Taisez-vous, ne parlez pas ainsi; vous avez l’âme trop grande
pour épouser les sottises du libéralisme, qui a la prétention de tuer Dieu.
Honoré de Balzac, La Duchesse de Langeais
Sapere aude!, le mot d’Horace devint le mot d’ordre du Siècle des Lumières. Comme on sait, Kant l’interpréta à sa façon: «Aie le courage de te servir de ton propre entendement», glissant considérablement du sens qu’il a chez Horace. On traduit généralement le mot d’Horace, sapere aude, par «Aie le courage d’être sage», ou encore, «Aie le courage d'être vertueux.» Le poète latin en appelle en effet à la vertu, au courage en particulier qu’exige la sagesse. En somme, Horace, s’adressant à Lollius, l’invite à la vertu. Kant, lui, en appel à l'intelligence (l’entendement ou la raison) comme moyen pour parvenir au savoir. La vertu disparaît complètement chez Kant, l’important étant de penser par soi-même, et non de se conformer aux dictats des autorités. Au fond, Kant en appelle à la liberté, source de tout savoir digne de ce nom. La seule autorité à laquelle nous devons obéissance, dit Kant, c’est notre propre raison laquelle constitue, réciproquement, la seule source véritable de liberté.
C’est une joie renouvelée que de lire Stephen Law, un des maîtres britanniques de la «pop-philosophie». Law parvient à exprimer des pensées philosophiques complexes de manière aisément accessible. Son style claire, sans aucune pédanterie, permet de bien comprendre ses thèses ainsi que ses arguments – de telle manière qu’il devient d’autant plus aisé de le réfuter. The War for Children’s Minds, défend la position Libérale avec un grand «L» en ce qui concerne l’éducation morale, et sur ce point il endosse une position philosophique inspirée de Kant. Le Libéralisme encourage les gens (le jeunes en particulier) à penser par eux-mêmes «- à forger leur propre jugement plutôt que de s’en remettre à l’Autorité.» (p. 17) Le Libéralisme en matière d’éducation morale s’oppose, selon Law, à l’Autoritarisme avec un grand A suivant lequel «nous devrions nous en remettre sans examen critique à l’Autorité plutôt qu’exercer une pensée critique indépendante.» (idem)
L’essai de Law est toutefois décevant. De ce maître de la pensée critique, on aurait pu s’attendre à ce qu’il évite le piège du sophisme du faux-dilemme devant lequel il place son lecteur : ou bien vous êtes Libéral, ou bien vous êtes Autoritariste. Comme la seconde position est franchement aberrante, la première devrait emporter haut la main notre adhésion. Or, puisque dans tout faux-dilemme une ou plusieurs positions intermédiaires sont légitimes, je voudrais ici défendre la position de l’éthique de la vertu remontant à Aristote. À tout prendre, je préfère le vocable de «perfectionnisme» comme position antilibérale, terme inventé par John Rawls , sans doute un des plus illustres représentants du Libéralisme. Revenons à Kant sur les épaules de qui repose tout l’argumentaire de Stephen Law.
L’abus d’autorité (parce que c’est bien de cela dont il s’agit, personne, même le Libéral, ne remettant en question la légitimité de l’autorité), sous toutes ses formes, où l’on impose ce qu’il faut penser sans pouvoir se faire entendre, constitue un vice condamnable sans appel. Les gens faibles, les jeunes en particulier, sont les proies privilégiées d’abus de l’autorité. Ils ont le devoir de s’y opposer et de la dénoncer. Pourquoi ? Parce que l’abus de l’autorité brime la liberté sacro-sainte des Libéraux ? Non. L’abus de l’autorité est condamnable simplement parce qu’il va à l’encontre du «bonheur», entendu comme épanouissement humain. Lorsqu’on empêche en effet un être humain de penser par lui-même, on l’empêche de ce fait de se développer comme homme ou femme. Ainsi, l’abus d’autorité constitue un «vice contre-nature», c’est-à-dire une sorte de «corruption» de la nature humaine, un peu comme l’usage d’une flûte en guise de marteau est «contre-nature».
Les Libéraux ne goûtent guère ce langage référant au «bonheur», à l’épanouissement, à la nature, à la vertu ainsi qu’à son contraire, le vice, c’est-à-dire ce qui est «contre-nature». Ils rejettent ce vocabulaire teinté, selon eux, d’une métaphysique veillotte remontant au Moyen-âge. À ce compte, les Libéraux ne font pas mieux puisqu’ils invoquent l’existence de «droits naturels inaliénables». Comme dit Jean-Jacques Rousseau, le maître à penser de Kant, «L’homme est né libre et partout il est dans les fers.» «Par nature», les humains naissent libres, nous dit Rousseau, mais la vie en société les «corrompt» en les tenant en servitude.
