jeudi 4 mars 2010

L’affaire du niqab et l’éthique des vertus

«On ne naît pas vertueux, on le devient.»
Terturllien
L'entêtement de la jeune égyptienne, expulsée du cours de francisation du cégep Saint-Laurent par le ministère de l’Immigration et des Communautés culturelles, parce qu’elle tenait mordicus à porter son niqad et à ne jamais se dévoiler devant des hommes, a ravivé la controverse au sujet des fameux accommodements raisonnables. On croyait à tort que la Commission Bouchard-Taylor avait éradiqué le mal. Chaque nouveau cas d’accommodement déraisonnable nous replonge dans le même psychodrame, la même perplexité. Les gens attendent de l’État québécois des balises, des consignes claires ; bref, du prêt-à-penser. Les tenants d’une laïcité stricte, par exemple, appellent de leurs vœux une charte de la laïcité pour mettre fin à toute ambiguïté possible à cet égard. Les «pluralistes» leur répondent qu’il convient d’être tolérant et ouvert, qu’il est vain de vouloir se braquer, etc. Gérard Bouchard, par exemple, déclarait que l'affaire de l’immigrante égyptienne est un exemple évident d’accommodement déraisonnable où il y a collision frontale entre le droit à la liberté de conscience et celui de l’égalité homme-femme ; or, la commission qu’il présidait en compagnie de Charles Taylor, proposait de reconnaître la primauté de l’égalité homme-femme, comme valeur québécoise commune, par rapport à la liberté de conscience et de religion. Le problème, c’est que le gouvernement Charest tarde à suivre la recommandation.

Pour ma part, je suis d’avis que, même avec l’imprimatur de l’État, les cas d'accommodements déraisonnables continueront malgré tout à nous hanter. Pourquoi donc ?

La réponse est simple. La cause de nos malheurs et des nos désarrois actuels provient du système moral dans lequel nous vivons, c'est-à-dire d’une morale fondée sur des droits. La finalité d’une éthique des droits, c’est de conférer la dignité aux hommes et aux femmes (voire bientôt aux animaux et même à la nature). Rappelons que le recours au droit à liberté de conscience et de croyance visait, à l’origine, à assurer aux adeptes d’une religion l’exercice de leurs cultes et de leurs pratiques religieuses sans crainte d’être pourchassés ou exterminés. Par exemple, les massacres sanglants opposant catholiques et protestants, autant en France qu’en Angleterre, aux XVe et XVIe siècles, conduisit à cette «évidence» que constitue le droit à la liberté de conscience et de croyance. Avec le temps, ce droit semble devenu un acquis inviolable, de sorte que celui ou celle qui en est détenteur a tendance à croire qu'il peut tout exiger de l’État. C’est l’effet pervers auquel conduit l’éthique des droits. Aujourd’hui, parce que tout le monde réclame ses droits «naturels et inaliénables» du seul fait d’être humain, on assiste à une pléthore de cas aberrants dans lesquels nous nous embourbons, comme celui dont nous avons été récemment témoins ; des cas patents de non-sens, mais qui, malgré tout, risque de se reproduire sans cesse.

Pour sortir de cet enfer moral, il faudra un jour avoir le courage de passer à une autre éthique - ou de revenir, comme je le propose, à une éthique des vertus. Qu'est-ce à dire?

Une éthique des droits répond à la question : «Que dois-je faire ?» Sa réponse : Fais aux autres ce que tu voudrais qu'ils te fassent. Tu veux par exemple pratiquer ton culte ? Alors, laisse autrui pratiquer le sien ! D’où naît le droit à la liberté de croyance.

Naïma, l’immigrée d’origine égyptienne, ayant le statut de résidente permanente au Canada, réclame haut et fort son droit à la liberté de croyance. Nous nous indignons devant l’entêtement de la jeune femme, alors que les autorités ont essayé tous les accommodements possibles.

Personne n’osera dire toutefois que Naïma est une personne détestable, vicieuse et malveillante. Ces qualificatifs ne se disent plus ; ce sont des mots tabous, politiquement incorrects. Tout au plus avouera-t-on frileusement que la jeune femme est déraisonnable dans son inflexibilité. Dans une éthique des droits, il n’y a ni vertueux ni vicieux, mais seulement des personnes «raisonnables» et «déraisonnables». Ces qualificatifs sont significatifs de la place centrale qu’occupent la raison et la déraison dans une telle éthique¸, car elle remonte au siècle des Lumières, le siècle de la Raison par excellence.

La question centrale de l’éthique des vertus n’est pas «Que dois-je faire ?» ou «Quelle est la bonne conduite à adopter ?», mais «Quelle sorte de personne dois-je devenir ?» Dans une éthique de la vertu, on se demande quels traits de caractère rendent une personne bonne ? Socrate, Platon, Aristote, Thomas d'Aquin ensuite, répondaient d’une voie unanime : une bonne personne en est une qui est vertueuse. Il y a des personnes que nous recherchons, d’autres que nous évitons parce que les premières présentent des vertus, les autres, des vices.

Dans une récente et rare intervention, Lucien Bouchard disait s'opposer à à l'introduction d'une « police du voile ». Selon lui, la question de la laïcité de l'État est exagérée, la laïcité n'étant ici pas menacée. Et Bouchard de renvoyer à un homme admirable par la vertu, René Lévesque : « Je pense à René Lévesque. René Lévesque, c'était l'homme de la générosité. Il ne se posait pas de questions comme ça. Il n'avait pas peur de voir arriver les immigrants », a rappelé l'ancien Premier ministre.

Les propos de Lucien Bouchard vont dans le sens de l’éthique de la vertu. Si René Lévesque était admirable par sa générosité de coeur - comme l'est d’ailleurs la vaste majorité des Québécois -, les gens que nous admirons et louons sont des femmes et des hommes généreux et accommodants. Par opposition, nous détestons et évitons les gens chiches, mesquins, bornés et étroits d’esprit. Mais qui osera le dire ?

Ce ne sont certainement pas les pluralistes aux lunettes roses qui auront ce courage, tant la culture des droits les tient à sa merci. Un jour, peut-être, lorsqu’ils en auront plus qu’assez des limites étroites dans lesquelles l’empire des droits les tient, ils pourront appeler un chat un chat et, conséquemment, dire qu’un tel est vicieux et malveillant.

samedi 27 février 2010

Joannie Rochette et l’éthique de l’excellence

«Le libéralisme s'efforce d'engendrer de bons citoyens, pas d'excellents êtres humains.»
Susan D. Collins, Aristotle and the Rediscovery of Citizenship

L’athlète Sud-Coréenne, Yu-Na Kim, a certes monté sur la plus haute marche du podium aux Jeux olympiques d’hiver de Vancouver, mais tous s’accordent pour dire que l’athlète de l’Ile-Dupas a conquit l’or inaltérable de l'excellence en acceptant courageusement la compétition sur le terrain de l’adversité la plus terrible. Elle a préféré affronter la compétition et rester à Vancouver, plutôt que de pleurer avec sa famille en assistant aux obsèques de sa mère. La foule fut littéralement subjuguée par le courage inouï dont fit preuve la Québécoise de 24 ans. La détermination d’airain de l’athlète restera à jamais gravée dans nos mémoires.

