…c’est en vue de l’excellence qu’existe la communauté politique, et non en vue de vivre ensemble.
Aristote, Les Politiques (III, 9, 1281a2-3)
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Récemment, Lucien Bouchard, accompagné de plusieurs personnalités publiques, dont l'ex-ministre des Finances Monique Jérôme-Forget, l'ex-ministre péquiste Joseph Facal, d'anciens recteurs et dirigeants de fédérations étudiantes, a évoqué le déplafonnement des droits de scolarité en proposant un pacte sur le financement des universités. Le dégel des frais de scolarité est, depuis longtemps, suspendu au-dessus de la tête des étudiants comme une épée de Damoclès, et il n’en fallait pas plus pour que le débat revienne en force.
Aristote (384-323 avant notre ère), qui fréquenta pendant près de vingt ans l’Académie de Platon, n’a pas connu l’université puisque cette institution du savoir supérieur n’est apparu en Europe qu’au Haut Moyen Âge sous le vocable d’universitas magistrorum et scholarum. Grâce à l’université, le savoir devint la troisième puissance après l’État et l’Église. Bien qu’Aristote n’ait pas fréquenté l’université, les étudiants qui s’assoiront sur ses bancs y étudieront sa philosophie. Aristote fut même désigné comme «Le Philosophe». Au Canada français, dans le fameux cours classique, bien avant la création des cégeps, les deux dernières années de la formation étaient consacrées à l’enseignement de la philosophie, c’est-à-dire à l’étude de l’aristotélisme revu et corrigé par Thomas d’Aquin (1224-1275). Aujourd’hui, dans le Québec moderne, Aristote et Thomas d’Aquin ont perdu leur primauté; d’autres philosophes et penseurs sont désormais à l’étude. Pour plusieurs, Aristote et, surtout Thomas d’Aquin, sont devenus synonymes d’une pensée rétrograde et réactionnaire. Toute la modernité, à commencer par Descartes, s’est évertuée à rompre avec l’emprise de l’aristotélisme et du thomisme. Toutefois, devant les impasses de la pensée moderne, plusieurs reviennent aujourd’hui au vieux maître grec.
Qu’est-ce que l’élève de Platon aurait à dire au sujet de la hausse des droits de scolarité dans les universités? Pour répondre à cette question, il convient de présenter succinctement la philosophie politique du maître du Lycée. Deux idées principales se trouvent au cœur de la philosophie politique d’Aristote :
1/ La justice est téléologique. Définir ce qui est juste, c’est se demander le telos (le but, la finalité ou, encore, la nature essentielle) de la pratique sociale sous examen.
2/ La justice est honorifique. Réfléchir à propos du telos d’une pratique – la défendre sous forme d’argument -, c’est discuter en bonne partie de la question de savoir quelle vertu il faut honorer et gratifier.
La clef de voûte de l’éthique et du politique chez Aristote se trouve dans la relation mutuelle qu’entretiennent ces deux idées.
Les théories modernes de la justice, telle celle de John Rawls, s’efforcent de séparer l’équité et la justice de tout propos concernant l’honneur, la vertu et le mérite. Ces théories recherchent des principes de justice qui se veulent neutres par rapport à toute finalité au-delà de celles que les gens se donnent eux-mêmes. Au contraire, Aristote était d’avis qu’à cet égard la justice n’est pas neutre. Le maître d’Alexandre le Grand pensait en effet que les interrogations entourant ce qui est juste tournent inévitablement autour de celles touchant l’honneur, la vertu ainsi que la nature de la vie bonne ou heureuse.
Nous allons examiner dans ce qui suit de quelle manière, pour Aristote, la justice et la vie bonne sont indissociables, ce qui nous permettra de comprendre l’enjeu des tentatives actuelles qui visent au contraire à les distinguer.
La priorité du mérite sur le juste
D’après Aristote, la justice consiste à donner aux gens ce qu’ils méritent, c’est-à-dire donner à chacun son dû. Le problème est de savoir ce qui revient à chacun. En somme, sur quels critères repose le mérite de chacun? Aristote répond que cela dépend de ce qu’il faut distribuer. La justice implique deux variables : «les choses ainsi que les personnes à qui ces choses doivent revenir». Généralement, nous convenons qu’«il faut qu’une part égale revienne à des gens égaux .» (Aristote, Les Politiques, trad. frse par Pierre Pellegrin, Garnier-Flammarion, Paris, 1990, p. 245, 1282b.)
