Monsieur
Bolduc,
J’ai lu avec
intérêt votre lettre que George Orwell adresserait à Donald Trump.[1]
1984, ma lettre se veut laudative à l’endroit du 45e
président des États-Unis élu le 8 novembre 2016.
Pour ma part, je vous adresse une lettre d’outre-tombe de Robert Nozick (1938-2002).
Contrairement à la vôtre où vous prenez fait et charge contre Trump à la lumière
d’une compréhension fautive ou fort discutable du roman
Un professeur
de philosophie à l'Université de Montréal, Michel Seymour, a déclaré au lendemain
de la victoire de Donald Trump : « Le peuple américain aura préféré élire une
ordure plutôt qu'une femme » (Le Journal
de Québec, 11 novembre 2016). Seymour ne fut pas le seul a fustigé Trump,
le traitant de tous les noms. Des démocrates américains déclenchèrent des émeutes
anti-Trump, scandant les mots « not my
president » (« pas mon président »).
L'heure fut
au deuil, à panser la cicatrice. Les partisans démocrates vomirent leur venin.
La blessure faisait mal, douloureusement mal. La défaite fut cruelle. On
cherche désespérément à comprendre. On tire sur tout ce qui bouge. En vain.
Ici aussi,
au Québec, l'affliction était aussi grande. L'establishment de gauche
s'explique mal ce qui a bien pu se passer. Il ne l'a pas pu venir. Les médias
ne comprenaient rien à leur déroute. La victoire de Trump fut pourtant jugé
impossible, logiquement impossible. Ce monstre de l'incorrectitude politique
est une véritable calamité.
Ce sont
toujours les autres qui sont responsables. Ces « ignares » d'Américains qui votèrent
pour Trump. Ces gens sans éducation faisant preuve d'ignorance crasse. Ces rednecks qui sont encore à croire au
créationnisme, à Dieu et à la Bible. Ces antimodernes qui ne suivent pas la
marche irrésistible de l'Histoire allant inexorablement vers la Raison et la
Science…
François
Cardinal (La Presse+, 13 novembre, « J'adore les gens peu instruits! »)
justifie l'élection du mal-aimé américain par le fait qu'une grande proportion
de la base électorale de Trump ne serait pas éduquée. En votant pour Trump, ses
électeurs n'auraient pas voté intelligemment, et cela s'expliquerait par le
manque d'éducation. Je n'y vois pour ma part qu'une simple corrélation et non
une cause. Ne dit-on pas, dans le même registre, que les croyants sont
statistiquement parlant non-éduqués? Donc, l'élimination de la croyance
religieuse passerait obligatoirement par l'éducation. C'est le rêve du siècle
des Lumières. On peut toujours rêver!
Je veux bien
que Trump ne soit pas ce qu'on peut appeler un ange. Mais de là à le traiter
d'« ordure », comme le fait Seymour, c'est une autre paire de manches. Ces
gauchistes disent en somme que cet homme-là, Donald Trump, étant une ordure,
n'a plus le droit à liberté d'expression. Il faut le faire taire à tout prix!
Dès lors, il
faut réaliser qu’on se transforme précisément en Big Brother dictant ce qu'il convient de dire et de ne pas dire
dans une démocratie libérale. Partisan avoué de mon collègue à Harvard, John
Rawls, Seymour invoque son mentor pour exclure Trump et ses sectateurs de l'« espace
public ». On n'est pas loin d'une sorte de sainte Inquisition. Trump est tenu
comme un détestable « hérétique » de la social-démocratie.
Dans sa
lettre George Orwell (René Bolduc) se dit de gauche, socialiste. Dès lors, Big
Brother devient le détestable Bonhomme Sept Heure de droite. Or, bien qu’Orwell
a pu être d’allégeance « socialiste » en particulier, il renvoya dos à dos la gauche
et la droite, se définissant plutôt comme un « anarchiste tory ».[2]
Or, dans le mot « anarchiste », je reconnais mon interrogation de départ
voulant que « la question fondamentale de la philosophie politique… celle qui
précède toutes les questions sur la façon dont l’État devrait être organisé, porte
sur l’existence même d’un État, quel qu’il soit. Pourquoi ne pas avoir l’anarchie
? » (Anarchie, État et Utopie, publié
en 1974).