«L’excellence, ainsi que la technique, écrivait le vieil Aristote, a trait à ce qui est difficile et bon. Car le bien, continue-t-il, est de plus haute qualité quand il est contrarié.» (Éthique à Nicomaque, Livre 2, chapitre 2) On aurait tort de croire que l’éthique de l’excellence que prône Aristote est désuète et réactionnaire. Au contraire, l’excellence de Joannie Rochette prouve hors de tout doute que le bien ne réside que dans l’exercice de vertus.

Certes, ce mot de «vertu» a beaucoup vieilli. La vertu n'est plus pour nous, aujourd’hui, qu'un mot à connotation religieuse et qui, pour cette raison, a disparu de notre vocabulaire. Or, chez les Grecs, à commencer par Socrate, la vertu est centrale. Ce mot nous vient du latin virtus. (Les Grecs disaient arétè.) Sa racine est vir; d’où, en français, les mots viril, virilité. Il y a chez Johannie Rochette une virilité exemplaire. À l’origine, vertus signifie «force, puissance». Nous parlons encore, par exemple, de «la vertu hallucinogène du cannabis», ou encore, nous disons : «en vertu de l’article X du Code criminel» (c’est-à-dire : par la force de l’article…). Dans le domaine moral, virtus désigne la «force d’âme ou de caractère» d’une personne : c’est sa qualité morale, son excellence. Bref, la vertu d’un être humain, c’est sa force morale.

Maurice Richard fut sans contredit l’athlète le plus «vertueux», au sens grec du terme. Au moment où le Rocket annonça  qu’il prenait sa retraite du hockey (le 15 septembre 1960), le chroniqueur sportif du Petit Journal, Louis Chantigny, traça un remarquable portrait du célèbre numéro 9. Le rédacteur s’interrogeait sur ce qui faisait le «génie» du Rocket en comparaison de Gordie Howe, son rival de toujours. Voici l’explication que le journaliste proposait :

«Une fois de plus, c’est l’orgueil, l’Orgueil avec un O majuscule qui nous donne la clé de l’énigme [lequel de Maurice Richard et de son rival Gordie Howe est supérieur à l’autre?]. L’orgueil insondable de l’athlète fier de ses exploits, l’orgueil superbe du champion qui a pleinement conscience de sa valeur et de l’idéal qu’il représente. …
Pour cet homme qu’habite et que tourmente le démon de l’orgueil, du juste orgueil, le sport est certes un métier, mais davantage encore une religion, une soupape de sûreté et, pour tout dire, une raison de vivre.
Alors que nombre d’athlètes professionnels encaissent le revers de la fortune sportive de façon plus ou moins résignée, plus ou moins philosophique, la défaite demeure toujours un drame, un affront personnel, une cause de désespoir et une source d’humiliation pour un homme de la trempe de Maurice Richard.»

L’orgueil étant un vice, ce dont nous parle en réalité le journaliste c’est le courage débordant du Rocket. Joannie Rochette est de la trempe de notre héros national.

L’excellence du célèbre hockeyeur et de la jeune patineuse illustre de manière exemplaire l'excellence morale, c’est-à-dire les plus hautes valeurs morales. Contrairement à ce que l’on pense, la morale n’est pas un ensemble de prescription qu’il faut suivre sous peine de sanction. Un autre athlète, cette fois-ci tiré du soccer, Zinedine Zidane, en fournira la démonstration.

Tous se souviendront du fameux coup de tête qu’asséna Zidane au thorax de l’Italien Marco Materazzi lors de la finale de la Coupe du monde en 2006 opposant l’Italie à la France. Zidane fut expulsé du match sur un carton rouge. Tous les commentateurs condamnèrent sans réserve le célèbre numéro 10 des Bleus. Zidane s’excusa ensuite pour son geste - mais ne le regretta pas! Jacques Chirac, alors président de la République, avait absout Zidane en déclarant que l’athlète était un «homme de cœur». Zidane est en effet doué d’une excellence morale hors du commun. Nous, nous faisons une distinction entre la violence physique et la violence verbale. Pas Zidane. Il a dit que les invectives que Materrazzi a proférées à son endroit à trois reprises étaient comme des coups de poings qu’il a reçus en pleine figure. Supposons que le joueur italien ait asséné un direct de Zidane, nous aurions alors tous admis que le coup de tête au thorax porté à Materazzi était mérité. Toutefois, selon la plupart des analystes, recevoir des insultes ne mériterait pas un coup de tête. Zidane devrait même être sévèrement puni pour ce geste dégradant, odieux.

Mais Zidane est pour ainsi dire au-delà du bien et du mal. Il nous rappelle que la violence physique autant que verbale constituent des offenses graves, aussi graves l’une que l’autre, qu’il ne faut surtout pas taire. Zidane a senti qu’il était de son devoir de laver l'offense dont il avait été l'objet, violence inapparente certes, mais aussi blessante qu'une agression physique qui déshumanise. Zidane souhaitait par son geste bannir non seulement la violence physique, mais surtout la pléthore de violence verbale qui entache le sport le plus pratiqué sur la planète.

Pour paraphraser Nietzsche, l’homme d’excellence est toujours incompris de la masse. Ce que nous devrions comprendre, en particulier les jeunes – ceux que Zidane tient comme à la prunelle de ses yeux - ce n’est pas tant qu’il faille à tout prix respecter le code moral (en l’occurrence, celui du soccer), mais de rechercher l’excellence. Celui ou celle qui vise l’excellence vise le bien. Voilà la grande leçon de morale de Zinedine Zidane et de Joannie Rochette.

*
Il y a chez bon nombre de Québécois aujourd’hui, un désir jamais inassouvi de tout régler par des lois, par des chartes, des règlements, etc. Le débat actuel sur la laïcité de l’État en témoigne. Les tenants d’une laïcité stricte appellent de leurs vœux une charte sur la laïcité. D’autres, au contraire, en appel à plus de tolérance et d’ouverture; ce sont les «pluralistes» qui ont publié récemment un Manifeste pour un Québec pluraliste. Mais qu’on soit «pluraliste» ou en faveur d’une laïcité stricte, on reste dans les deux cas prisonnier d’une éthique «légaliste» des droits où tout ce qui est «morale» doit désormais passer par l’empire des lois, des règlements et des politiques.

Le philosophe Martin Blais s’était jadis élevé contre ce qu’il appelait l’empire du «juridisme» en matière de moralité. «S’adonner à la culture de ces qualités que sont la justice, le courage et la modération, c’est administrer au poison du juridisme son seul antidote efficace.», écrivait le philosophe (Le chien de Socrate, 2000, p. 179). Sage parole.