Voici qu’apparaît toutefois un problème : égaux sous quel rapport? Or, ce rapport est fonction de ce qui est distribué; il est en outre déterminé par la vertu associée aux biens distribués. Imaginons, par exemple, qu’il s’agisse de donner des flûtes. Qui devrait en recevoir? Aristote répond : les meilleurs joueurs de flûtes.
La justice est fonction du mérite, c’est-à-dire de l’excellence et, dans le cas des flûtes à distribuer, le critère d’excellence ou du mérite est la capacité d’en jouer de la meilleure manière possible. Tout autre critère, qui se baserait sur la richesse ou sur la pauvreté, sur la noblesse de la naissance, la beauté physique, ou encore qui se ferait par le tirage au sort serait injuste.
Les auditions pour devenir musicien dans un orchestre, par exemple, ont lieu pour ainsi dire derrière un rideau afin que les juges puissent se faire une idée de la qualité artistique du musicien sans parti pris autre que la virtuosité. Il ne faut pas non plus penser que donner les flûtes aux meilleurs instrumentistes, c’est s’assurer que l’orchestre sera plus performant et que le plaisir des mélomanes sera donc plus intense. Ce n’est pas ce que dit Aristote. Selon lui, les flûtes reviennent aux meilleurs artistes parce que c’est ce en vue de quoi – le telos – les flûtes existent : être utilisées d’excellente façon. Le but ou la finalité d’une flûte, c’est de produire de la belle musique, de sorte que ceux et celles qui sont en mesure de le faire devraient en recevoir une.
L’argument d’Aristote, fondé sur la finalité d’un bien en fonction de ceux et celles qui sont en mesure d’en réaliser la fin est de nature téléologique. En résumé, il affirme que lorsqu’il s’agit de déterminer la juste répartition d’un bien, il faut s’enquérir du telos ou de la finalité du bien en question et des vertus permettant de jouir de celui-ci.
Penser téléologiquement
La pensée téléologique d’Aristote à propos de la justice paraîtra étrange à plusieurs. Examinons un autre cas. Supposons que nous ayons à déterminer le droit d’accès à la piscine du collège. Certains suggéreront qu’il faut autoriser l’accès à la piscine seulement à ceux et celles qui sont en mesure de payer un prix d’entrée élevé (puisque, supposons, les finances de l’établissement sont si réduites qu’on n’a plus le choix d’adopter le principe de l’utilisateur-payeur). D’autres suggéreront plutôt d’en donner accès aux seuls nageurs olympiques (puisque, supposons, ceux-ci n’ont pas d’autres endroits pour s’entraîner). Le citoyen ordinaire et les étudiants du collège devront donc désormais céder la place aux nageurs de haut calibre. Dans un cas comme dans l’autre, la décision est de nature téléologique : il s’agit en effet de définir la finalité de l’usage qui doit être fait de la piscine.
Dans l’Antiquité, la pensée téléologique était plus courante qu’aujourd’hui. Platon et Aristote croyaient que le feu monte parce qu’il est de nature céleste; c’est son lieu naturel, contrairement aux pierres qui tombent vers le sol parce que tel est leur lieu naturel. La nature, chez les anciens Grecs, constituait un ordre pourvu de sens. Aristote croyait donc que, pour connaître la place que nous occupons dans le cosmos , il fallait connaître le but que poursuit la nature.
Avec l’avènement de la science moderne, la nature s’est pour ainsi dire «désenchantée». Elle est devenue une masse inerte et aveugle, une immense «machine» gouvernée par les lois naturelles, telles la gravitation et la loi de la sélection naturelle dans l’ordre du vivant. L’explication des phénomènes naturels faisant appel à des buts, des fins, un sens, une direction, etc., fut mise de côté, car elle apparaît naïve et anthropocentriste. Néanmoins, il nous semble bien difficile, voire impossible, de considérer le monde de manière non téléologique, comme doté d’un sens. Si, en science, la téléologie y est bannie, en éthique et en politique, c’est une tout autre histoire, comme nous l’avons vu précédemment, et comme nous le verrons par l’examen du débat entourant la hausse des droits de scolarité.