Le Libéral, cela va de soi, n’a que le mot liberté en bouche. Le bonheur, et les conceptions qui sont susceptibles d’y conduire, est frappé d’interdit, chacun étant appelé à trouver pour lui-même ce qui constitue son propre bonheur. D’où l’insistance avec laquelle le Libéral réclame la liberté. En matière d’éducation morale, il se fait le champion d’une formation fondée sur l’esprit critique où chacun est amené à décider pour lui-même, selon certains critères de rationalité, ce qu’il tient comme étant bien et mal. Ce qui explique que le Libéral soit un adepte du pluralisme moral au sens où il n’existerait pas une seule valeur, une seule conception du bien, mais une pluralité de telles conceptions. L’éducation morale sera donc conçue comme la confrontation des diverses conceptions du bien en circulation dans la société. Le Libéral, enfin, se conçoit comme un arbitre se voulant neutre dans le choix des conceptions du bien. Tout cela, John Rawls le résume dans la fameuse formule «de la priorité du juste sur le bien» : le philosophe, tout comme les citoyens d’un état libéral, n’a pas à juger des conceptions courantes et conflictuelles du bien ; il doit exercer la neutralité la plus stricte à leur égard.
C’est ici que nous rejoignons la compréhension que propose Kant du mot d’Horace. Ce qui est en cause, l’objet sur lequel porte le courage, c’est la liberté de juger ou de penser. Voilà ce qui importe. Pourtant, on ne saurait être libre si l’on n’est pas d’abord courageux. Le peureux, le timoré, le couard sont esclaves de la peur. Pas de liberté donc sans courage. La vertu précède donc la liberté. C’est précisément ce qu’Horace entendait : «Aie le courage d’être vertueux !». Sénèque ne veut pas dire autre chose lorsqu’il écrit de son côté: «Fais-toi l’esclave de la philosophie, et tu possèderas la vraie liberté» (Lettres à Lucilius, Lettre 8, 7), si l’on considère que pour un stoïcien comme Sénèque la philosophie réside dans l’étude et la pratique de la vertu.
Kant opère donc un renversement en donnant la primauté à la liberté sur la vertu. Or, qui dit liberté, dit raison, du moins chez Kant, l’exercice de la raison étant l’exercice suprême de la liberté. Voilà ce qui explique pourquoi les Libéraux conçoivent l’éducation morale comme l’exercice de la raison entendu comme pensée critique.
En fait, chez Kant, l’exercice de la raison conduit à reconnaître des devoirs par le biais des fameux Impératifs catégoriques que l’on peut résumer par la formule : Fais ce que tu voudrais que tout le monde fasse. Puis-je vouloir par exemple que tous ne soient pas libres? Non, puisqu’alors il faudrait que je m’interdise d’être libre, de sorte que je ne serais plus en mesure d’interdire à autrui d’être libre. Ainsi, en brimant la liberté d’autrui, je me trouve de ce fait à brimer ma propre liberté. C’est qui est parfaitement incohérent, c’est-à-dire irrationnel. La raison nous ordonne donc d’être libre. C’est notre premier devoir. Or, notons-le, de la sorte on aboutit à une sorte de prescription pour le moins paradoxale : Soyez libre, c’est un ordre! La liberté des Libéraux constitue ainsi une sorte de «catch 22» ou piège à cons. Comme le dit Sartre, nous sommes condamnés à la liberté. Or, «être condamné à la liberté», c’est une manière on ne peut plus éloquente de dire qu’on n’est pas libre d’être libre...
Là ne s’arrête pas les difficultés que rencontre la pensée kantienne ou Libérale. L’un de ses problèmes majeurs auxquels est confrontée la pensée Libérale est celui de la motivation à l’action : je puis bien reconnaître mes devoirs sans pour autant vouloir les mettre en pratique. Saint Paul, dans l’Épître aux Romains (7, 15-21), exprime ainsi la difficulté: «Ce que je veux, je ne le fais pas ; ce que je ne veux pas, je le fais.» C’est le problème connu sous le vocable de la faiblesse de la volonté (akrasia). Un jeune pourrait donc recevoir une éducation morale, dans tout ce qu’elle a de Libérale, sans pour autant la mettre en pratique! La raison sans la passion ou les désirs est inopérante. David Hume avait vu le problème: «La raison, écrit-il, est, et ne peut qu’être, l’esclave des passions; elle ne peut prétendre à d’autre rôle qu’à les servir et à leur obéir» écrit Hume (Traité de la nature humaine, livre II). En somme, la raison dit: pour arriver à tel but, prenez tel moyen ; vous souhaitez par exemple lutter contre les changements climatiques, alors réduisez vos émissions de GES.