Dans une récente et rare intervention, Lucien Bouchard disait s'opposer à l'interdiction de la burqa dans les lieux publics et à l'introduction d'une «police du voile». Selon lui, la question de la laïcité de l'État est exagérée; la laïcité n'étant pas menacée. Et Bouchard de renvoyer à un autre homme admirable par l’excellence, René Lévesque. «Je pense à René Lévesque. René Lévesque, c'était l'homme de la générosité. Il ne se posait pas de questions comme ça. Il n'avait pas peur de voir arriver les immigrants», a rappelé l'ancien Premier ministre.

Le monde dit «moderne» et son libéralisme politique a rejeté en bloc l’éthique de l’excellence d’Aristote. Il serait peut-être temps de la réhabiliter. À mon avis, le cours d’Éthique et de culture religieuse, contesté par ailleurs par une vaste majorité de Québécois, devrait céder le pas à un enseignement de la vertu. On me répondra que la vertu – l’excellence - ne s'enseigne pas ou difficilement. N’allez pas raconter cela à Joannie Rochette, elle qui fut formée à la dure école de Thérèse, sa mère. Alors qu’on naît, dit-on, avec des droits, on ne naît pas excellent, on le devient. Mme Rochette en est la preuve éclatante.

jeudi 11 février 2010

L'anti-manifeste

Dans la crainte de dérapages autant à droite qu’à gauche, des tenants de la laïcité ouverte et plurielle sonnaient le tocsin en publiant récemment un Manifeste pour un Québec pluraliste. Repoussant autant les nationalistes rétrogrades que les tenants d’une laïcité stricte et obtuse dans l’espace public québécois, ces libéraux, inquiets de voir leur pouvoir s’effriter auprès de l’État, crient au loup. Ils n’ont pourtant rien à craindre, en tout cas rien qui justifie une telle alarme. La commission Bouchard-Taylor, l’interculturalisme, le consensus social sur les valeurs communes québécoises, la mise sur pied d’un cours d’éthique et de culture religieuse (ECR), etc., leur mettent le vent en poupe. Il est vrai que dans le cas de « l’affaire ECR» - pour reprendre la belle expression de Louis Cornellier -, les tenants du pluralisme se sentent, avec raison, gênés d’imposer ce cours à une majorité de parents qui n’en veulent pas. On peut comprendre que ces libéraux sentaient le besoin de réaffirmer que leur intransigeance se fait au nom de la pluralité et de la plus pure égalité. Robespierre ne faisait pas mieux, lui qui, au nom de la liberté, justifiait la terreur.

L’obsession des libéraux, autant les pluralistes que les plus rigides, est la neutralité en matière de valeurs et de conceptions de la vie bonne. Comme aimait à dire Voltaire : « Je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites, mais je me battrai jusqu’à la mort pour que puissiez exprimer votre point de vue ». De son côté, Pierre Elliot Trudeau se plaisait à répéter que l’État n’a pas à mettre son nez dans nos chambres à coucher, exprimant ainsi le caractère de la vie privée. La religion est une affaire strictement privée et, en ce sens, l’État n’a pas à favoriser une religion plus qu’une autre. Tout ce que l’État libéral a à cœur, c’est la promotion et le respect des droits de la personne ; le reste – le plus important, c’est-à-dire le bonheur et ce qui y conduit – relève du discours personnel que chacun puise à la source des philosophies et des religions. Un État libéral qui gouverne une société pluraliste ne doit pas tomber dans le paternalisme en dictant à ses citoyens ce qu’ils doivent penser ou croire. Il a le devoir d’intervenir dans le secteur économique, mais pour ce qui concerne la culture et le mode de vie de ses citoyens, il doit rester « à l’extérieur de la chambre à coucher ».

Je m’inscris en faux contre l’apparente neutralité de l’État. Je soutiens que, malgré les apparences du contraire, l’État libéral des pluralistes et des stricts n’est pas neutre au plan des valeurs et des conceptions de la vie bonne.

Prenons le cas du mariage de conjoints de même sexe. À mon sens, on ne peut pas juger du mariage homosexuel sans se prononcer sur ce qu’est le but ou la finalité du mariage, même lorsqu’on invoque l’égalité de tous devant la loi en soutenant que le refus du mariage entre conjoints de même sexe constitue une discrimination intolérable. Or, le débat concernant le mariage gai est fondamentalement un débat de nature morale quant à savoir si les unions gaies et lesbiennes méritent la même reconnaissance étatique que le mariage hétérosexuel. La question morale est donc celle de savoir si le mariage homosexuel mérite la reconnaissance honorifique que l’État confère au mariage hétérosexuel.

Les libéraux, évidemment, contournent la question faisant valoir qu’il ne s’agit pas de se prononcer sur le sens ou la finalité du mariage, mais de juger si les droits des personnes en cause sont lésés. En interdisant le mariage de conjoints de même sexe, l’État semble exercer de la discrimination envers certains de ses citoyens. Leurs droits à l’égalité devant la loi et celui de la liberté de choix paraissent en effet brimés. En somme, les gens devraient avoir le droit de se marier avec qui ils veulent.

À bien y réfléchir, toutefois, ce raisonnement n’est pas valable. De la prémisse qui dit que les gens doivent exercer leur autonomie et leur libre choix, on ne peut conclure de manière suffisante qu’ils devraient se marier avec qui ils veulent. À ce compte, en effet, on pourrait tout aussi bien admettre que les gens peuvent se marier avec plusieurs conjoints ou même avec des membres de leur propre famille, ou encore avec des animaux, voire des végétaux ou des minéraux, dans la mesure où il ne s’agit que d’exercer leur libre choix.

La question morale demeure entière : le mariage homosexuel est-il légitime, ce type d’union mérite-t-il la reconnaissance de l’État ? Pour se sortir de cette impasse, les libéraux invoquent l’idée que le mariage est une institution qui change en fonction des temps et des lieux. Ils en appellent donc au relativisme moral. Ils font valoir que le mariage peut aussi être envisagé comme un engagement de fidélité entre deux partenaires – homosexuels ou hétérosexuels, peu importe. Or, par ce type de raisonnement, le libéral prend position sur la finalité ou le but du mariage, c’est-à-dire qu’il sort de sa neutralité apparente pour affirmer la légitimité morale du mariage homosexuel. Adieu neutralité!

Est-il possible de se sortir de cette pluralité de conceptions du mariage ? Oui, répondent les libéraux du Manifeste pour un Québec pluraliste en adoptant une position plurielle ouverte. Ce pluralisme est tout simplement consternant. Il tourne en rond. Dans les cours 101 de philosophie, on appelle cela le « sophisme du cercle-vicieux ».

L’éthique du pluralisme libéral n’est pas une éthique de la vertu, mais une éthique axée sur les droits. J’ai cependant un mal inouï à admettre l’idée qu’il puisse s'agir d’une « éthique ». On n’y enseigne aucune vertu digne de ce nom. Même si, selon Rawls, la justice est la vertu première des institutions sociales, il ne s’agit en aucune façon de la vertu du même nom, mais d’un simulacre de vertu.