Quelle finalité pour l’éducation?
Au Québec, ces jours-ci, des étudiants manifestent contre le dégel des droits de scolarité et réclament une éducation gratuite à tous les niveaux. Ils considèrent injuste que ceux et celles dont les moyens financiers sont limités n’aient pas accès aux études. D’autres – principalement les contribuables, avec Lucien Bouchard en tête -, rétorquent que les universités sont sous-financées et que les étudiants doivent faire leur part pour renflouer les coffres des universités. Aux yeux de l’ancien premier ministre et de plusieurs personnalités publiques, la gratuité scolaire que réclament les étudiants et les étudiantes est tout simplement injuste. Qui a raison? Qui a tort? Il ne nous appartient d’en décider.
L’élément qu’il faut retenir est que ce débat concernant la justice en éducation est de nature téléologique car la question concerne la finalité de l’éducation : quelle est le but ou le telos de l’université? Les étudiants revendiquant la gratuité scolaire semblent alléguer que le but de l’université est de contribuer à faire des citoyens responsables qui, après leurs études, redonneront à la société ce qu’ils en ont reçu. La finalité d’une université semble donc être la solidarité. C’est là l’excellence, ou la vertu, que devrait honorer l’université.
Au contraire, pour le groupe des «Lucides», mené par Lucien Bouchard, la finalité de l’université c’est la prospérité économique, et, pour y parvenir, il est impératif que les étudiants contribuent au financement des institutions supérieures, sans quoi, le Québec se dirige tout droit vers la déchéance économique.
Quelle vertu ou quelle excellence les universités doivent-elles donc honorer et gratifier? Ceux et celles qui croient que l’université existe pour honorer la prospérité économique refusent l’idée de la gratuité scolaire à l’université; les autres, soutenant que les universités sont des institutions visant à honorer la solidarité, réclament la gratuité de tous les parcours scolaires publics. Il est tout de même curieux que, dans ce débat, personne ne soutienne l’idée que ce que doit honorer l’université, c’est l’apprentissage de la connaissance pour elle-même. Dans une société où tout se marchande, le savoir lui-même n’échappe pas à la règle et n’est plus tenu comme une fin en soi. Selon le fameux mot du Stagirite, «Par nature, l’homme désire connaître.». Nous, au contraire, désirons connaître en vue d’autre chose que la connaissance elle-même, et l’université qui est le lieu du savoir par excellence, n’est plus une fin en soi mais un moyen en vue d’autre chose : la solidarité sociale, pour les uns, la prospérité économique pour les autres. Encore une fois, il ne nous appartient pas de dire qui a raison et qui a tort dans ce débat de société. Ce qu’il faut retenir, c’est que bon gré mal gré on ne saurait échapper à la pensée téléologique à propos de la finalité de l’université.
Le mythe de la neutralité
Au fond, comme chacun sait, le débat entourant le financement des universités est une question politique. Aristote rappelle à cet égard que toute question politique est autant morale car elle doit être tranchée sur la base de convictions quant à ce que nous tenons comme une vie bonne (de «valeurs», dirions-nous aujourd’hui). La pensée politique – et donc, la morale - moderne, au contraire, fuit comme la peste la recherche de la vie bonne ou heureuse. En d’autres termes, le bonheur ne figure plus à l’agenda politique d’un État moderne. Le bonheur n’est plus qu’une affaire strictement personnelle qui ne concerne pas l’État, mais les choix de vie des citoyens eux-mêmes.