Le problème de la faiblesse de la volonté est celui de tous ceux et celles qui tiennent le bien ou la morale dans l’exercice de la raison seule. Socrate, le premier, soutenait que nul ne fait le mal volontairement car lorsque quelqu’un sait véritablement quoi que ce soit il mettra ce qu'il sait à exécution. Le mal est ignorance, clament en chœur Socrate et Platon. Kant leur fait écho en soutenant que le mal est déraisonnable. C’est le cœur de la doctrine des Lumières : la raison triomphera du mal.
Aristote, l’élève de Platon, rejettera la doctrine morale de son maître : ce n’est pas en sachant ce qu’est le Bien en soi qu’on est de ce fait assuré de faire le bien. L’éthique, aux yeux d’Aristote, n’est pas synonyme de «morale», au sens en éthique on étudierait t de manière théorique sur ce qu’il convient de faire ou de ne pas faire, bref, sur ce qui est bien et mal dans l’idéal. D’une certaine façon, Aristote adopte le sens grec littéral d’éthique, l’èthos : habitudes, coutumes, pratiques courantes, etc. Sans le nommer, Aristote rejette en ces termes la conception de l’éthique de son maître qui prévalait à l’Académie :
«On a donc bien raison de dire que c’est à force d’exécuter ce qui est juste qu’on devient juste et à force d’exécuter ce qui est tempérant qu’on devient tempérant. Et sans agir de la sorte, nul n’a la moindre chance de devenir bon.
Mais voilà! La plupart n’agissent pas ainsi et cherchent refuge dans la théorie, croyant se consacrer à la philosophie et ainsi pouvoir être vertueux. Ils font un peu comme ces malades qui écoutent attentivement les prescriptions de leur médecin, mais ne font rien. » (Éthique à Nicomaque, 1105b7-18)
Aujourd’hui, nous dirions que l’éthique que préconise Aristote se veut «pratico-pratique», mais ce serait quelque peu la dénaturer car elle comporte une bonne part de considération théorique. D’après Aristote, l’éthique s’interroge sur la manière dont l’être humain, selon sa nature, devrait vivre afin de s’épanouir de la manière la plus parfaite qui soit. Ce que nous appelons le bonheur se dit en grec ancien eudaimonia. Il préférable de traduire ce mot grec par épanouissement plutôt que par bonheur puisque ce dernier terme induit erronément à croire que le bonheur humain consiste en un état psychologique fait de plaisirs ou de sensations agréables, ce qui n’est pas le cas pour l’eudaimonia, du moins tel que l’entend Aristote puisque, plutôt qu’un état plaisant sans être pour autant déplaisant, l’eudaimonia est d’abord et avant tout une activité : la pratique de la vertu (arétè).
Kant se fera l’adversaire le plus hostile de l’«eudémonisme», c’est-à-dire contre toute doctrine morale, telle celle d’Aristote, faisant reposer le but de la morale sur le bonheur. Pour Kant, le bonheur est étranger à la morale. À ses yeux, le bonheur constituerait, «l’euthanasie (la mort douce) de toute morale», écrit-il rageusement (Métaphysique des mœurs. Doctrine de la vertu). Contrairement à Aristote, Kant croit que le but que vise l’être humain en agissant moralement, c’est de faire ce qu’il doit faire, point à la ligne; le bonheur étant secondaire par rapport au devoir. Que cela nous plaise ou non, pense-t-il, le devoir doit être accompli. Sur ce point, Aristote ne lui donne pas tort. Mais comment savoir - si tant est qu’il s’agit d’un s'agisse d'un savoir – en quoi consistent nos devoirs? Comme nous l’avons vu précédemment, Kant, comme Platon, répond que seule l’exercice de la raison permet de déterminer nos devoirs. La philosophie morale de Kant a reçu le nom de «déontologisme» (du grec deon, devoir) parce qu’elle place la notion de devoir au cœur de la vie morale.
Aristote n’a de cesse de répéter, contre Socrate et Platon, qu’il n’y a pas de savoir moral possible car on peut très bien savoir ce qui est juste mais ne pas être pour autant juste. Sur ce point, l’éducation à la vertu est déterminante : «Ce n’est donc pas une œuvre négligeable, écrit Aristote, de contracter dès la plus tendre enfance telle ou telle habitude, c’est au contraire, d’une importance majeure, disons mieux, capitale.» (1103b 24-25)
Les critiques de Kant contre l’eudémonisme d’Aristote tombent donc à plat. Loin de donner la mort à la morale, l’eudémonisme d’Aristote lui donne au contraire vie, car sans viser le bonheur nos actes n’auraient plus aucun sens.