L'analyse précédente vaut aussi pour le cours ECR. Ce cours origine du Rapport Proulx sur la place de la religion à l’école. Encore là, on pose que l’école doit respecter les droits de la personne, notamment l’égalité fondamentale des citoyens et citoyennes devant la liberté de conscience et de religion. La conclusion du dit Rapport coule, semble-t-il, de source : l’État doit s’abstenir de prendre position en faveur ou en défaveur de l’une ou l’autre des religions ; il ne doit pas favoriser l’enseignement d’une quelconque confession religieuse.

Encore une fois, notons-le, nous sommes devant une question morale que contourne habilement le libéral en se rabattant sur la fameuse neutralité de l’État. Mais il n’échappe pas à la question morale touchant la finalité de l’éducation religieuse publique. En proposant que l’école n’enseigne pas des croyances religieuses mais uniquement des connaissances religieuses, sans engagement ni du professeur ni des élèves, le libéral sort de sa neutralité apparente pour affirmer la finalité d’un enseignement culturel des religions. La forme austère et rigoureuse du Rapport laisse croire qu’il s’agit d’une décision objective établie sur la base de règles de l’art, et qu’aucune position morale n’est adoptée. Toute baigne dans la neutralité la plus trompeuse. Aussi, au nom de l’absolue égalité de tous devant la loi, depuis septembre 2008, tous les jeunes du Québec doivent suivre les cours ECR. Et vive le pluralisme !

samedi 6 février 2010

Qu’est-ce qui ne tourne pas rond dans le Manifeste pour un Québec pluraliste? Le point de vue d'Aristote


«Toutes les opinions sont respectables. Bon. C'est vous qui le dites. Moi, je dis le contraire. C'est mon opinion: respectez-la donc!»
Jacques Prévert


Si Aristote était vivant aujourd’hui, il serait ahuri à la lecture du Manifeste pour un Québec pluraliste. Comment, se demanderait-il, les Québécois en sont-ils venus à cette conception étriquée de la justice que leur propose le Manifeste ? Car il s’agit bien de justice, plus précisément de justice distributive. Pour admettre la réaction d’Aristote (384-322 avant notre ère), il faut comprendre sa pensée politique. Tout un monde le sépare radicalement de nous, nous qui vivons à l'époque «moderne». Avant tout, il vaut la peine de présenter la pensée politique d’Aristote qui domina l’Occident jusqu’au Siècle des Lumières.

Nous disions qu’il est question de justice, de justice distributive en particulier. Pour nous, modernes, la justice se doit être neutre au sens où il est convenu qu’il faille nettement séparer la justice ou l’équité de toute considération morale ayant trait à la vertu, au mérite, c’est-à-dire de toute affaire concernant la «vie bonne», l’excellence, la vertu, bref de tout ce qui vise l’atteinte du bonheur humain. Ne cherchons pas dans les chartes - canadienne ou québécoise - quelle que remarque que ce soit ayant trait au bonheur ainsi qu’aux vertus qui y conduisent. Pour nous modernes, le bonheur et ce qui y mène n’a plus aucun intérêt au plan politique. Sur ce point, notre maître à penser est sans contredit le philosophe américain décédé en 2000, John Rawls. La doctrine politique de Rawls se résume dans le fameux adage : «La priorité du juste sur le bien». Les nombreux signataires du Manifeste ne savent peut-être pas qu’ils souscrivent en bloc à la pensée politique du philosophe d’Harvard.

Tout comme Rawls, Aristote se demandait comment distribuer équitablement les biens. Pour le Stagirite, la justice - mieux, l’équité - consiste à honorer le mérite de chacun. Comment procéder ? Deux critères s’imposent, d’après Aristote. 1) La justice est «téléologique», c’est-à-dire qu’elle se rapporte à la finalité des êtres ou des choses ; 2) La justice récompense les mérites qui manifeste l’excellence (la vertu). Prenons un exemple d’Aristote lui-même : la distribution de flûtes. À qui les distribuer ? Il faut prendre en considération non seulement le mérite des personnes, mais la finalité d’une flûte. Réponse d’Aristote : aux meilleurs joueurs de flûtes. Toute autre répartition faisant appel soit à la classe sociale, à la richesse ou à la pauvreté, soit encore au hasard, serait injuste. Pourquoi ? Parce que, selon Aristote, la finalité d’une flûte, c’est qu’on en joue de manière admirable produisant une belle et excellente musique, de sorte que, ceux et celles qui répondent à cette finalité, devraient obtenir une flûte.

On pourrait penser, comme le proposerait un utilitariste, que distribuer les meilleurs instruments au meilleurs joueurs engendreraient la meilleure musique, que toute monde applaudirait, engendrant ainsi le plus grand bonheur pour le plus grand nombre. Mais la pensée d’Aristote n’est pas du tout celle de l’utilitariste. Ce n’est pas non plus celle de Rawls, dont toute la démarche est, elle aussi, foncièrement anti-utilitariste. La solution de Rawls consiste à opter pour le mode de distribution qui est à l’avantage des plus démunis. Ce qui ne signifie pas que les flûtes doivent être distribuées uniquement aux plus démunis. Pour Rawls, tout le système des droits de la personne doit obéir au principe de justice – principe baptisé de «de différence» – suivant lequel les inégalités économiques et sociales doivent être telles qu’elles sont au bénéfice de tous et surtout des plus désavantagés. Ce n’est plus le mérite des gens ni la finalité des flûtes qui guide Rawls dans l’exercice de la justice, mais le besoin. C’est pourquoi, pour le philosophe d’Harvard, la notion de mérite, et tout ce qu’elle charrie avec elle, n’a pas de place dans une société juste.

Supposons qu’un Stradivarius soit mis aux enchères. Très peu de gens peuvent se le procurer. Un collectionneur peut se l’offrir, mais pas pour en jouer ; il souhaite plutôt l’exposer chez lui. Est-ce juste ? Apparemment oui, si le milliardaire paye avec son propre argent honnêtement acquis. Pour Rawls, ce ne serait pas forcément juste si cela ne bénéficie pas en quelque façon au plus démunis. Rawls serait sans doute d’accord pour que l’acquéreur paye une redevance à l’État qui se chargerait ensuite de redistribuer l’argent aux plus démunis.

Ces deux positions paraîtraient également scandaleuses aux yeux d’Aristote. Un instrument comme le Stradivarius fut fabriqué au départ pour qu’un excellent musicien en joue. C’est là le «telos», le but, la finalité de l’instrument. Tout autre usage serait tenu par Aristote comme «contre-nature».

Évidemment, la sérieuse objection que les modernes adressent à Aristote, c’est que les soi-disantes finalités des êtres et des choses n’existent tout simplement pas. La science moderne a rejeté en bloc l’idée de «causes finales», et n’a retenue que les «causes efficientes ou motrices». La science moderne n’est pas téléologique mais mécanique.