Aristote pose une question essentielle que nous, modernes, avons oubliée ou que nous esquivons systématiquement: quelle est la finalité du politique? Nous répondons à peu près tous d’une voie unanime: vivre ensemble. Aristote propose une autre réponse : il ne suffit pas seulement de vivre ensemble, il faut par-dessus tout bien vivre ensemble. Nuance capitale. Nous, modernes, abordons le politique suivant une approche procédurale permettant aux citoyens de choisir eux-mêmes leurs propres fins, c’est-à-dire leur bonheur, sur la base d’un système de droits ou de principes de justice (comme chez Rawls). Au contraire, pour Aristote, la finalité du politique ou d’un État, c’est de former de bons citoyens en développant le bon caractère, c’est-à-dire en cultivant les vertus, dont celles du courage, de la justice, de la sagacité, de la modération et de la prudence. Que l’État moderne cherche précisément à développer ces traits de caractères, n’est-ce pas là ce que vise, par exemple, le nouveau cours d’Éthique et de culture religieuse (ECR) mis sur pied par l’État québécois en 2005 lors de l’adoption du projet de loi 95? - Non, la finalité de ce cours est de favoriser le «vivre-ensemble», point à la ligne, pas le bien vivre ensemble. Nuance, encore une fois, cruciale. En développant de bonnes attitudes citoyennes, faites de tolérance et de reconnaissance de la différence de l’autre, ECR vise à former de bons citoyens, pas forcément des êtres vertueux et heureux. De même, le programme de culture religieuse n’a que faire de l’enseignement des vertus dites «théologales» : la foi, l’espérance et la charité. Ce ne sont, dit-on, que des croyances religieuses trop orientées vers une certaine conception de la vie bonne (chrétienne). À ce compte, la trilogie du cinéaste québécois Bernard Émond sur les vertus théologales devrait être rejetée, selon la conception du cours d’ECR, comme trop orientée vers le christianisme. Il faudra bien un jour que notre société devienne adulte et apprenne à distinguer une croyance religieuse d’une vertu comme la foi.
Tout de même : les finalités d’ECR et celles de l’université, ne proposent-elles pas, au fond, une sorte conception de la vie bonne? Il ne faut pas être grand clerc pour le reconnaître. ECR propose bel et bien une vision de la vie bonne, même si ses concepteurs s’en défendent. Les Lucides et les Solidaires, en proposant une finalité divergente de l’université, proposent eux aussi une conception de la vie bonne. Aristote, lui, voyait dans le plaisir de la connaissance pour la connaissance, le but ultime de l’existence humaine. Les Lucides autant que les Solidaires voient dans le savoir supérieur, non pas une finalité en soi, mais un bénéfice à tirer pour la société dans son ensemble. Obtenir à la sueur de son front le grade de bachelier, de maître ou de docteur ne signifie plus rien en soi. Un maître en philosophie, ou un docteur en géologie, n’offre plus aucun prestige en soi; ils ne valent que pour l’utilité sociale qu’ils procurent. (On comprend, dès lors, pourquoi les philosophes ont si mauvaise réputation, puisqu’apparemment, ils ne sont d’aucune utilité sociale et économique.)
Qu’Aristote ait ou non raison sur la finalité de l’université, il nous rappelle qu’on ne saurait éviter les questions de nature morale touchant le politique, car le politique fait appel implicitement à une conception du bonheur. La pensée téléologique d’Aristote permet surtout de démasquer le mythe de la neutralité sur lequel notre monde moderne repose. Le vœu de neutralité de l’État moderne constitue en effet son plus grand mensonge.
Le terme complexe de "à la fois" peut être un élément de résolution des apories. Vous le remarquez vous-même : l'Etat peut avoir pour but, à la fois le vivre ensemble et la vie bonne (qui ne sont d'ailleurs pas dissociables en réalité).
RépondreSupprimerL'utilité sociale du savoir n'est pas à dissocier de la dignité transcendante du savoir. Le savoir est à la fois digne et utile dans la plupart des cas. Donner le bonheur ou simplement tenter de le faire, n'est-ce pas l'utilité suprême ? La logique n'est-elle pas à la fois utile pour les sciences expérimentales et procurant la jouissance transcendante et par conséquent gratuite de la possession de la vérité ?
Sans nier la distinction nécessaire entre l'utilité et la gratuité, il ne faut pas les opposer, il ne faut pas qu'elles s'excluent l'une l'autre sans nécessité logique, car dans la réalité elles sont souvent réunies.
Reste donc dans la théorie de l'Etat, l'exclusion arbitraire de l'expertise religieuse qui n'a rien de rationnel pour se justifier. Ici encore on oppose en une aporie inconciliable, mais artificielle, la laïcité et le religieux.
Merci en tous cas pour votre analyse de la théorie de Rawls qui ne voit dans le droit que procédure, alors qu'il est science de la coexistence des libertés se perfectionnant et s'accroissant les unes les autres par leur exercice rationnel, donc par l'élimination de l'arbitraire.
Merci et félicitations !