L’éthique perfectionniste d’Aristote n’offre pas de recette magique. Elle consiste en un bon dosage de divers ingrédients ajustés à des situations, parfois, fort complexes. Ce bon dosage suppose une éducation longue et patiente. L’éthique de l’excellence forme le caractère en nous confrontant à des situations complexes et difficiles. Ceux et celles qui attendent d’une éthique des règles et des principes clairs et précis seront déçus. C’est le prix à payer du perfectionnisme en morale.
«N’importe qui peut dessiner un cercle, mais ensuite, il est difficile d’en trouver le milieu.» (La grande morale, 1186b) Aristote donne l’exemple de la colère. On croit que la colère est toujours condamnable; qu’il faille rester paisible, quelles que soient les circonstances. Erreur : il est parfois bon de se livrer à la colère. Toutefois, s’il est vrai que tout le monde peut entrer en colère, il n’est pas aisé «de le faire avec la personne qu’il faut, dans la mesure et au moment convenables, pour un motif et d’une façon légitimes.» (Éthique à Nicomaque,1109a 27-28)
«L’excellence (arète), écrit Aristote, comme l’art (technè), a toujours pour objet ce qui est plus difficile, car le bien est de plus haute qualité quand il est contrarié.» (1105a 9) Qu’est-ce à dire? Le vice est aisé à accomplir; la vertu, difficile. «C’est pourquoi, écrit encore le maître du Lycée, le mal est facile et le bien difficile : facile de rater la cible; mais difficile de l’atteindre.» (1106b 31) En somme, la vertu ne s’obtient qu’en étant plongé dans situations difficiles et en étudiant comment les surmonter. L’éducation à la vertu repose également sur l’étude de figures vivantes ou disparues illustrant de manière exemplaire diverses vertus – ou, par opposition, divers vices.
Marc Lépine, pour reprendre ici un cas de triste mémoire, n’a pas enlevé la vie à quatorze jeunes étudiantes de Polytechnique simplement, sans but sans raison, pour leur enlever la vie. Il les a tuées en vue d’en finir avec les féministes «qui [lui] ont gâché la vie», écrivait-il avant le massacre des quatorze jeunes femmes, le 6 décembre 1989. «Depuis 7 ans que la vie ne m’apporte plus de joie, poursuivait le malheureux, et étant totalement blasé, j’ai décidé de mettre des bâtons dans les roues à ces viragos.»(Lettre de Marc Lépine) Le cas Marc Lépine montre que l’être humain, dans tout ce qu’il entreprend, agit toujours en vue du bien. Souvent, il s’y prend mal; il se trompe. Il agit par aveuglement, lequel constitue soit un excès, soit une insuffisance. Aristote n’a aucun doute à cet égard, car la vertu, selon lui, consiste en une médiété – le juste milieu - entre deux extrêmes, c’est-à-dire deux vices (kakia). Ainsi, le courage prend place entre la témérité et la lâcheté.
Il y a, certes, de la détermination dans l’entreprise démentielle du malheureux Marc Lépine. Mais on n’y trouve pas de courage. On pourrait qualifier l’action de Marc Lépine d’«overkill» - comme disent très justement les anglais - puisque le moyen utilisé par Marc Lépine pour parvenir à sa fin fut disproportionné. On peut fort bien être anti-féministe; encore faut-il que le moyen choisit pour faire valoir son point de vue soit approprié, ni excessif ni insuffisant. Un anti-féministe qui aurait toujours peur de s’affirmer tel, serait un lâche; il pécherait, non pas par excès, mais par insuffisance. Dans le cas de Marc Lépine, son vice fut celui de l’excès.
La vertu humaine consiste donc dans le juste milieu. Elle n’est que mesure et équilibre. C’est une œuvre d’art taillée dans la matière brute. L’être humain est ravagé par toutes sortes de passions dont il est rarement le maître. L’éducation à la vertu vise au contraire à rendre l’être humain autonome et libre en faisant un bon usage de ses passions dans les circonstances appropriées, et non pas à les extirper comme de la mauvaise herbe. Le carburant du bonheur, ce sont bien les passions qui nous assaillent constamment. L’éducation à l’excellence vise à nous rendre maître des passions en trouvant leur juste mesure.
Contrairement à l’interprétation que donne Kant du mot d’Horace, la devise éclairée est bien plutôt : Apprends à être vertueux, et tu connaîtras les dieux et l’univers.
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