Il n’est pas toutefois assuré que nous puissions nous passer de la téléologie. Prenons le cas du politique. Quel est le but ou la fin du politique ? Un moderne comme Rawls répond que le propre du politique concerne la proclamation de droits individuels et de leur respect intégral de sorte que les citoyens puissent être en mesure de choisir leurs propres conceptions de la vie bonne, c’est-à-dire du bonheur. Notons qu’une telle définition est subrepticement téléologique. Aristote a une conception toute autre du politique mais qui reste téléologique. Le politique n’a rien à voir avec un système de droits individuels se voulant neutre par rapport aux conceptions de la vie bonne des citoyens. La finalité du politique, d’après Aristote, consiste à former de bons citoyens et à cultiver leur «caractère» en développant leur vertu. Aristote rejette l’idée que le but du politique consiste à satisfaire les préférences de la majorité dans la mesure où les droits des individus sont respectés. Aristote va plus loin. L’État est davantage qu’un simple arbitre, neutre, car « la fin d’un [État] est la vie heureuse… et que c’est en vue de belles actions qu’existe la communauté politique, et non en vue de vivre ensemble», écrit-il (Les politiques, III, 9, 1280a).

La finalité du Manifeste propose la meilleure solution au vivre-ensemble, c’est-à-dire «à établir un équilibre, toujours mouvant, entre les préoccupations légitimes de la majorité, et celles des minorités. La recherche constante de cet équilibre honore le Québec et demeure la condition d’un authentique vivre-ensemble.» Encore une fois, Aristote est plus exigeant. Il en appelle à l’excellence. Il ne se satisfait pas d’une société simplement équilibrée. Il l’a veut surtout heureuse, c’est-à-dire, au sens propre, épanouissante. C’est là la finalité de la vie en société. Ce n’est surtout pas une société où chacun vient y puiser ce qui lui faut en échange de ce qu’il n’a pas sous prétexte que chaque citoyen est, par le fait même, détenteur de droits individuels inaliénables. Une société n’est pas une auberge espagnole.

Ce qui ne tourne pas rond dans le Manifeste, et ce qui épouvanterait Aristote, c’est que la finalité politique de l’État proposée est inadéquate. La véritable finalité de l’État consiste à développer les vertus des citoyens qui, en retour, doivent veiller, comme à prunelle de leurs yeux, au bien-être de l’État, puisque de la santé de celui-ci dépend leur bonheur, c’est-à-dire leur épanouissement. La finalité de l’État ne se limite donc en aucune façon à trouver l’équilibre de la société, dans une neutralité irrespectueuse du bonheur des citoyens, où chacun cherche son compte par la satisfaction ses intérêts personnels.

On parle aujourd’hui abondamment d’éducation à la citoyenneté. J’ai bien peur que ce ne soit encore une fois que des mots creux et des vœux pieux. Quand on a vidé l’État de sa véritable finalité («fonction», dirions-nous aujourd’hui), le sens de la citoyenneté ne rime plus à rien. En effet, là où un État octroie à ses citoyens, dès la sortie du ventre maternel, des droits, à quoi bon s’esquinter à les acquérir ? Ce dont l’État devrait plutôt se faire le chantre, c’est d’une éducation à la vertu.

À cet égard, le Manifeste loue la mise sur pied récente du cours d’Éthique et de culture religieuse, comme une heureuse initiative permettant d’assurer le vivre-ensemble. Mais il ne s’agit que d’une éducation au pluralisme. Pour un État comme le Québec, déjà fragilisé, l’éducation au pluralisme est tout ce qu’il y a de plus lénifiant et soporifique. La vertu centrale qu'on souhaite instiller chez les jeunes est la tolérance et le consensus social - ce qui équivaut à l’apprentissage de la rectitude politique commandée par l’État libéral.

Tout le monde est dans ses droits, mais personne ne sait ce qu’est le courage, la justice, la sagesse, la tempérance, la piété, la foi, l’espérance et la charité. Cela ne prépare pas au bonheur. Socrate aimait à dire qu’une vie sans examen de ce qu’est la vertu ne valait pas la peine d’être vécue. Aristote avait retenu la leçon du maître de Platon. Aurons-nous le courage de l’entendre à nouveau?

mardi 2 février 2010

Courriel d'une jeune écologiste en peine



Récemment, une de mes anciennes étudiantes, engagée dans un mouvement écologiste, m’envoyait le courriel qui suit dans lequel elle demande des lumières sur l'épineux sujet de l'existence du bien et du mal.
Sauriez-vous l’éclairer ?


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Cher monsieur le professeur



J’ai fait la découverte d’un site Internet fascinant. Il s’agit d’un site d’astronomique étonnant où les internautes peuvent entrer en contact avec une population d’«androïdes», les «Kryptoniens». Ces extra-terrestres habitent la planète Krypton située dans la galaxie d’Andromède. Oui, oui, vous avez bien lu : on peut écrire via Internet à ces extra-terrestres, et ils nous répondent ! [l'adresse internet est confidentielle] Je corresponds d’ailleurs depuis quelque temps avec un Kryptonien dont je tairai le nom pour l’appeler simplement «Krypto».

Le site explique que les Kryptoniens sont tout à fait semblables aux Terriens, sauf qu’ils n’ont pas de «sens moral»… Étonnant !? Les Kryptoniens n’ont pas non plus de sensibilité physique : ils n’éprouvent pas la douleur. J’en veux pour preuve cette étonnante conversation que j’eus l’autre jour avec mon correspondant outre-galactique. Krypto m’informait, en badinant presque, qu’une sorte de bactérie mangeuse de chair était en train de lui dévorer la jambe. Avec une précision quasi chirurgicale, sans montrer le moindre signe d’affolement, il décrivait l’état de décomposition avancé de son pied gauche. Krypto savait qu’il n’en avait plus pour longtemps à vivre et il ne s’en inquiétait pas le moins du monde!

De mon côté, j’informais Krypto que les Terriens se préoccupent beaucoup, par les temps qui courent, de l’état lamentable de la planète en raison du fameux réchauffement climatique. «Si d’ici dix ans», lui écrivais-je, «les émissions de gaz à effet de serre ne diminuent pas, la Terre sera invivable.» Imperturbable, mon correspondant me répondit sèchement : «Chez nous aussi, leréchauffement climatique suit une progression mathématique. Nos calculs prévoient un embrasement général de la planète pour le 25 septembre 2022 à 10 heures 52 minutes (heure de Krypton, évidemment). Ainsi, notre civilisation, vieille de plus de 5 000 ans, s’éteindra en quelques secondes.» - «Vous n’envisagez aucune mesure pour arrêter ce sombre cataclysme ?», lui demandais-je, ahurie. - «Non, pourquoi donc devrions-nous stopper ce qui est de toute manière inéluctable ?». - «Mais ne comprenez-vous pas que vous mourrez tous d’une mort atroce, que ce sera la fin de votre grande civilisation, que tout cela est triste à mourir ?» Sa réponse acheva mon hébétude. Voici la suite de son courriel extra-galactique:

