote. Dans le dernier chapitre, l’auteur écrit :
Over the course of this journey, we’ve explored three approaches to justice. On says justice means maximizing utiliy or welfare... The second says justice means respecting freedom of choice... The third says justice involves cultivating virtue and reasoning about the common good. As you’ve probably guessed by now, I favour a version of the third approach. (Justice, p. 260)
Sandel a multiplié les cas et les exemples illustrant sa thèse. Examinons brièvement le cas de la politique elle-même.(Justice, p. 192 à 195)
Quelle est la fin du politique, demande Sandel? Le libéral répondra que la fin du politique consiste à mettre au point une procédure par laquelle les citoyens choisissent eux-mêmes leur propre fin. L’État, comme se plaisait à répéter Pierre Elliot Trudeau n’a pas à mettre son nez dans nos chambres à coucher, exprimant ainsi le caractère privé de la morale et de la religion de chacun. Cela découle de la Charte canadienne des droits et libertés, adoptée en 1982, sous l’initiative justement du gouvernement libéral de Trudeau, qui prescrit entre autres un droit à la liberté de conscience et de religion.
Pour un «perfectionniste» comme Aristote, il en va autrement puisqu’il ne s’agit pas de poser un cadre de droits se voulant neutre du point de vue des fins des citoyens. «Its to form, écrit Sandel, good citizens and to cultivate good character.» (Justice, p. 193) Aristote écrit:
La vertu et le vice politiques, voilà, au contraire, ce sur quoi ceux qui se soucient de bonne législation ont les yeux fixés. Par cela il est manifeste aussi que la cité qui mérite vraiment ce nom […] doit s’occuper de vertu, car autrement la communauté politique deviendrait une alliance militaire ne différant que par l’unité de lieu des autres alliances militaires qui se font entre peuples éloignés les uns des autres. Alors la loi est pure convention […], elle est un garant de la justice dans les rapports mutuels, mais elle n’est pas capable de rendre les citoyens bons et justes. (Aristote, 1280a )
Le maître-mot des libéraux, qu'ils répètent ad nauseam, est «vivre ensemble». Voilà la finalité «libérale» du politique. Au contraire, pour Aristote, il s’agit de bien vivre ensemble, d’être heureux. «Mais ce n’est pas seulement en vue de vivre, mais plutôt en vue d’une vie heureuse qu’on s’assemble en une cité… Il faut donc poser que c’est en vue de belles actions qu’existe la communauté politique, et non en vue de vivre ensemble.», écrit encore Aristote.
Prenons maintenant un exemple précis de débat de société qu’examine Sandel (Justice, p. 253 à 260), celui du mariage de conjoints de même sexe. On ne peut pas juger du mariage homosexuel sans se prononcer sur ce qu’est le but ou la finalité du mariage, même lorsqu’on invoque l’égalité de tous devant la loi en soutenant que le refus du mariage entre conjoints de même sexe constitue une discrimination intolérable. Or, le débat concernant le mariage gai est fondamentalement un débat de nature morale quant à savoir si les unions gaies et lesbiennes méritent la même reconnaissance étatique que le mariage hétérosexuel. La question morale est donc celle de savoir si le mariage homosexuel mérite la reconnaissance honorifique que l’État confère au mariage hétérosexuel.
Les libéraux, évidemment, contournent la question faisant valoir qu’il ne s’agit pas de se prononcer sur le sens ou la finalité du mariage, mais de juger si les droits des personnes en cause sont lésés. En interdisant le mariage de conjoints de même sexe, l’État semble exercer de la discrimination envers certains de ses citoyens. Leurs droits à l’égalité devant la loi et celui de la liberté de choix paraissent en effet brimés. En somme, les gens devraient avoir le droit de se marier avec qui ils veulent.
À bien y réfléchir, toutefois, ce raisonnement n’est pas valable. De la prémisse qui dit que les gens doivent exercer leur autonomie et leur libre choix, on ne peut conclure de manière suffisante qu’ils devraient se marier avec qui ils veulent. À ce compte, en effet, on pourrait tout aussi bien admettre que les gens peuvent se marier avec plusieurs conjoints ou même avec des membres de leur propre famille, ou encore avec des animaux, voire des végétaux ou des minéraux, dans la mesure où il ne s’agit que d’exercer leur libre choix.
La question morale demeure entière: le mariage homosexuel est-il légitime?, ce type d’union mérite-t-il la reconnaissance de l’État ? Pour se sortir de cette impasse, les libéraux invoquent l’idée que le mariage est une institution qui change en fonction des temps et des lieux. Ils en appellent donc au relativisme moral. Ils font valoir que le mariage peut aussi être envisagé comme un engagement de fidélité entre deux partenaires – homosexuels ou hétérosexuels, peu importe. Or, par ce type de raisonnement, le libéral prend position sur la finalité ou le but du mariage, c’est-à-dire qu’il sort de sa neutralité apparente pour affirmer la légitimité morale du mariage homosexuel. Adieu neutralité!
Avec Justice, Michael Sandel a enfin enfourché son cheval de bataille. C'est le mien aussi. Pour reprendre ici le titre d’un ouvrage de Nietzsche, Justice constitue de nouvelles Considérations inactuelles.
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