Mon livre, Anarchie, État et Utopie a fait couler
beaucoup d’encre dans le monde anglophone. J’y défends une philosophie
libertarienne, où la liberté, et non l’égalité, est la valeur première. Je
répondais à mon collègue du département de philosophie à Harvard, qui, dans Théorie de la justice, publié 3 ans
plutôt que mon essai, défend une philosophie politique opposée à la mienne, celle
de la justice sociale basée sur la
valeur sacro-sainte de l’égalité. On
peut dire que les Démocrates optent farouchement pour Rawls. Pour ma part, je
crois me reconnaître chez Donald Trump, contrairement à la plupart des
Républicains, au sens où Trump a, comme moi, ainsi qu’Orwell, une crainte tout
à fait légitime de l’État, quel qu’il soit.
Qui est donc
Donald Trump? Les médias bien-pensants démocrates, bref, tous ces fameux « experts
» qui pullulent dans les médias, n'ont rien compris aux électeurs américains
qui portèrent au pouvoir Donald Trump. Ce qui a joué en faveur de son élection,
c'est justement ce que l'électeur type de Trump déteste au plus haut point, à
savoir l'hypercompétence que représente Hillary Clinton. La candidate défaite
symbolise la quintessence de ces agents fédéraux qui veulent, selon l'électeur
type trumpien, embrigader la sacro-sainte LIBERTÉ des citoyens américains. Pour
ces derniers, selon la jolie formule du regretté Pierre Falardeau, la liberté n'est pas une marque de yogourt.
Tant qu'on
n'aura pas compris cette réalité fondamentale culturelle américaine, on n'aura
rien compris au raz-de-marée qu'a constitué l'élection de Donald Trump à la
présidence.
Pour fixer
les idées, j'irai du côté du cinéma américain. J'épinglerai un célèbre
réalisateur qui fut aussi un acteur remarquable: Clint Eastwood. Je songe en
tout particulier à la série-culte Dirty Harry
(Harry le charognard), dans laquelle
Eastwood joue le rôle de l'inspecteur Harry Callahan. Qui est ce Harry
Callahan? Un être taciturne, solitaire, rebelle, doué d'un sens aigu de la
justice, obstiné, parfois obtus, toujours en rébellion contre ses supérieurs,
eux qui représentent l'ordre, la norme, le « manuel d'instruction »; bref, la
Loi.
L'inspecteur
Callahan a un rapport ambigu avec la loi, ainsi que tout cette multitude de petits
règlements aussi pitoyables que farfelus. Callahan entre toujours en conflit
avec ses supérieurs sur des questions légales. Il doit se plier aux techniques
policières, lesquelles s'adossent aux chartes de la personne. L'inspecteur
Callahan est un représentant de la loi, certes, mais il est surtout un adepte
de l'« auto-justice ». Callahan ne fait pas confiance au système de judiciaire.
Ses supérieurs lui répètent ad nauseam:
« Harry. on en a assez de vos méthodes... Vous ne pouvez pas aller quelque part
sans déclencher un massacre. Essayez de vous tenir tranquille et sachez que
vous n'avez qu'une chose à faire : obéir aux ordres!» Mais l'intéressé, c'est
immanquable, se rebiffe toujours.
Donald Trump,
c’est Callahan devant les chefs symbolisés par Hillary Clinton et Washington.
Tout comme Callahan, Trump enfreint les ordres des représentants de l'État
fédéral. L'inspecteur a un sens instinctif du danger, inexplicable et
infaillible. Ses supérieurs lui reprochent d'ailleurs de ne tenir compte que de
son instinct au détriment des preuves et des faits (evidence, facts). D'où, en
ce qui concerne l'administration Trump, les « faits alternatifs » décriés avec
horreur par ses opposants.
Tout ce qui
vaut pour l'inspecteur Harry Callahan, vaudrait donc pour Donald Trump. Lui
aussi a une attitude ambivalente à l'égard de la loi, plus précisément envers
l'État. Trump va au-delà de l'État. Comme disait Louis XIV, L'État, c'est moi ! En fait, l'État -
les supérieurs de Trump-Callahan - brime Trump dans sa liberté. Non pas qu'il
soit injuste, ou qu'il souhaite être injuste, mais il veut lui-même faire
justice. Ce point est d'une importance décisive si l'on souhaite saisir quoi
que ce soit de la posture du 45e président.
Cette
philosophie est celle du libertarisme que j’ai défendu dans mon livre cité précédemment.
Et je crois bien qu’Orwell lui aussi, entant qu’anarchiste tory, serait d’accord avec moi sur ce point fondamental,
et que votre la lettre contre Trump prenant appui sur l’auteur de 1984, passe parfaitement
à côté de la plaque.