Je reconnais là, le souci typique des Terriens : leur sempiternel
besoin irrépressible du Bien et du Mal ! Mais d’où vous viennent ces étranges
idées ? Vous êtes un mystère pour nous. Nous, nous avons beau scruter
attentivement ce que vous qualifiez de «bien» et de «mal», nous n’observons
jamais rien de tel dans la réalité. En vain, percevons-nous le «Mal» que bon
nombre d’entre vous condamnent dans les attentats du 11 septembre 2001 aux États-
Unis. D’autres de vos frères terriens, au contraire, louent ces mêmes attentats
comme des exploits héroïques où, enfin, la «Justice» (d’Allah) a pu triompher du
«Mal» (les Infidèles). Où est ce «Bien» et cette «Justice» qui mettent à feu et à sang
votre planète ? Où est le «mal» que vous redoutez tant dans le réchauffement de la
planète ? Vous êtes à l’origine des changements climatiques, et puis après ? Vous
vous affolez devant la désertification galopante, la fonte des glaces aux pôles, la fin
du Gulf Stream, les inondations, les variations extrêmes du climat, l’extinction des
espèces. Et puis après ? Qu’y a-t-il de «mal» ou d’«injuste» là-dedans ? Vous tenez
la «Nature» pour «sacrée». Nous, Kryptoniens, ne percevons que des événements
physiques, que des chocs matériels obéissant aux lois inexorables de la physique, un
point c’est tout. Le mal ainsi que l’injustice que vous percevez dans la destruction de
la nature et la disparition des espèces, tout cela ne correspond strictement à rien
dans les faits. Ce n’est que de pure fantaisie de votre part. C’est comme si vous
portiez des lunettes, les «lunettes du Bien et du Mal». Nous, nous, ne portons pas de
telles lunettes, et c’est ce qui nous distingue radicalement de vous. Tenez-vous en
aux faits, je vous prie ! Les faits ne contiennent pas de valeur ; vous, vous ajoutez la
valeur aux faits. Notre science du génome fort avancée percera bientôt votre mystère
lorsqu’elle identifiera le gène responsable du bien et du mal. Il suffira alors de
l’extraire de votre code génétique, et le tour sera joué ; c’en sera fini de vos vaines
jérémiades.

Je m’efforce, monsieur Laberge, en vain depuis lors de convaincre mon étonnant correspondant que le bien et le mal existent réellement dans les choses, que notre sens moral n’est pas qu’une simple paire de «lunettes» que nous portons donnant l’illusion de «voir» le bien et le mal. Aidez-moi, je vous prie, à montrer que Krypto a tort. Je sais que vous êtes fort occupé, aussi, si vous ne pouvez me répondre, j’aimerais au moins que les lecteurs de votre blogue se mettent à la tâche afin de clouer le bec à ce malheureux Krypto !


Merci à l’avance,
Chloé Boisvert

dimanche 31 janvier 2010

La nouvelle querelle des Anciens et des Modernes. Compte rendu de lecture d’Edward Feser, The Last Superstition. A Refutation of the New Atheism

La nature ne fait rien en vain.
Aristote



Auteur de On Nozick et éditeur également de The Cambridge Companion to Hayek, Edward Feser est ce qu’on peut appeler un philosophe « de droite ». Évidemment, en disant cela, je ne souhaite pas qu’on condamne l’auteur du seul fait qu’il adopte des positions conservatrices. Ce qui est remarquable chez Feser, c’est que ses positions – qu’on soit ou non accord avec lui – ont le mérite d’être toujours claires et éloquentes.

Qu’on ne s’y trompe pas : la critique d’Edward Feser ne fait pas dans la dentelle; elle ne porte pas sur des points de détails de l’argumentaire des héros de l’athéisme de l’heure – Dawkins, Dennett, Harris, Hitchens et compagnie - , ces nouveaux champions du saint Graal de l’athéisme que l’on regroupe sous le vocable de « New Atheism ». Feser part en croisade contre ce nouvel athéisme, car il s’agirait bel et bien d’une « guerre de religion », le mouvement du Nouvel Athéisme proposant non pas, nous dit l’auteur, une religion, mais une « contre-religion ». Il serait plus juste, selon Feser, de considérer cette guerre de religion comme « une guerre entre des systèmes métaphysiques concurrents, à savoir la vision classique du monde soutenue par Platon, Aristote, Augustin et Thomas d’Aquin, d’une part et, de l’autre, le naturalisme moderne » (p. 21, ma traduction). Point de salut en dehors d’Aristote et de Thomas d’Aquin! Feser entend donc déboulonner la vision séculière du monde en montrant que ce que propose le naturalisme rend caduc l’exercice de la raison et de la morale, de sorte que ce n’est plus la religion (chrétienne) qu’il faut désormais taxer d’irrationalisme et d’immoralisme, mais bien la vision séculière du monde. Et comme toute religion est confrontée à la superstition, « la dernière superstition », qui serait la mère de toutes les autres, est précisément cette vision séculière qu’est le naturalisme.

Le ton singulièrement guerroyant de Feser agace et dérange. On croirait entendre Végèce qui, dans son Traité de l’art militaire, explique le fameux adage Si vis pacem, para bellum (Si tu veux la paix, prépare la guerre). On aurait préféré un ton plus neutre, moins vindicatif, surtout lorsqu’il est question d’un sujet aussi grave et émotif. Même si l’on n’est pas d’accord avec Richard Dawkins, il est vain de le traiter de singe qui peut lire de la philosophie sans rien y comprendre (p. 75-76)...


Feser n’y va pas de main morte. À preuve, ce passage, parmi tant d’autres, où l’auteur prend même le soin de nous prévenir qu’il n’exagère en rien: « L’abandon de l’aristotélisme par les fondateurs de la philosophie moderne constitue l’erreur la plus considérable jamais commise dans toute l’histoire de la pensée occidentale » (p.51, ma traduction). L’euthanasie, l’avortement, le mariage gai, la triste histoire de Terri Schiavo, tout y passe. Tous ces sujets qui hantent l’homme moderne découleraient du changement de cap métaphysique chez les Modernes qui optèrent pour une «Philosophie mécanique».

Qu’est-ce que la « philosophie mécanique » tant décriée par Feser le conservateur? Le mécanicisme affirme

«...qu’il n’y a ni cause formelle ni cause finale dans la nature, du moins aucune qui puisse être connue; il n’existe que des causes matérielles ou efficientes, que même Aristote n’aurait pas admises … Les relations de cause à effet n’ont rien à voir avec les propriétés inhérentes des choses ni au fait qu’elles ont une direction ou but; ce ne sont que des régularités consacrées par les « lois de la nature »… Voilà donc tout ce qui existe en réalité : des particules physiques interagissant de manière insignifiante selon les lois de la nature. »(p. 78, ma traduction).

La métaphore préférée du mécanicisme est celle de l’horloge avec ses composantes interagissant les unes par rapport aux autres, « toutes étant réductibles au fait que les unes poussent sur les autres » (p.79) En somme, le mécanicisme est un réductionnisme. Que la science moderne, qu’inaugure Descartes, soit réductionniste est une lapalissade : tout phénomène naturel doit pouvoir être réduit à des phénomènes (des causes) plus simples, généralement des particules élémentaires (les atomes) dont les interactions expliquent la cause du phénomène sous étude.

Feser a donc tout à fait raison de dire que, depuis Descartes, la science expérimentale moderne rejette la métaphysique d’Aristote, dont les fameuses « causes finales » et, avec elles, les causes formelles, ne s’intéressant qu’aux causes dites « efficientes ou motrices ». Cependant, puisque les Modernes ont rejeté si massivement l’existence de causes finales, il est désolant que Feser ne consacre que quelques pages, pour ne pas dire quelques lignes, à la cause finale dans la nature. Si les Modernes se sont tous trompés dans la création de problèmes, alors que le Stagirite et l’Aquinate n’avaient que des solutions (voir p. 202), il ne suffit pas, me semble-t-il, d’affirmer simplement que les Anciens avaient raison au plan métaphysique, alors que les Modernes se sont complètement fourvoyés.

Feser possède un talent inégalé pour expliquer des notions philosophiques complexes. Cela ne suffit cependant pas pour convaincre de sa thèse celui qui a déjà entendu parler des quatre types de causes chez Aristote. Étienne Gilson, avait déjà consacré toute une étude (D'Aristote à Darwin et retour, Vrin, 1971), remarquable par ailleurs, à réhabiliter la cause finale aristotélicienne et à expliquer pourquoi les scientifiques la rejettent systématiquement. Feser n’ajoute rien sur ce point central. Ce qui démontre que l’enjeu de Feser est davantage rhétorique que probatoire.

En somme, Feser renouvelle en philosophie le débat entre les Anciens et les Modernes. Là-dessus, il me semble que la position la plus raisonnable à tenir est celle de Wittgenstein dans son Tractatus, où on lit en la proposition 6.372 :

«Les Modernes se tiennent devant les lois de la nature comme devant quelque chose d’intouchable, comme les Anciens devant Dieu et le Destin.
Et les uns et les autres ont en effet raison et tort. Cependant, les Anciens sont assurément plus clairs en ce qu’ils reconnaissent un terme final clair, tandis que dans le nouveau système, on doit faire comme si tout était expliqué. »

En d’autres termes, Wittgenstein semble suggérer qu’il est davantage intelligible de faire appel à une cause finale que de simplement croire que tout s’explique par des lois de la nature impersonnelles et dépourvues de finalité, c’est-à-dire sans sens ni direction. Car enfin, la question légitime se pose, étant donné les lois de nature qui gouvernent notre monde, pourquoi celles-là et pas d’autres? Ou pourquoi des lois au lieu de rien du tout? Les Modernes rejettent ces questions comme sans réponse. Puisqu’il n’y a pas de cause finale dans la nature, a fortiori, il n’y en a pas à la nature elle-même.

Sommes-nous cependant si assurés qu’il n’y ait pas de finalité dans la nature? Au cœur, par exemple, de la fameuse théorie de l’évolution de Darwin, il y a cette idée que les êtres vivants « luttent » pour leur existence. La question légitime se pose : pourquoi les êtres luttent-ils pour leur existence? On répond que c’est en vue d’assurer leur survie. Cette réponse, notons-le, fait nettement appel à une cause finale. Il existe donc bel et bien des causes finales dans la nature.

Comme un enfant pose des questions embêtantes aux adultes, d’autres questions parfaitement légitimes se posent : pourquoi assurer notre survie? pourquoi lutter pour notre vie? quel est le sens, la finalité, de tout cela? Aristote croyait que tant et si longtemps qu’on ne répond pas à ce genre de questions lancinantes, on n’aura rien expliqué.

Ouvrez n’importe quel ouvrage d’écologie et vous noterez subrepticement la présence de causes finales. Dans un manuel d’enseignement de l’écologie, par exemple, utilisé en 4e et 5e secondaire, je lis la définition suivante d’un « écosystème » :

«L’écosystème est un ensemble d’éléments en interaction dont le but est de maintenir des conditions de vie… l’écosystème « vit»!. L’écosystème atteint et maintient un état d’équilibre. (La vie : un équilibre à maintenir, G. Isabelle et D. Bergeron, Lidec, Montréal, 2001, p. 443 et p. 464; l’italique est de moi). »

Si ce n’est pas là l’expression d’une cause finale, alors je ne sais plus ce qu’elle peut bien être! Le titre même du manuel, d’où est tiré le passage précédent, La vie : un équilibre à maintenir, énonce noir sur blanc la cause finale à la vie : atteindre et assurer un équilibre. Ce fait étant établi, il en découle la norme morale suivante : il faut respecter la vie; c’est-à-dire il faut maintenir l’équilibre des écosystèmes. Contrairement à ce que le Moderne Hume pensait, on peut, à partir d’un fait – un «is» - tirer un jugement moral – un «ought». Lisons un autre passage tiré du même manuel:

«En tant qu’organisme biologique, élément d’un système et citoyen à part entière dans la société, chacun d’entre nous a la responsabilité et le devoir de s’engager dans l’une des nombreuses activités afin de maintenir ou de rétablir les conditions nécessaires à une vie saine et équilibrée pour tous. »(Ibid., p. 507)

À partir de la cause finale identifiée, les auteurs tirent une norme de vie. Pourquoi les êtres vivants et non-vivants luttent-ils pour leur survie? – La cause finale est : pour vivre et maintenir l’état d’équilibre qu’est la vie. Et une autre question, tout aussi légitime, surgit en relance: Pourquoi vivre? Quelle est donc la cause finale de l’existence? Voilà une question tout autant scientifique que philosophique. La réhabilitation de la cause finale permettra de réconcilier science et philosophie qui se sont séparées au Siècle des Lumières. Feser a au moins le mérite d’avoir contribué à poser les jalons de cette réunification.

mardi 26 janvier 2010

De la prescience divine


Un internaute me demande comment réconcilier le principe du double effet avec l’omniscience divine. Dans le précédent billet, je laisse en effet entendre qu’en vertu du principe du double effet, même si Dieu n’est pas l’auteur du mal en créant le bien, il en serait néanmoins indirectement ou accidentellement l’auteur. Ce qui voudrait dire que Dieu ne serait pas parfaitement omniscient.

Je crois que Dieu est parfaitement omniscient, mais je crois aussi que lorsqu’Il créa notre monde, qui est le meilleur des mondes possibles - comme disait Leibniz -, il était préférable qu’Il ne soit pas parfaitement omniscient. Dans notre monde, celui qu’Il a créé, Dieu ne peut pas prévoir à l’avance toutes les conséquences de sa création. Je soutiens que cette situation était préférable à un monde où Dieu serait parfaitement omniscient.

En effet, supposons que Dieu sache infailliblement ce qui va se produire. Qu’en découle-t-il? Comme le disait malicieusement Bertrand Russell (dans « L’art de la conjecture rationnelle »), si Dieu savait qu’Adam et Ève allaient manger du fruit défendu, il était alors vain de leur interdire d’en manger! Plus généralement, si Dieu est parfaitement omniscient, Il connaît l’avenir. S’Il connaît l’avenir, c’est que ce dernier est déterminé. Si l’avenir est déterminé, alors personne ne peut rien décider au sens strict du terme. Si personne ne peut rien décider, le libre-arbitre est illusoire.

Pour toutes ces raisons, Dieu ne peut pas être parfaitement omniscient.

Aussi paradoxal que cela puisse paraître, la bonté de Dieu l’a conduit à préférer un monde où le mal peut exister (toujours comme parasite du bien) parce que ce monde est préférable à un monde où le mal n’existe pas. En somme, Dieu a une bonne raison de préférer un monde où le mal existe à un monde sans mal. Quelle est alors la bonne raison pour laquelle Dieu aurait préféré notre monde, qui comporte le mal, à un monde où il n’y en a pas?

Examinons le problème sous cet angle. Un monde qui ne comporterait aucun mal en serait un où la liberté n’existe pas. En effet, un monde où des créatures ne sont pas libres de choisir le bien ou le mal est moins valable que celui où des êtres disposent d’un libre arbitre. Dans un tel monde, les êtres sont pour ainsi dire forcés à faire le bien. Or, faire le bien parce qu’on ne peut faire autrement ne comporte aucune valeur morale. Si la raison pour laquelle je ne suis pas alcoolique, c’est parce que mon métabolisme ne peut supporter l’alcool, je n’ai aucun mérite à ne pas être alcoolique. Par contre, si je réussis à me sortir de cette dépendance à force de volonté, j’en ai tout le mérite (même lorsque j’échoue, malgré mes efforts, j’ai quand même du mérite au plan moral).

Donc, un monde où des êtres peuvent exercer leur libre arbitre est préférable à un monde où le libre arbitre n’existe pas. C’est la raison pourquoi Dieu a préféré notre monde où des êtres humains disposent du libre arbitre.

Évidemment, dans un monde comme le nôtre, l’omniscience de Dieu paraît limitée. Dieu réalise parfaitement qu’en créant des êtres libres, Il risque indirectement de créer du mal. Mais cette situation est préférable à celle d’un monde où le libre arbitre n’existe pas.

Considérons le problème sous un autre angle. Dieu n’avait pas à créer un paradis avec l’homme en état de perfection de pied-en-cap, car un paradis n’est pas le meilleur des mondes possibles pour permettre à l’homme de se développer. Supposons en effet que notre monde soit parfait, où aucun mal, aucune souffrance, n’existe. Alors, s’il n’y a aucun mal, le bien n’aura plus de sens. En effet, s’il n’y a aucun danger, le courage n’a plus aucun sens; s’il n’y a aucun plus de cupidité, il n’y a plus de générosité ou de charité; s’il n’y a plus de peur et de haine, l’amour n’a plus de sens. Dans un tel monde, l’homme ne peut plus se parfaire. Un monde parfait serait donc le moins approprié qui soit pour l’exercice de la liberté humaine.

Si l’on veut, Dieu accepte de limiter son omniscience afin d’engendrer un plus grand bien. Il existe toutefois une autre solution au problème de l'incompatibilité de l’omniscience divine et de la liberté humaine. C’est celle que proposa le philosophe latin Boèce (480-524 de notre ère) dans La consolation de philosophie.

La solution de Boèce est étroitement liée à la conception du temps lorsqu’on parle de Dieu. Dieu est l’auteur de toutes choses, dont le temps. Il s'ensuit donc que Dieu, par nature, est atemporel.
Que faisait Dieu avant de créer le ciel et la terre?, demandait saint Augustin. Et le saint de répondre sarcastiquement : « Il préparait l’enfer pour ceux qui scrutent ces profonds mystères » (Les confessions, Livre XI, chapitre 12). Augustin rejette cette question comme étant frappée d’incohérence. C’est en effet comme demander ce qu’il y avait avant le temps, car l’adverbe temporel avant présuppose un temps antérieur au temps, ce qui est contradictoire. En fait, le temps n’a de réalité que pour l'homme. En d’autres termes, si les hommes n’avaient pas existé, le temps n’existerait pas. Il s’ensuit que le temps n’existe pas pour Dieu. Dieu est, simplement. Il n’a pas été, et Il ne sera pas. Il est, point à la ligne. Dire de Dieu qu’Il est éternel est incorrect puisqu’Il n’est pas dans le temps. « Il ne faut pas voir Dieu comme plus ancien que la création sous le rapport de la quantité du temps », écrit Boèce.

Fort de ces considérations, Boèce peut affirmer sans se tromper que Dieu ne possède pas de prescience. En effet, qui dit « prescience » fait appel au temps, au futur en particulier. Or, il faut le redire, Dieu est atemporel. Il ne peut donc pas prévoir l’avenir, car il n’y a pas de futur pour Dieu. Notre passé, présent et futur ne sont pour ainsi dire, au regard de Dieu, qu’un « éternel maintenant ». Pour Boèce, «… la connaissance [de Dieu est celle] d’un instant présent qui ne passe jamais ». Ici, les mots font défaut et nous jouent des tours, car un « éternel maintenant » ou un « présent qui ne passe jamais » n’ont en réalité aucun sens. On se cogne, dirait Wittgenstein, sur les bornes du langage.

Tout de même, Boèce peut dissoudre le problème d’incompatibilité que pose la préscience divine avec le libre arbitre humain. En effet, Dieu « voit comme présents dans son éternité les événements qui se produiront à un moment du temps ».

Voyons une analogie. Lors d’un défilé, les badauds regardent passer les chars allégoriques les uns à la suite des autres. Imaginons maintenant quelqu’un situé sur une colline qui voit le défilé d’un seul coup d’œil : cet observateur sait d’avance quel char les spectateurs massés dans la rue verront.

Ainsi, Dieu, a toujours su ce que nous apprêtons à décider, sans que cela nous prive du libre-arbitre. Ainsi, du point de vue atemporel de Dieu, il était nécessaire qu’Adam et Ève pèchent, alors que du point de vue temporel humain, il n’y avait là aucune nécessité. Dieu, en « prévoyant » tout, ne détermine cependant pas les actions que nous allons poser.

Si vous vous dites « à quoi bon prier Dieu, puisque tout est déjà réglé d’avance? », vous vous prenez à jouer à Dieu. Prier, c’est croire que tout n’est pas déterminé d’avance. Comme l’écrivait Kierkegaard, « le déterministe, le fataliste sont des désespérés… parce qu’il n’y a plus pour eux que de la nécessité » (Traité du désespoir). Lorsqu’on se prend pour Dieu, en effet, la nécessité de toutes choses nous tombe dessus comme une chape de plomb. Si Dieu fait homme a prié, à plus forte raison rien n’est encore joué pour l’homme; tout est encore possible.